Grand Seigneur

MON GRAND-PÈRE, CE HÉROS...

- OLIVIER MALNUIT

Connaissez-vous Le Camélia à Bougival (Yvelines) ? Dans les 70’s, c’était l’un des meilleurs restaurant­s de France. Jeane Manson, Nicolas Peyrac, Albert Préjean, Yves Mourousi, Guy des Cars, le président Giscard d’Estaing… Tout ce que Paris comptait d’artistes et de personnali­tés influentes se bousculait sur les bords de Seine pour déguster la Poularde aux concombres et le Civet de langouste d’un certain Jean Delaveyne, double-étoilé Michelin et Meilleur Ouvrier de France Pâtisserie. Jean Dela-quoi ? Jean Delaveyne : probableme­nt l’un des chefs les plus créatifs et visionnair­es de la seconde moitié du XXème siècle. Pionnier de la Nouvelle Cuisine avant tout le monde (il forma Joël Robuchon, Alain Senderens et Michel Guérard), surnommé le « Fou de Bougival » ou le « Van Gogh de la cuisine », parce qu’il était toujours à la recherche du « Graal culinaire ». Il a cuisiné pour Jean Cocteau, Brigitte Bardot, le roi du Maroc, la reine d’Angleterre, etc., claqué la porte du Procope (Paris 6e) parce qu’ils ne respectaie­nt pas ses recettes et celle du Roi Soleil (Marly-le-Roi) parce que les clients y préféraien­t s’envoyer en l’air dans les chambres que passer à table, ouvert les portes du Japon à la cuisine française...

Pour son 80ème anniversai­re, mon grand-père, qui avait été l’un de ses compagnons de fournil quand il n’était qu’un simple pâtissier boulevard Davout (Paris 20e), s’était mis en tête d’inviter toute la famille chez son ami Jean qui avait « si bien réussi ». Il n’était pas peu fier l’ancêtre, épaté par le talent brut de son pote, un homme qui pouvait faire d’une simple Cassolette de brochet aux nouilles, une toile de maître. Nous, bien sûr, on était là pour faire plaisir à Papi, on se tenait à carreau. Mais la vérité, c’est qu’on n’en avait rien à cirer ! Pour un peu, on aurait préféré se taper un Big Mac au Forum des Halles ou un brownie-thé-vanille dans le Marais (Paris 4e)… À l’époque, la cuisine n’était pas pop, sauf si elle venait des États-Unis. Les jus de fruits se servaient en poudre et le pain de mie toasté semblait bien meilleur que les pains de campagne. Quelle ironie ! Nous étions à la table d’Antonin Carême, et pourtant nous n’avions rien compris. Trente ans plus tard, que reste-t-il de Jean Delaveyne ? Quelques lignes sur Wikipédia, une place à Bougival et un concours de cuisine qui portent son nom. Autant dire pas grand-chose. Le grand chef s’en est allé, mon grand-père aussi. Et vous tenez entre les mains le seul magazine de cuisine dont le rédacteur-en-chef publie ses photos de famille. Comme quoi, cette soudaine passion de la cuisine qui chavire les Français (3 sur 4 veulent désormais qu’elle soit enseignée à l’école) n’est peut-être pas juste une affaire de goût et de bien-être, mais aussi une question de culture et d’identité. Un début de réponse à cette angoissant­e question qui nous taraude et nous obsède : comment avons-nous pu nous égarer ainsi, toutes ces années, avec des aînés pareils ?

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