CHACUN CHERCHE SA SAUCISSE
Foi de cavistes et charcutiers ! En France, les meilleurs saucissons, ce sont les Salaisons Marion. Une petite PME du Massif central qui produit à l’ancienne des charcuteries au poêle à bois avec des cuisses de cochon. Grand Seigneur a fait le voyage pour l’apéro…
Saint-Martial en Ardèche (Auvergne-Rhône-Alpes), 270 habitants, 800 mètres d’altitude, au pied du mont Gerbier de Jonc, là où naissent les trois sources de la Loire. On s’y pèle en hiver sous le souffle glacé de la Burle, le vent du centre-sud de la France réputé pour ses congères. On s’y baigne en été entre deux orages, dans le lac artificiel créé dans les 70’s en bas de la commune. Dans le hameau tout près de Rouvillers, il y a même un village de vacances pour les touristes avec 16 mini-chalets meublés avec la télé. Et les éleveurs du coin sont mondialement connus pour leur Fin Gras du Mézenc, une viande de boeuf savoureuse et persillée (servie chez Aux Lyonnais, Paris 2e), nourrie au cistre, le fenouil des Alpes, qui lui donne ce petit côté anisé inimitable. Mais le vrai trésor des Saint-Martialais, la perle de toutes les spécialités locales, le monument inclassable de la gastronomie ardéchoise, ce sont les Salaisons Marion et leur Jésus de porc…
DE LA CUISSE
Oui, vous avez bien lu ! Depuis cinq générations, entre les murs d’une petite charcuterie ordinaire à la façade carrelée comme dans une pub pour détergent avec Jean-Marie Proslier, on y produit à la main l’un des meilleurs saucissons de la région, sinon de France. Une cochonnaille si tendre et parfumée que les commandes affluent de toute l’Europe. Chaque semaine, cavistes renommés (Cyril Bordarier du Verre Volé, Didier Lefort d’Au Bon Plaisir, etc.) et charcutiers célèbres s’y bousculent pour réserver quelques pièces des deux tonnes de charcuteries hebdomadaires conçues par la maison. Saucissons ardéchois, rosette, saucisses, petits et gros Jésus (jusqu’à 10 cm de
diamètre), mais aussi rôtis de porc, filets mignons, poitrine fraîche, poitrine roulée, pieds et queues de cochon en viande… Tout s’arrache parfois en quelques heures, dont plus de la moitié commandée au téléphone par des acheteurs étrangers. « Nos produits ont un goût de reviens-y, nous disent les clients dont la plupart
sont devenus des amis », s’amuse Vincent Marion, le maître salaisonnier des lieux. Avec son épouse Nadine et comme avant lui son père Maurice, son grand-père Régis, son arrière-grand-père Julien et ses lointains ancêtres les Lavis, cet ancien champion de course à pied perpétue la tradition familiale depuis la fin des 90’s. Son secret ? « Ne griller aucune des étapes dans la préparation du saucisson. Et donner à chacune d’entre elles le temps et l’attention nécessaires... Tout l’art de la salaison repose sur un enchaînement de petits gestes », précise le Paganini ardéchois du sauciflard. À commencer par le premier d’entre eux, l’achat d’une bonne viande. « Contrairement à beaucoup d’industriels qui ne parlent plus que de minerai (un mélange de chutes, de gras et d’os, ndlr), nous n’utilisons que la cuisse du cochon, la partie la plus noble et coûteuse de l’animal. C’est aussi la moins nerveuse et la plus tendre. » Et ensuite ?
GAULE ANTIQUE
On travaille avec le même abattoir depuis 50 ans au Puy-en-Velay (HauteLoire) qui se fournit dans plusieurs petits élevages de la région et nous livre deux fois par semaine des jambons frais et désossés moins de 72 heures après l’abattage. Pas de congélation, mais une conservation à froid pour maintenir toute la saveur des arômes. Dès réception, nous trions la viande avec mon équipe (7 personnes en tout) pour séparer les bons morceaux des nerfs. Il faut respecter un bon dosage : ni trop gras, ni trop maigre. Puis nous la hachons minutieusement à la main et l’assaisonnons avec de l’ail frais du sud de l’Ardèche, du sel, du poivre, mais aussi un peu de salpêtre, un conservateur qu’utilisaient déjà mes grands-parents ! Et enfin, nous embossons la viande hachée dans un boyau de porc qu’on appelle le caecum (la partie antérieure du gros intestin, ndlr) à l’aide d’un poussoir. Un peu comme dans la Gaule antique (rires). »
GOURDINS SUSPENDUS
Trop facile ? « En fait, c’est là que tout commence vraiment », corrige Vincent Marion. Au fond de la pièce en rez-de-chaussée où deux artisans jumeaux préparent la viande avec des
C’est vrai que je peux les soulever jusqu’à pas d’heure, mes saucissons, les palper, les sentir, les caresser…
gants en cotte de mailles (et des lames assez longues pour embrocher un bison), un mystérieux monte-charge emmène les pièces embossées jusqu’aux étages supérieurs qu’on appelle « la cathédrale ». C’est dans ces pièces sombres et odorantes comme un corps-à-corps musqué avec l’équipe du XV de France, que sont chouchoutés depuis presque deux siècles les étonnants gourdins suspendus de la famille Marion. Dans un silence d’abbaye cistercienne, à peine dérangés par le bruit de quelques ventilateurs qui ont connu des jours meilleurs, reposent près de 4 000 saucissons accrochés en guirlandes à de petits portiques. « Il faut un mois de séchage pour les petits, mais les grosses pièces peuvent attendre 5 mois », précise Vincent Marion. Les grosses pièces ? D’énormes matraques à bidoche (les fameux Jésus, ndlr) emballées dans ce qui, de loin, pourrait ressembler à des capotes fantaisie dans un manga pour adultes.
POÊLE À BOIS
« Ils sont mouillés, le but c’est donc de leur faire perdre de l’eau », explique Vincent Marion à propos des saucissons entreposés dans la première
salle. Le soir même, ils déménageront dans la pièce d’à côté pour y subir un défrisage en règle qu’on appelle « l’étuvage ».
« C’est une étape très importante : le moment où les bactéries vont manger les sucres, fabriquer des acides lactiques et raffermir le saucisson, précise Vincent. On enfume les saucissons avec un poêle à bois, ce qui leur donne un goût légèrement fumé et nous démarque de la concurrence. En fait, je crois même que nous sommes les derniers à étuver ainsi à l’ancienne. » Une fois étuvés, les saucissons changeront à nouveau de salle, encore et encore. « On les installe dans une troisième pièce, mais ils peuvent bouger à de très nombreuses reprises, ajoute sa compagne Nadine. Tout dépend de la température, de l’exposition des saucissons, de l’humidité de l’air, de la durée de séchage. Si le temps est trop humide par exemple, soit on ventile, soit on ouvre une fenêtre. Ça met plus ou moins de temps pour sécher et c’est un vrai cassetête. » Sur chaque poutre, des étiquettes numérotées aident ainsi les Marion à retrouver leurs petits dans ce ballet continu
de saucissons voltigeurs. « C’est avec ce genre de paramètres qu’on reconnaît la marque des grands salaisonniers, estime
Vincent Marion. Si on les change aussi souvent de place, c’est pour qu’ils se portent au mieux. Un saucisson en hauteur, par exemple, va sécher trop vite si on l’y laisse trop longtemps. Un autre à proximité de la fenêtre va prendre un coup de froid si on ne lui trouve pas vite un remplaçant.
DÉFAUT DE FABRICATION
Très nettement au-dessus du niveau de la mer, la « cathédrale » des Marion, avec cette armée de saucisses aéroportées, leur évite également bien des soucis et les désagréments d’un séchoir industriel. « Le saucisson évolue bien dans un climat sec,
se réjouit Vincent. Le nôtre se développe au rythme de la montagne. » Ce qui ne l’empêche pas de se relever au milieu de la nuit pour border ses saucissons. « C’est vrai que je peux les soulever, les palper,
les sentir, les examiner et les caresser
jusqu’à pas d’heure », avoue le salaisonnier somnambule. Fermes et charnus comme un rôti du dimanche, les saucissons Marion sont également recouverts d’une légère moisissure vert et blanc (rien avec voir avec le talc des charcuteries de supermarché,
ndlr), dont l’intensité évolue en fonction
des saisons et des fournées. « C’est ce qui fait le charme des salaisons naturelles, vous ne trouverez jamais un saucisson Marion qui ressemble à un autre. Chez nous, rien n’est uniforme, tout est instinctif. » Un
défaut de fabrication (en fait, la même moisissure que dans le Roquefort, ndlr) qui n’a pas empêché l’ami Jean-Pierre Coffe de leur faire une pub du tonnerre dans l’un de ses derniers ouvrages. Et le guide Gault &
Millau de classer la Maison dans le top 100 des meilleures charcuteries de France…
LA FINE FLORE
« Quand ils nous ont appelés, on a d’abord cru à un traquenard ou une
arnaque », se souvient encore Nadine Marion. Depuis, il n’est pas rare que les clients se réapprovisionnent en direct lorsqu’ils sont en vacances dans la région. Ou même que certains grands maîtrescharcutiers comme Gilles Vérot (Maison Vérot, Paris 6e) y effectuent une sorte de pèlerinage professionnel et spirituel. Afin de se recueillir quelques instants dans la fameuse « cathédrale », puis respirer à pleins poumons « la fine flore des saucissons
en train d’éclore (lire encadré) ». La preuve que nos saucissonneurs d’élite du mont Gerbier n’ont rien à envier à leurs éminents confrères de Cerdagne (Bonzom), d’Aubrac (Conquet) ou du Pays basque (Ospital) ? Après une fac de psychologie, Sarah Marion, 22 ans, la fille de la Maison, est rentrée prêter main-forte à la vente et apprendre le métier de salaisonnier au pays. Quant au jeune cadet, Florent Marion, étudiant de 19 ans, il pourrait bien suivre sa trace un de ces jours. Comme dit leur père Vincent : « Faire du saucisson, c’est comme une histoire d’amour. » Une succession de petits gestes, en somme.
Quand Gault & Millau nous a appelés, on a d’abord cru à un traquenard ou une arnaque…