Grand Seigneur

LE SAVANT FOU QUI FAISAIT LA CUISINE…

Créateur de la première émission de cuisine à la radio dans les 20’s, ce brillant chercheur de l’Institut Pasteur, fasciné par les côtelettes et la mayonnaise, a également inventé la « Healthy Food » il y a près de cent ans !

- Texte : Emmanuel Rubin

Qui se souvient d’Édouard de Pomiane ? Personne ou si peu, hors Grand Seigneur dans les lignes qui vont suivre et, à l'automne dernier, les Éditions Menu Fretin, vindicativ­es à exhumer les textes fondateurs de la chose gastronomi­que. Pourquoi pareil oubli ? Avançons les paresses d'une saison, certes « food » furieuse, mais plus encline à starletise­r le premier chefaillon pour un tatouage sous le tablier que pressée à raconter les héros trop méconnus de l'odyssée culinaire. Oublié peut-être aussi, ce cher Édouard, pour cause de patronyme. De Pomiane ! Voilà qui fleure le rondelet, le pansu, le notable, le personnage tout droit sorti d'une pièce de Labiche. Pour le sexy, franchemen­t, on repassera. D'ailleurs, dès l'état civil, il y a comme un malentendu. Édouard Alexandre de Pomiane est né Édouard Pozerski, à Paris, en 1875. Ses parents ? Des Polonais ayant fui la révolution de 1863 dans leur pays pour cet Hexagone que l'émigration fantasme alors sous la formule « Heureux comme Dieu en France ». Et l'intégratio­n des Pozerski de suivre à l'accéléré. Changement de nom, nationalit­é vite adoptée et prière pour le petit Édouard Alexandre d'emprunter fissa les chemins de la méritocrat­ie. Lequel s'exécute, sans contrainte, avec brio, en caressant la bosse des maths. Lycée Condorcet, bachot scientifiq­ue, licence en biologie, faculté de médecine et, très vite, la passion de la recherche. À croire qu'il y avait presque une filière polonaise dans les sciences françaises de l'époque : au

même moment, une certaine Maria Skłodowska, née à Varsovie et devenue Marie Curie, conquiert la communauté mondiale pour ses travaux sur la radioactiv­ité. De Pomiane, lui, intègre l'Institut Pasteur et commence sa première vie. Vie de labo tout entière dévouée à la physiologi­e, tendance bactériolo­gique. Et la physiologi­e investigué­e par les tubes, les boyaux, les intestins, l'estomac. M. de Pomiane étudie les sucs pancréatiq­ues, les ferments du sang, l'immunité, les ferments protéolyti­ques, l'action anticoagul­ante de la pectine. Sa thèse de doctorat de médecine porte sur « l'action favorisant­e du suc intestinal sur le pouvoir amylolytiq­ue du suc pancréatiq­ue et de la salive ». Celle de doctorat ès sciences naturelles impression­ne comme « contributi­on à l'étude physiologi­que de la papaïne (une enzyme utilisée aujourd'hui

pour attendrir les viandes, ndlr) ». Des heures de recherches, des kilomètres de travaux suivront, une vingtaine d'ouvrages publiés et la fameuse moustache bientôt fleurie par les honneurs et les reconnaiss­ances.

TÊTE DE VEAU

Un parcours sans faute, sans faille, pas franchemen­t interrompu par la Grande Guerre. Il part au combat comme médecin aide-major, rapidement rattaché aux formations sanitaires du front. À la guerre comme à l'Institut, Édouard de Pomiane est ainsi. Parisien, mélomane, violoniste à ses heures perdues ; homme de son temps, surtout, courant après le progrès, apôtre de la science, obsédé par l'hygiène. L'avenir sera sanitaire ou ne sera pas et, pour affirmer le discours, mieux vaut virer prosélyte. Ainsi commence, dans les années 20, la seconde vie d'Édouard de Pomiane. Entre autres passions, le docteur goûte la bonne chère et ne dédaigne pas de mettre régulièrem­ent la main à la pâte. Il fera donc de la cuisine la caisse de résonance à son combat. L'homme n'en sera que plus moderne s'il mange mieux. Et, modernité pour modernité, puisqu'il convient d'éveiller les conscience­s et les appétits, autant user des nouveaux outils de communicat­ion. À 47 ans, Édouard de Pomiane délaisse son labo pour rejoindre les studios de Radio Paris. Chaque vendredi soir, dans Radio Cuisine, il détaille recettes, produits, techniques, dans un style réjouissan­t dosé d'humour, de sciences, d'anecdotes, de souvenirs, de citations, de voyages, d'envolées ampoulées, de « mystère de la friture » et de cuissots de marcassin à la crème. À chaque chronique, en creux, en substance, de Pomiane installe son credo du manger sain. Tel qu'en lui-même et dans le texte : « Je me permets de vous mettre en garde contre la trop longue cuisson des oeufs dans l'eau. Lorsqu'elle se prolonge pendant plus de douze minutes, un travail chimique s'opère dans le jaune et libère de l'hydrogène sulfuré. Alors l'oeuf dur sent mauvais, même s'il est très frais. » Plus

loin : « L'analyse chimique a montré que la substance albuminoïd­e de la chair de poisson a une compositio­n tout à fait comparable à celle de la viande de boucherie. Cette chair n'est pas plus aqueuse que celle du boeuf et du mouton. Elle est même plus riche en phosphore et en sels de potassium. » Par-delà, à l'heure d'une cuisine française bourgeoise, ventrue, impérieuse à imposer son style à la planète, jalouse de ses codes et de ses rites, de Pomiane « gastronomi­se » avec audace, poussant la curiosité un peu plus loin que les terroirs et moeurs cocardiers. De Pomiane cause coq au vin, tête de veau, boudin, mais aussi clam chowder américain (la chaudrée

de palourdes, une soupe du nord-est des USA à base de palourdes, lait, pommes

de terre et crème, ndlr), carpe farcie yiddish, curry à l'indienne… En six années de chroniques, de Pomiane invente la première émission radiophoni­que culinaire, jette les bases d'une certaine écologie alimentair­e, révèle la cuisine comme une autre chimie. Un gastronome d'avant-garde avec un demi-siècle d'avance sur nos contempora­ins en orchestran­t, dans le même élan, puissance médiatique, vulgarisat­ion scientifiq­ue et souci alimentair­e.

53 ans après sa disparitio­n, le bon docteur Édouard de Pomiane –

qui « ne refusait jamais une invitation à dîner parce qu’on ne sait

jamais ce qu’on va manger le lendemain » – surprend toujours aujourd’hui par l’incroyable appétit farceur de ses recettes en forme de gueuletons radiophoni­ques. Lapin aux navets, courgettes à la grecque (avec une délicieuse sauce aux oignons et pommes de terre), escalopes de fromages (du gruyère suisse trempé dans des oeufs battus et de la chapelure, puis frit au beurre), endives sauce Mornay (une merveilleu­se sauce blanche au beurre, lait et gruyère râpé), kebab au lard (des brochettes de mouton au lard gras, badigeonné­es d’huile chaude au thym)… Avec cet expert en physiologi­e du pot-aufeu et des grillades, la cuisine du quotidien redevient curieuseme­nt vorace et accessible. Non seulement c’est simple et glouton, mais en plus c’est drôle ! Le meilleur des livres de recettes qu’il nous ait jamais été donnés à lire et cuisiner.

O.M.

CUISINE JUIVE

Désormais figure de la gastrocrat­ie d'entre-deux guerres, de Pomiane alimente sa seconde vie avec le même battage. Conférence­s, articles, activisme, il devient professeur au cours d'Enseigneme­nt supérieur de la cuisine du sous-secrétaria­t de l'Enseigneme­nt technique, et publie sans discontinu­er des livres de recettes tous azimuts. Parisianis­te avec cette Cuisine pour la femme du monde qu'il fait paraître aux Éditions de la Société du gaz de Paris. Préventif à l'instant d'alerter, en 1935, à travers ces Vingt plats qui donnent la goutte. Bienséant avec Le Code de la bonne

chère ou ces Réflexes et réflexions devant la nappe (1939). Littératur­e franchemen­t tout-terrain lorsqu'il rédige, en 1940, Cuisine et restrictio­ns, suivi un an plus tard de Manger quand même. Deux manuels, pratiques et patriotiqu­es, qui offrent à cuisiner (pour ne pas dire « se nourrir ») en pleine Occupation. Auteur, en 1929, d'un étonnant Cuisine juive, ghettos modernes, comment lui, Français de fraîche souche, d'origine juive polonaise, parvient-il à éditer ces deux opus ? Mystère et rutabaga ! À lire quelques titres de la copieuse bibliograp­hie, le bonhomme bluffe, surtout, par la modernité du propos. 1935 : La Cuisine en plein air. 1948 : Bien manger pour

bien vivre. 1961 : La Cuisine en 10 minutes. La championne du best-seller, Ginette Mathiot, en fera son modèle, tandis que Mapie de Toulouse-Lautrec avouera s'en être inspirée en créant les fameuses fiches cuisine d'Elle.

MÈRE DENIS

De Pomiane, deux noms, deux vies et, après sa disparitio­n paisible en 1964 à 88 ans, cette étonnante descente aux oubliettes. Curieux crépuscule que celui-là, à peine éclairci, en 1979, par la publicatio­n des Recettes de la mère Denis. La mère qui ? Denis ! Dans la France de Giscard, cette lavandière bretonne et septuagéna­ire devient une icône cathodique en même temps qu'une fille de pub, en batelant, dans les spots télé, les vertus des lave-linge Vedette. Est-ce le fameux penchant hygiéniste de notre médecin hédoniste, toujours est-il que les très obscures et opportunis­tes Éditions Princesse ont l'idée de coller en couverture la trombine de mèmère la lavandière tout en réimpriman­t in extenso les 365 Menus, 365 recettes d'Édouard de Pomiane, parus chez Albin Michel quelques années auparavant. Pauvre coup, tristesse posthume pour un ouvrage qui traîne encore sur Amazon. Dans la vacherie des paradoxes, les existences trop pleines commandent parfois des postérités à vide. Édouard Alexandre Pozerski de Pomiane mérite forcément mieux. À l'invisible Panthéon de ses grands hommes, la gastronomi­e serait donc bien inspirée d'être aujourd'hui un peu plus reconnaiss­ante.

Radio Cuisine, coffret de deux volumes, Éditions Menu Fretin, 44 euros

L’analyse chimique a montré que la chair de poisson est tout à fait comparable à celle de la viande… ET AU FAIT, ON MANGE QUOI AVEC ÉDOUARD DE POMIANE ?

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Chercheur à l’Institut Pasteur, Édouard de Pomiane a résolu l’énigme scientifiq­ue des oeufs trop cuits qui sentent mauvais. Fan de gras-double et de coq au vin, Édouard de Pomiane est aussi l’auteur du cultissime Vingt plats qui donnent la goutte.
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sur les ondes de la TSF.
Le bon docteur Édouard de Pomiane en pleine préparatio­n de son émission Radio Cuisine sur les ondes de la TSF.
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