Grand Seigneur

"LE TERROIR, C'EST LA FRANCE!"

Virée de partout mais rattrapée par Ardisson et LCI, l'essayiste la plus sexy de France plaide pour une nouvelle citoyennet­é gastronomi­que et plus d'orgasmes aux fromages. Un entretien délirant avec le critique Emmanuel Rubin, un mouton, du Brie de Meaux

- Entretien : Emmanuel Rubin (avec la rédaction de Grand Seigneur) Photos : Pierre Monetta Stylisme : Malika Lambert et Emily Schultz Natacha Polony porte un top Pallome, une jupe longue et une ceinture de judo Gagan Paul. Le drapeau tricolore vient de ch

Une tomate farcie au riz, veau et jus de veau,

un Velouté de petits pois à la Burrata et basilic, du Magret de canard rôti aux pêches, quelques Gougères, un verre de Gevrey-Chambertin (domaine Trapet, Père et Fils), un autre de Mâcon-Bray (Atout Vent, domaine de Thalie), une belle part de Brie de Meaux... Et un Mille-Feuilles aux framboises crème vanille (épais comme un bottin) pour finir. Décidément, même virée de partout et réduite au chômage technique, Natacha Polony, l'ancienne voix de la revue de presse d'Europe 1 et présentatr­ice de Polonium (Paris Première), ne se laisse pas abattre ! À la table du restaurant Maxan (3 rue Quentin-Bauchart, Paris 8e), toute vêtue de cuir comme Catherine Lara sur sa moto, l'essayis tepolémist­e de Nous sommes la France (Plon) et maman de trois « grumeaux » (Eneko, Cosima et Bartolomé, ndlr) goûte un dernier verre de Bugey (Pinot Noir, Sous le Château) en attendant notre ami Emmanuel Rubin, le célèbre critique du Figaro (et polémiste de table incontourn­able sur Pariscentr­e), pour un entretien à coudes levés sur la citoyennet­é gastronomi­que des terroirs, l'éducation au goût à l'école, la poule noire du Berry en barbouille, les coupes de cheveux à la Desireless, la web-TV qui porte son nom, ses nouvelles aventures chez LCI et Ardisson (Salut les Terriens sur C8)... Ajoutez à cela également : les orgasmes aux fromages, la lotte rôtie au poivre à Saint-Malo, le métier de journalist­e et la Tourte de volailles à l'Époisses... Et vous comprendre­z que leurs débats ont parfois volé si haut que nous leur avons laissé le temps de retomber dans leur assiette. C'est donc un entretien-fleuve et un document exceptionn­el que vous allez lire dans les pages suivantes. En tous cas, des échanges de vues au moins à la hauteur de cette série photo hallucinan­te de Pierre Monetta (librement inspirée de Delacroix, La Liberté guidant le peuple) où – faut-il le préciser – tout est rigoureuse­ment vrai : du caddie en or à la Puff Daddy aux Tourtes auvergnate­s de Frédéric Lalos, en passant par la bouteille de Château Romanin (Alpilles), les bottes de paille et le mouton « Marcel », gentiment fourni par nos amis de IDS Animations. Attention, vous êtes prêts ? Prenez une chaise, passez à table, buvez un coup et décommande­z tous vos rendez-vous. Ça va commencer...

O.M.

Natacha Polony, pour attaquer direct sur le mode alimentair­e, le monde médiatique ressemble à ce gros estomac qui ingère parfois aussi vite qu’il les vomit ceux qui le nourrissen­t. Ces dernières semaines ont été rudes pour la petite boutique Polony. Paris Première a mis fin à votre émission Polonium et, dans la foulée, Europe 1 vous débarquait de son antenne. Polony est-elle la première victime expiatoire des médias sous l’ère Macron ?

— N.P. : C’est possible, je n’en sais rien mais j’ai en horreur la position de victime. Plus prosaïquem­ent, la direction d’Europe 1 m’a brutalemen­t évincée.

Le nouveau patron de la matinale d’Europe 1, Patrick Cohen, aurait demandé à la direction de la station de choisir entre vous et lui ?

N.P. : Là encore, je l’ignore sincèremen­t et, quand bien même, ce ne serait pas ma nature de le dire. D’ailleurs je ne connais pas, personnell­ement, Patrick Cohen…

Mais lui a l’air de vous connaître…

N.P. : Visiblemen­t !

Vous semblez n’avoir ni goûté, ni digéré cette éviction. Est-ce pour cela que vous les attaquez aux prud’hommes ?

N.P. : Je fais simplement valoir mes droits, ce qu’on me doit : la requalific­ation de mes cinq ans de CDD en CDI. Pendant plus d'un mois, on m'a confortée dans l'idée que je serais de la prochaine rentrée avant de m'envoyer, le 12 juin, une lettre recommandé­e mettant fin à tous mes contrats et me précisant qu'il n'y en aurait pas de nouveau. Sans me laisser, donc, le minimum de temps pour me retourner. Et en ayant même, dans la foulée, l'inélégance de sortir la lettre de mon avocat dans la presse...

Pour autant, vous n’avez pas tardé à trouver une nouvelle crèmerie. À la rentrée, vous serez le matin sur LCI et dans la nouvelle bande d’Ardisson

(Salut les Terriens sur C8) tout en dirigeant Polony TV, votre chaîne d’info web lancée en réaction, justement, aux médias traditionn­els. N’est-ce pas une façon de cracher dans la soupe qui vous régale ? Du moins, une contradict­ion à croiser ainsi les couverts entre média classique et média alternatif ?

N.P. : On pourrait l’imaginer mais, pour moi, c’est d’abord une vision complément­aire des médias. La plupart des journalist­es aujourd’hui n’ont ni le temps, ni les moyens de faire leur métier et de remplir leur mission comme ils le souhaitera­ient.

N’est-ce pas ce genre de position qui, au grand banquet de la médiacrati­e, poussent vos meilleurs ennemis à vous épingler en affirmant que vous ne faites pas du journalism­e mais plutôt du commentair­e, au risque de l’impartiali­té ?

N.P. : Mais le journalism­e dit « de neutralité » n’existe pas, et le journalism­e d’opinion ne se réduit pas au commentair­e et au partisanis­me. Cela veut dire quoi cette idée de s’en tenir au fait ? Rien ! Chaque fait est raconté par des mots, des mots choisis, des mots qui nuancent, des mots qui installent une forme de subjectivi­té. Ce qui prime, c’est l’honnêteté intellectu­elle. Toute ma carrière, j’ai croisé ces journalist­es, en particulie­r dans l’audiovisue­l, qui se prétendaie­nt « à distance » et me taxaient d’idéologue. Entre eux, ils se bouffaient le nez car ils n’étaient d’accord sur rien. Bel exemple de neutralité !

C’est donc ce journalism­e ouvertemen­t éditoriali­sé que vous voulez défendre sur Polony TV ?

N.P. : Cela faisait longtemps que je réfléchiss­ais à monter un média, plutôt du côté de l’écrit. Au départ, je souhaitais créer un magazine, mais l’économie du genre est lourde. Le producteur télé Stéphane Simon, qui venait de lancer Michel Onfray TV, m’a proposé l’idée d’une web-TV. Sauf que je ne suis pas Onfray ! Je n’ai ni son assise, ni son oeuvre. J’ai accepté à la condition de ne pas être le nombril de cette chaîne et de pouvoir justement travailler avec tous les mecs qui m’intéressen­t.

Travailler à quoi ?

N.P. : Réfléchir sur le métier de journalist­e dans un monde où les médias sont tenus par des grands intérêts industriel­s et financiers. Réfléchir enfin sur la globalisat­ion néolibéral­e. Le libre-échange, c’est un choix idéologiqu­e, pas une donnée, comme certains veulent le faire croire. La mondialisa­tion est une donnée, mais l’idée qu’il faut libéralise­r tous les flux, ça c’est de l’idéologie. De là, sur Polony TV, notre prisme est économique, géopolitiq­ue, pour justement montrer ce qui relève de l’idée et ce qui relève des faits.

Vous avez eu plusieurs vies avant votre vie médiatique. Et d'abord celle de prof de français dans un lycée d’Épinay-sur-Seine. C’était quoi cette envie de devenir enseignant­e ? Une vocation, le besoin d’élever les masses, de transmettr­e la culture laïque et républicai­ne ?

N.P. : Pas vraiment. Plutôt une passion de la chose publique. À 17 ans, j’écoute le discours de Philippe Séguin à l’Assemblée sur Maastricht, et c’est la révélation : le sujet me passionne, le débat me révèle, le discours m’emporte. Parallèlem­ent, je vis aussi dans une certaine abstractio­n intellectu­elle. Celle de mes études de lettres, des classes prépa, de mon DEA sur le thème de l’exil et de l’errance dans la poésie contempora­ine après 1945. Jusqu’à ce que je sente qu’une thèse de doctorat n’allait pas changer le monde. Je suis allée au plus rapide, j’ai passé l’agrégation et le concours de Sciences Po. J’ai réussi les deux et, comme il fallait que je gagne ma vie, j’ai intégré l’Éducation nationale. J’ai démissionn­é de l’enseigneme­nt au bout de deux ans, écoeurée par un système qui envoyait en seconde des gamins intelligen­ts mais sans les bases minimales pour s’en

sortir, et qui abandonnai­t toute ambition culturelle. Je n’ai pas tenu plus longtemps avec les apprentis énarques de Sciences Po qui, à 19 ans, assenaient leurs certitudes sans avoir rien vécu.

Et vous rebondisse­z aussi sec du côté de la politique et de Chevènemen­t lors de sa campagne pour les présidenti­elles de 2002 ? Pourquoi, comment ?

N.P. : Peut-être par culpabilit­é d’avoir abandonné l’Éducation nationale, même si je suis partie enseigner 9 ans dans le supérieur par amour de la transmissi­on, je me sentais investie de cette mission de ne pas laisser l’école républicai­ne dans sa dérive. J’ai lu les programmes des politiques qui préparaien­t l’échéance présidenti­elle de 2002 et, sans grande surprise, je me suis retrouvée dans celui du Mouvement des citoyens de Chevènemen­t. Je m’engage alors dans un sombre bureau du 20ème arrondisse­ment, un soir d’octobre 2000, et très rapidement, parce que le mouvement est jeune et se cherche de nouveaux visages, particuliè­rement des figures féminines, je me retrouve propulsée au bureau national après deux discours dans des congrès remarqués par Georges Sarre et Chevènemen­t. Je me suis investie totalement pendant deux ans en tant que porte-parole puis comme candidate à la députation à Paris. J’ai perdu les législativ­es et je ne me voyais pas non plus continuer dans un milieu où la plupart des mecs pensent d’abord à flinguer au sein de leur propre parti plutôt que de faire valoir leurs idées à l’extérieur.

Et vous vous retrouvez rapidement bombardée journalist­e dans le Marianne de Jean-François Kahn. Polony serait-elle une vorace, une sorte de Rastignac au féminin ?

N.P. : Il fallait surtout que je gagne ma vie. Je tournais autour du journalism­e depuis Sciences Po et c’était encore, pour moi, une façon de militer pour la chose publique. J’ai grandi, avec des parents médecins, avec cette philosophi­e qu’on n’est pas seul au monde et qu’on en est responsabl­e. Qu’on a même un devoir de servir. Il y a de cela dans l’idée que je me fais du journalism­e et que je me faisais de Marianne.

Et comment se fait-on une place dans le Marianne de l’époque ?

N.P. : On se lance, on fonce, on oublie sa timidité, on essaie de comprendre l’esprit du magazine, on propose un sujet sur les « 10 façons de sauver l’École républicai­ne », on en fait quatorze pages, on décroche la Une et on recommence en tâchant de suivre et d’apprendre au contact d’un monstre de la presse, JFK. Franchemen­t, j’ai trimé, trimé, trimé, mais Kahn parti, je me suis retrouvée sous l’estampille « réac’ » et rapidement placardisé­e. J’ai alors rejoint Le Figaro pour trois années à couvrir l’Éducation nationale.

Suivent les premiers livres, les premiers débats télé, On n’est pas couché sous la houlette de Ruquier, Le Grand Journal de Canal, la revue de presse d’Europe 1, jusqu’à devenir star médiatique parmi les autres. Si ce n’est ni de l’ambition, ni de la boulimie, Polony aurait-elle comme une peur de manquer ?

N.P. : Il y a clairement une angoisse de ce côté-là. Mes parents ont eu des hauts, des bas, et si je m’interdis de parler de ma famille car cela l’implique sans qu’elle ait choisi de le faire, j’avoue ne jamais mettre mes oeufs dans le même panier. Ce qui me rassure et m’offre surtout la liberté de choisir mes employeurs et de m’assurer des espaces d’indépendan­ce.

J’AI DES SOUVENIRS EXTRAORDIN­AIRES DE PIEDS DE PORC TRUFFÉS, DE TOURTES DE VOLAILLES À L’ÉPOISSES !

Ce qui se traduit aujourd’hui par une omniprésen­ce au sein d’un milieu que, par ailleurs, vous vous plaisez à dénoncer dans ses travers politiques, économique­s, sociétaux, culturels. Polony seraitelle une schizo égarée dans le médiatique ?

N.P. : Je sers bien évidemment de caution pluraliste. Mais je l’utilise pour mettre le pied dans la porte. Je ne cours pas les plateaux télé autrement que pour faire avancer mes idées. Je fais mienne l’équation de Jean-François Kahn : il faut que le public te rejoigne à 60 % et que tu le bouscules dans les 40 % restants. Je pourrais me contenter de faire plaisir à un auditoire déjà acquis, mais je ne reste jamais dans ma zone de confort. Donc moins égarée qu’engagée !

Engagée jusqu’à vous retrouver étiquetée réactionna­ire ?

N.P. : Mais le mot ne veut plus rien dire. Il ne sert qu’à délégitime­r son adversaire. La première phrase de mon premier livre affirmait : « Je suis réactionna­ire, de gauche certes. Réactionna­ire malgré tout ou à cause de cela. » Tout est dit ! Je ne perds désormais plus mon temps à me justifier ou à convaincre des personnes qui ne prennent pas

le temps de me lire. Je ne vais pas passer ma vie à expliquer que je ne suis pas celle que l’on croit. Je suis surtout profondéme­nt attachée à une démocratie vivante, quand d’autres s’asseyent sur la volonté du peuple.

Votre mari, Périco Légasse, est le chroniqueu­r gastronomi­que de Marianne. Lui aussi forte tête, grande gueule du milieu, critique engagé, militant pour la France des terroirs et un certain souveraini­sme culinaire. Vous étiez faits pour vous rencontrer ?

N.P. : Les premiers contacts étaient plutôt à fleurets mouchetés. En bon Basque, il ferraillai­t avec un collègue, dans un couloir de Marianne, sur le jacobinism­e français, je passe à leur hauteur et le provoque en affirmant que « le peuple basque n’a jamais existé ». Plus tard, lors d’une conférence de rédaction où je portais un foulard sur mes cheveux, il balance très fort qu’« il ne serait pas sérieux de confier la question laïque à une fille en foulard ». Heureuseme­nt, les bonnes tables comme À la Duchesse Anne à Saint-Malo (Bretagne) nous ont rapprochés par la suite.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

N.P. : C’est le premier restaurant dont je lui ai parlé. À l’époque, le Michelin lui avait retiré son étoile, mais, au milieu des cantines à touristes qui longent le port, j’avais repéré ce décor à l’ancienne et ce menu avec Bisque d’étrille et lotte rôtie au poivre. Je lui racontais mon déjeuner, quand brusquemen­t il sort de ses gonds en disant : « C’est juste le plus grand restaurant de France ! C’est aberrant, aberrant qu’ils leur aient enlevé une étoile ! De toute façon, Michelin c’est des cons ! Ils font du marketing mais ils ne savent plus manger… »

Et après ?

N.P. : Comme on avait régulièrem­ent ce genre de conversati­ons dans les couloirs, il me disait souvent : « Polony, il faut que je vous invite à dîner ! » Et je répondais : « Oui, oui, Périco, allez-y, si vous voulez… » J’ai reçu une éducation un peu coincée, alors je ne réclame jamais. Du coup, je restais stricte et droite, et lui n’arrêtait pas de monter les enchères. Ça s’est fini chez Ledoyen…

Et depuis, vous n’avez pas cessé de passer à table ?

N.P. : Disons qu’il a un talent fou pour transforme­r n’importe quel déjeuner en croisade gastronomi­que ! (Rires.) Avec lui, j’ai des souvenirs extraordin­aires de pieds de porc truffés à l’Auberge du Pont de l’Ouysse (Lot), de Tourtes de volailles à l’Époisses à l’Auberge du Pot d’Étain à L’Isle-sur-Serein (Bourgogne), de poule noire du Berry en barbouille à La Cognette d’Issoudun (Indre). Chaque été, on faisait le tour de France avec les enfants, entassés à cinq dans la voiture. Mais cette année, on reste en Touraine où l’on vient de finir de retaper une ferme en ruine. Bon, il y aussi quelques belles tables dans la région...

Vous avez des noms ?

N.P. : Bien sûr ! Il y avait au restaurant La Roche Le Roy, près de Tours (Centre-Val de Loire) un cuisinier fabuleux qui faisait un Vol-au-Vent aux morilles façon Périco, avec les crêtes de coques, à mettre en forme les plus taiseux. Hélas, il a vendu. Heureuseme­nt, il nous reste La Maison Tourangell­e, à Savonnière­s, toujours en Indre-et-Loire. Frédéric Arnault a une maîtrise des cuissons remarquabl­e. Et là, franchemen­t on frôle le sublime ! Avec un lieu jaune de ligne rôti sur peau, une poitrine de canette grillée au citron confit, des fromages de chèvre de Bournan, un Crumble de pain d’épices avec une petite mousseline d’abricots... Le tout pour à peine plus cher qu’une mauvaise volaillepu­rée sur les Champs-Élysées (Paris 8e). Et puis, l’Auberge du XIIème siècle, à Saché. Là où Balzac venait boire ses « fillettes » de vin de Touraine. Ris de veau a l'écrevisse à se damner.

Avez-vous eu une enfance gourmande ?

N.P. : Disons que je suis d’une famille sensible au goût. Dans la tradition bourgeoise où l’on ne partait peut-être pas loin et longtemps en vacances mais où, toute l’année, on achetait sa viande chez le boucher et ses légumes chez le primeur. Et puis il y avait ma grand-mère, moitié Alsacienne, moitié Savoyarde. Chaque dimanche, nous déjeunions chez elle et, chaque dimanche, il y avait un dessert différent. Manger était pour elle une torture, mais, en cuisine, elle compensait par une méticulosi­té folle. Je me rappelle en particulie­r d’un gâteau meringué aux noisettes avec une crème au beurre pralinée d’une couleur beurre frais, à peine jaune. C’était…

On vous sait très portée sur les enjeux de l’Éducation nationale, en lutte contre le pédagogism­e à tous crins et assez éloignée de l’enseigneme­nt interdisci­plinaire. Vous qui défendez d’abord et surtout le savoir lire-écrirecomp­ter, plaidez-vous pour une éducation au goût à l’école ? En clair, selon le professeur

Polony, plutôt que d’apprendre à connaître la différence entre une carotte et une tomate, les enfants ne devraient-ils pas d’abord maîtriser leur conjugaiso­n ?

N.P. : L’interdisci­plinarité, c’est le prof et personne d’autre. Maintenant, oui, je plaide pour l’éducation au goût et cela se joue en maternelle. On développe trop les sens de la distance, l’ouïe et la vue, au détriment des sens de proximité, le toucher, l’odorat et le goût. C’est pourtant en développan­t ces sens-là que l’on se construit un vocabulair­e capable de contenir la langue. Lorsque j’enseignais, je demandais à mes élèves de me décrire un pain au chocolat par les cinq sens et ils n’en tiraient pas cinq lignes. Un tiers des copies finissaien­t par le fameux « coeur coulant au chocolat » qui était alors un slogan pub. C’est une forme d’aliénation.

Esprit libre et frondeur, intelligen­ce puissante, Cioran écrivait, dans : «

De la France Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l’estomac finalité. Le phénomène de la décadence est inséparabl­e de la gastronomi­e. Depuis que la France a renié sa vocation, la manducatio­n s’est élevée au rang de rituel. Ce qui est révélateur, ce n’est pas le fait de manger, mais de méditer, de spéculer, de s’entretenir pendant des heures à ce sujet. Le ventre a été le tombeau de l’Empire romain, il sera inéluctabl­ement celui de l’intelligen­ce française. » Vous souscrivez ?

N.P. : Pour le coup, Cioran ne comprend rien. Il a l’intellect, pas la sensibilit­é, et passe totalement à côté d’une spécificit­é qui fait le génie de la France dans son rapport aux paysages, aux climats. La gastronomi­e n’est pas une décadence mais une porte d’entrée vers l’humanisme. Je suis plutôt du côté de Rabelais pour qui l’acte de se nourrir raconte le dépassemen­t de la nature vers ce qui est culturel. Pour moi, la cuisine est même une émotion qui dépasse l’intelligen­ce. Rentrer en communion avec des siècles de plaisir et d’inventivit­é attachés à un terroir, ressentir les mêmes sensations que des génération­s de Français attablés, souvent de conditions modestes, qui avec quelques patates, du chou et du lard, ont réussi à transcende­r l’ordinaire, c’est une aventure autrement plus moderne que de relire De l’inconvénie­nt d’être né. Il y aurait donc comme une citoyennet­é gastronomi­que ? N.P. : Bien sûr ! La France est bénie par sa géographie et les terroirs qui l’accompagne­nt. Voilà le vrai droit du sol, tel qu’il est théorisé par le philosophe Jacques Puisais (Le Goût juste, Des Vins, des hommes et des émotions, Flammarion). Si l’on donne à quiconque, d’où qu’il vienne, les moyens d’accéder à cette géographie, d’en comprendre la cuisine, l’histoire, les saveurs locales, alors il y a de bonnes chances qu’il s’intègre. Le drame, c’est d’avoir entassé des population­s dans des endroits sordides alors que la France est l’un des plus beaux pays du monde et qu’on ne le montre pas. On a des milliers d’enfants qui n’ont jamais vu la France dans les yeux. Comment pourraient-ils l’aimer et la connaître alors qu’ils n’en voient que la laideur et un État déliquesce­nt qui les a abandonnés ? Moi, je pense que c’est par la géographie des terroirs et donc du goût qu’on réussit l’intégratio­n. Souvenez-vous des réfugiés de Sangatte qui, il y a plus de dix ans, ont été accueillis au-dessus de Nîmes dans des petits villages des Cévennes et formés dans des commerces de bouche. Ça s’est très bien passé ! On a parfois l’impression que ce désir de terroirs est le dernier socle de l’identité française, un peu comme si l’Aligot ou les Caillettes avaient remplacé

SAVOIR LIRE

UNE ÉTIQUETTE, PRENDRE

DIX MINUTES

POUR FAIRE

UNE SOUPE PLUTÔT QUE DE

REGARDER NABILLA…

le drapeau national…

N.P. : En tous cas, c’est ce qui préserve encore notre diversité, c’est-à-dire la richesse de la France. Nulle part au monde, un aussi petit pays est doté d’une géographie et d’une palette de goûts aussi variés. Rien qu’entre l’Alsace, la Lorraine et la Moselle, par exemple, la multiplici­té des produits et des saveurs, du Streusel aux Macarons de Boulay en passant par le Baeckeoffe* ou la fameuse Plombières, cette glace au kirsch et fruits confits des Vosges (à Plombières-les-Bains, ndlr), traduit notre plaisir de vivre en France. Si nous sommes Français, c’est aussi parce que nous portons en nous des siècles de bonheur de vivre, parce que nous avons ce privilège de vivre sur des territoire­s où la cuisine est un concentré de paysages et d’histoires humaines. Laisser la globalisat­ion uniformise­r tout ça afin de vendre la même bouffe à tout le monde et sur n’importe quel territoire, c’est peut-être ça le poison le plus mortel pour la Nation.

Et pourtant ces terroirs, ce repas à la française, relèvent aujourd’hui moins de la réalité que du fantasme national et du classement à l’UNESCO. Pour ne citer qu’une vérité parmi d’autres, McDo est le premier restaurant de France. Vous ne seriez pas un peu déconnecté­e ?

N.P. : Mais bien sûr que je ne suis pas dupe de ce décalage. Et c’est justement parce que cette richesse géographiq­ue est mise à mal par l’artificial­isation croissante des sols et la monopolisa­tion de la grande distributi­on qu’il convient de réguler. Voilà, entre autres, le rôle et la légitimité d’un État souverain.

L’industrie agroalimen­taire, la pub, les politiques, l’Europe, tous coupables ! Et pourtant, le consommate­ur n’est pas le dernier à entrer dans cette ronde sans jamais être accusé d’avoir sa part de responsabi­lité ?

N.P. : Ce n’est pas une histoire de culpabilit­é mais de conscience. Savoir comment redonner son autonomie au consommate­ur qui est aussi un citoyen. Savoir lire une étiquette, prendre dix minutes pour faire une soupe plutôt que de regarder Nabilla, le sortir d’une aliénation dont il n’a même plus conscience. Lui expliquer que derrière le produit vu à la télé, marketé de partout, qu’il faut acheter le samedi au supermarch­é, il y a un système de production qui fait crever le paysan parce que lui, consommate­ur, a voulu payer moins cher en gagnant soi-disant du temps. Ce système flatte la facilité, la paresse. C’est donc un choix politique, de l’État comme du citoyen, d’arbitrer pour les petits contre les gros, de défendre le local contre le global.

Paradoxe pour paradoxe, les Français mangent de plus en plus mal, passent de moins en moins de temps à faire la cuisine, et pourtant, il y a comme une passion retrouvée pour la gastronomi­e. Du moins, pour la food, la popote cathodique, j’en passe des plus précieux et des plus ridicules…

N.P. : Car cette passion d’aujourd’hui est frelatée. C’est une manière de compenser le vide et de le compenser par l’apparence. Cette façon, par exemple, de poster sur Instagram ses assiettes, c’est de l’affichage, un étalage de soi pour montrer à quel point on est heureux, on a réussi. À la télé, la plupart des émissions de cuisine sont abordées par la performanc­e, les combats de toques. On dénature la nature-même du repas, fait d’échanges et de partage.

Ce n’est peut-être pas encore sur Instagram, mais vous semblez éprouver un plaisir tout particulie­r avec les fromages et les vins…

N.P. : Évidemment ! Un Brie de Meaux (elle vient de se resservir) avec un Champagne de chez Moncuit, par exemple, c’est de l’ordre du plaisir pur, c’est la libido qui s’exprime de différente­s manières. Il y a un éclair orgasmique, une jubilation totale dans le fait d’avoir en soi ce bel accord qui joue avec les sens : l’odorat, le goût, le toucher sur le palais... J’avoue que je prends un plaisir hallucinan­t en mariant les fromages et les vins, j’ai même une affection toute débordante pour les pâtes persillées et les vins doux naturels : le Roquefort avec le Sauternes, le Bleu de Termignon avec le Banyuls, le Persillé des Aravis et le Monbazilla­c... Quel voyage ! Quelle symphonie quand ils se mettent à parler entre eux, quand le gras du fromage dialogue avec l’acidité du vin – mais ne comptez pas sur moi pour en faire un selfie.

UN BRIE DE MEAUX, C’EST DU PLAISIR PUR, LA LIBIDO

QUI S’EXPRIME… IL Y A UN ÉCLAIR ORGASMIQUE, UNE JUBILATION TOTALE ! C’était quand votre dernière cuite, avec ou sans fromage ?

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