GRAND REPORTAGE
— Le fromage a-t-il été inventé par les aliens? / L'unité spéciale du miel et tartines ! /
Le Velay, une spécialité fromagère au lait cru, dont la croûte est dévorée par de minuscules acariens (les Artisous), laisse penser qu’il se déplace tout seul comme un Cantal d’extraterrestres… Illusion d’optique ou légende des Montagnes ? Grand Seigneur s’est rendu à Solignac pour traquer ce fromage d’OVNIS qui agite les esprits !
Depuis la Peugeot 308 de location, la route ne semble plus finir sous le ciel charbonneux. Elle égrène prés, labours et rideaux d’arbres pendant que le poste radio couvre le ronronnement du moteur en crachotant Search and Destroy, des Stooges. Tandis que je pique du nez, Marc, le photographe qui m’escorte dans cette odyssée de l’étrange, garde le cap au volant, sourcils froncés. Près de huit heures déjà que nous sommes partis de Paris, en train vers Clermont-Ferrand tout d’abord, puis toujours par le rail jusqu’à Brioude, avant un nouveau changement pour le Puy-en-Velay. De là, casse-croûte rapide, location de la voiture et plein gaz direction le Sud du Massif Central, en Haute-Loire. C’est ici, à l’extrémité nord des Cévennes, sur l’immense plateau du Velay, que la créature se terre... Au creux de ce paysage d’ourlets, de mamelons, de terres agricoles et de reliefs volcaniques déroulés à perte de vue, qu’on pourrait sillonner mille ans sans jamais en voir le bout. J’ai l’impression d’arpenter le désert du Nouveau Mexique, à la recherche de l’extraterrestre de Roswell, version fromagère. Voilà quelques mois déjà que l’idée de cette enquête me trottait dans la tête, depuis qu’un artisan, au détour d’une interview, avait évoqué un « fromage au lait cru qui bouge tout seul ». Un cas d’école unique en France.
Nom de baptême, le Velay. Au-delà du phénomène de foire, cette aberration culinaire ferait valoir un goût unique qui, selon mon informateur, « marque le palais à tout jamais ». Après m’avoir confié qu’il y avait goûté une fois sans jamais pouvoir en proposer sur les étals de sa boutique parisienne, il me conseillait de me rendre à la source pour débusquer la bête...
IL EST VIVANT,
IL EST VRAIMENT VIVANT ! —
La voix du GPS vient me tirer de ma torpeur. L’écran signale la première étape de notre traque et bientôt, un panneau de signalisation délavé par le soleil d’été indique « Coucouron », nom d’un petit lieu-dit de 830 âmes rattaché à la commune de Solignac-sur-Loire. À première vue, une bourgade comme il en existe des milliers en France : la petite église du XIIe siècle, un lac artificiel pour barboter ou canoter, la quincaillerie Roudil Hebrard… Pour percer le mystère, il faut pousser un peu plus loin. Jusqu’à l’exploitation agricole d’Yvan Gavanion. C’est mon contact, que j’ai joint depuis Paris par téléphone. À l’approche du véhicule, l’homme sort prestement du corps de ferme. Il accueille en jean et polaire noire. « Bienvenue au pays des artisous!, sourit-il. C’est bien ça que vous êtes venus voir ? » Direction la cave d’affinage, située derrière l’étable. Yvan entrouvre la porte, allume la lumière, nous regarde, hésite une seconde. « Restez-là, je reviens ! » Pas cette fois que nous pénétrerons dans l’antre de l’alien à pâte pressée... Après quelques instants, l’hôte nous rejoint, sourire en coin. « Voilà la bête ! » Il tend vers nous deux imposants palets couleur ocre d’une dizaine de centimètres de hauteur, recouverts d’une pellicule sableuse, grisâtre. Nous les saisissons fébrilement. À première vue, rien d’anormal. Sauf qu’à y regarder de près (de très près, même), la carapace de ce fromage semble onduler, grouiller. « C’est un produit vivant ! Il y a en fait des milliers de petites araignées, de la famille des acariens, qui s’agitent au niveau de la croûte, en la sculptant lorsqu’ils la dévorent. » Notre premier contact avec les fameux artisous, dont le nom vient du mot artisan. Ces minuscules bestioles sont naturellement présentes dans les caves, sur le bois des étagères notamment. Elles assurent bien involontairement l’affinage, en aérant la croûte lorsqu’elles s’en nourrissent. Les scientifiques ne parviennent pas à décrypter précisément le mécanisme par lequel cette action confère son goût si particulier au fromage. « L’affinage peut durer jusqu’à plusieurs mois. En général, on laisse vieillir trois semaines pour les touristes mais les connaisseurs, les vrais, ne le consomment qu’après deux mois en cave, au minimum. On passe de quelque chose de doux comme du Cantal, au départ, à un goût sec et puissant... » Je déplie ma lame de couteau pour percer l’écorce et la pâte molle. Prélèvement chirurgical d’un petit morceau. En bouche, c’est l’explosion. Une sérénade citronnée sur fond de subtil goût de noisette, qui confère une certaine rondeur à l’ensemble. « C’est surprenant, hein ? Ça ne ressemble à aucun autre fromage au monde. » Grâce aux fameux acariens donc, mais aussi au lait cru incroyablement charpenté utilisé pour la confection – le sol basaltique de la
région offrant aux vaches une herbe très riche en magnésium. Selon notre hôte, il apparaît impossible de dater l’invention du fromage aux artisous. Certains évoquent le Moyen-Âge mais les écrits les plus lointains mentionnant la spécialité locale remontent seulement au XIXe siècle. La nuit tombe lentement, Yvan se frotte les yeux. Une manière de nous congédier poliment. « Allez donc voir sur le marché du Plot, demain. Je suis sûr que vous en apprendrez un peu plus ! ». Première journée d’enquête close. La lumière reste encore à faire sur tous les secrets du fameux Velay... Au petit matin, le petit village du Puyen-Velay s’éveille tranquillement, en même temps que son marché du Plot. D’aucuns (et pas seulement Jean-Pierre Pernaut) le considèrent comme l’un des plus beaux du pays. Déployé entre des bâtisses chamarrées, autour d’une fontaine à écailles édifiée en 1771, il se donne des airs provençaux. L’illustre écrivain et homme politique Jules Vallès, local de l’étape, le décrivait ainsi : « J’aspire à plein nez des odeurs de nature : la marée, l’étable, les vergers, les bois. Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent des paniers de poissons ou des paniers de fruits, de la motte de beurre ou du pot de miel... » On y trouvait jadis des tripotées de chevesnes ou barbeaux, ces poissons d’eau douce pêchés dans la Loire, du sarassou – préparation fromagère à base de lait de baratte –, des sangliers pendus par les pieds... De cette époque, subsiste la vedette locale : l’indéboulonnable fromage aux artisous, plus populaire ici que la lentille du Puy, les saucissons ou le miel de montagne. Au mitan du siècle dernier, des brochettes de grandsmères, sagement postées derrière leurs petits paniers en osier, le vendaient emballé dans du papier journal. Les
producteurs fermiers – une dizaine ce matin-là – ont remplacé les glorieuses aïeules mais le mode de confection reste quasi identique, et les vitrines ne sont toujours pas réfrigérées – le froid risquerait de décimer les artisous. Derrière son stand, le sémillant Michel Pages tient salon depuis une trentaine d’années. « Le Velay, ça interpelle vraiment les touristes. Ils sont souvent un peu frileux au départ mais je leur explique qu’on ne trouve les bestioles qu’en surface, pas à l’intérieur. On est loin des pâtes farcies de vers ! Puis les acariens sont présents partout autour de nous, on en ingère en dormant, ça n’a rien d’exceptionnel... » Et l’invention de cette spécialité, alors, ça date de quand ? « Vous me posez une colle, aucune idée. Par contre, je peux vous dire que jusque dans les années 70, les locaux n’avaient pas de frigo et ne pouvaient donc pas conserver le lait produit par leurs vaches : on confectionnait alors du fromage avec. » Au terme de la matinée, notre homme a écoulé toute sa marchandise. « Ça part comme des petits pains, c’est la folie. On est quelques dizaines de producteurs et on peut à peine répondre à la demande... C’est pour ça qu’on n’exporte pas et que les Parisiens ne connaissent pas notre fromage ! Tant mieux pour nous et tant pis pour eux. » À rebours de cette circonscription forcenée, une partie des producteurs entend bien s’ouvrir au monde et a entamé les démarches, depuis deux ans, pour permettre au mirifique produit d’obtenir la certification AOP. Parmi les porteurs de ce projet, Fabien Fabre, président de l’Association du Velay. Un trentenaire passionné, qui a repris l’exploitation familiale en 2003. Sûr que lui pourrait éclairer davantage notre lanterne...
45 GROSSES MONTBELIARDES —
Pour aller à sa rencontre, il faut remettre le contact et grimper jusqu’à Saint-JeanLachalm, petit hameau de bâtisses de pierre perché à plus de mille mètres d’altitude, à une vingtaine de kilomètres au Sud. Au sein de son exploitation, Fabien est affairé, en bleu de travail, à piloter le dispositif high-tech qui permet de traire ses 45 vaches de race Montbéliarde. Il s’arrête un instant en nous voyant débouler, s’essuie le front avec le revers de la main. « Ça n’arrête pas !, souffle-t-il. Une dame me disait l’autre jour que c’était beaucoup trop de boulot pour un si petit fromage... » Après un bref échange, l’homme comprend que nous ne sommes pas encore parvenus
à percer tous les secrets de fabrication de l’OVNI lacté. Il invite, dans un sourire, à l’accompagner dans la pièce où trône ses cuves. « C’est le labo secret de la NASA, sourit-il. Pour la fabrication du Velay, on utilise en fait deux laits : celui de la veille, qu’on laisse maturer, et celui du jour. On les mélange, puis on ajoute de la présure pour solidifier l’ensemble. Ensuite, on casse tout à la main pour mettre en moule, puis on sale les disques par frottage, avant de les placer au séchoir, durant une petite semaine, le temps que la croûte se forme. Après cela, direction la cave ! » Le sanctuaire, dans lequel nous sommes enfin autorisés à pénétrer... Sitôt le pas franchi, apparaît une colonie de petits monstres : des dizaines de Velay, qui s’affinent tranquillement sur des étagères en bois courant le long des murs. « Les artisous viennent naturellement se poser, après une semaine en général. Si le produit était traité ou aseptisé, ils ne pointeraient pas le bout du nez ! ».
AOP, PRÉCIEUX SÉSAME —
Les producteurs de Velay sont, au total, une quarantaine. « Mais je crains que ce nombre diminue au fil des années. C’est pour cela que nous sommes en quête de l’AOP, à l’image de celles attribuées, dans la région, au Bleu d’Auvergne, au Cantal ou au Saint-Nectaire. C’est une longue bataille mais je pense qu’on y parviendra, à l’image, dans notre département, de la lentille verte du Puy ou du Fin Gras du Mézenc (un boeuf local à viande persillée, ndlr). Ça étendra la notoriété du fromage aux artisous au-delà des frontières de la Haute-Loire et pourra permettre aux producteurs touchés par la crise laitière, qui voient le prix d’achat au litre baisser sans cesse depuis quelques années, de faire de la transformation. » L’industrie, elle, n’est pas près de s’accaparer le produit. « Ils ne veulent pas se risquer à travailler du lait cru, c’est trop compliqué ! », confie Fabien alors qu’il nous raccompagne. Sacrée histoire, tout de même... Sur le chemin du retour, le paysage semble se dérober et s’éloigner, comme si nous quittions une autre planète. Et alors que Marc et moi échangeons sur la pertinence de quitter un jour la Ville Lumière pour ces territoires reculés, l’autoradio se met soudain à crachoter Loving The Alien, de David Bowie. Nous échangeons un regard stupéfait. Il se passe vraiment de drôles de choses, dans ces contrées...