Grands Reportages

Groenland

SEUL AU MONDE AU CAP YORK

- TEXTE ET PHOTOS CHRISTOPHE BOISVIEUX

Au nord du Groenland, le Cap York vit en 1818 la rencontre improbable entre les Inuits les plus septentrio­naux de l’Arctique, qui se croyaient alors seuls au monde, et les marins du capitaine John Ross. Embarqueme­nt à bord du trois-mâts Rembrandt sur les traces de l’Isabella. Un rendez-vous avec les lointains descendant­s des Esquimaux polaires.

Depuis plus d’une heure, le bimoteur d’Air Iceland survole des fleuves de glace, des fjords encaissés, d’immenses langues neigeuses, nées de la calotte glaciaire, émiettées dans le grand bleu en une myriade d’icebergs d’un blanc intense. Dans un vrombissem­ent de tonnerre, il se pose enfin sur la petite piste d’Upernavik, artificiel­lement suspendue au-dessus de la ville. Un chapelet de maisons aux couleurs vives dégringole jusqu’à la mer, reliées entre elles par de vertigineu­ses passerelle­s de bois. La roche affleure partout entre les habitation­s, rendant toute tranchée impossible, imposant de faire ramper à même le sol un curieux écheveau de canalisati­ons à ciel ouvert. Pas âme qui vive ou presque. Tout juste quelques anciens assis sur des bancs devant leur maison de retraite, et un semblant d’animation autour du supermarch­é, qui semble concentrer à lui seul toute la vie sociale. Arrivés au port, nous embarquons à bord du Rembrandt, pour bientôt larguer les amarres et mettre le cap au nord-ouest en direction d’un immense iceberg aux parois verticales, brillantes et polies comme de l’émail. Long de près de 800 mètres, haut d’une cinquantai­ne de mètres, ce premier grand mastodonte enseigne l’humilité et semble réduire notre goélette aux dimensions d’un jouet. En dépit de l’heure tardive, les derniers rayons du couchant s’attardent à l’horizon. Ils font reluire les mille facettes de la glace et se refusent à entrer dans la nuit, qui ne porte plus son nom en ce milieu d’été et s’apparente davantage à une clarté cendrée. Saoulés d’iode et de lumière, quelque peu bousculés dans nos repères, nous quittons à regret le pont du bateau pour regagner nos cabines. Au petit matin, après une nuit de navigation par mer calme, le Rembrandt fait halte au village de Tasiusaq, niché au fond d’un fjord semé de glaces éparses. Sur le port, notre petit groupe fait la rencontre de Regine Bidstrup, l’institutri­ce du village, qui nous invite gentiment à prendre un café chez elle. Elle nous accueille chaleureus­ement, au propre et au figuré (!) dans sa coquette maison surchauffé­e, à la propreté immaculée. Il règne ici une températur­e étouffante (plus de 25° !) et la télévision, un superbe écran plat dernier cri, reste allumée en permanence, tandis qu’elle nous présente son mari, Hans, pêcheur de son état. Pour fêter notre visite, celui-ci nous joue au synthétise­ur du Richard Clayderman, les

yeux mi-clos, avant d’entamer gaillardem­ent une polka à l’accordéon, puis une gigue groenlanda­ise. « Latélévisi­onestarriv­éeicidansl­esannées19­90, noussommes­désormaisc­onnectésàI­nternetet notreviees­taujourd’huiplusouv­ertesurl’extérieur.Nosenfants, nésavecces­nouvellest­echnologie­s,ont peine à imaginer que nous pouvions, nousaussi,êtreheureu­xàleurâge! », déclare Régine avec un large sourire. Le paradoxe est saisissant : cet étonnant bout du monde est aujourd’hui bel et bien relié au monde, au grand dam des amateurs d’exotisme à tous crins ! Une fois de retour à bord, deux kayakistes viennent croiser autour du bateau pour nous offrir en guise de cadeau d’adieu, une superbe démonstrat­ion de lancer de harpon. Chaque année au printemps, les Inuits chassent ainsi encore fièrement le narval, dont la célèbre défense torsadée donna jadis naissance au mythe de la licorne… L’accueil est beaucoup plus réservé au hameau de pêcheurs de Nutaarmiut, où nous débarquons quelques heures plus tard. C’est tout juste, si les quelques rares personnes que nous rencontron­s répondent au salut que nous leur adressons : timidité, ou indifféren­ce ? Le temps, lui aussi, a résolument viré au gris et les seules notes de couleur du paysage émanent de l’église rouge vif et des gerbes de fleurs artificiel­les déposées sur les tombes du cimetière, maintenues au sol par des filets de pêche contre vents et marées. Enchaînés, des chiens faméliques montent la garde devant chaque maison, signalant notre arrivée par un concert de hurlements et de plaintes sauvages. À leurs côtés, des motoneiges rouillées et déglinguée­s semblent, elles aussi, ronger leur frein dans l’attente du long hiver… Le lendemain matin, un soleil radieux nous accueille à l’entrée de la péninsule de Nuusuaq. Blocs de glace

et icebergs se pressent jusque devant les façades rouges du petit hameau du même nom, blotti au fond d’une anse protégée. Une fois à terre, deux petites filles nous emboîtent le pas et nous offrent avec un franc sourire des camarines et des airelles des marais, à la saveur fraîche et acidulée, qu’elles cueillent en chemin. Nous grimpons sur le mamelon bossu qui domine la baie jusqu’à un lac glaciaire aux eaux cristallin­es. Des pentes chauves dévalent des ruisselets tapissés d’une mousse verte semée de linaigrett­es, de gracieuses fleurs aux boules cotonneuse­s, qui servaient jadis de mèche aux lampes à huile des Inuits. Soumis en permanence au gel, le sol interdit toutefois au système racinaire des arbres de se développer. Seuls végètent à ras de terre, des bouleaux nains tortueux et des saules rachitique­s aux troncs gros comme un doigt. « Ici, nous marchons sur la forêt », fait remarquer en souriant Nathalie, la naturalist­e du bord. Arrivés au sommet de la colline qui surplombe le lac, nous embrassons un pano- rama à couper le souffle sur un paysage de commenceme­nt du monde, vierge de toute présence humaine. À perte de vue, la montagne rouge ocre plonge dans le bleu vif de la mer, où flottent éparses, les taches blanches des icebergs. Le Rembrandt fait maintenant voile vers la baie de Melville, où se déverse sur un front continu de près de 200 kilomètres, la formidable masse de la calotte glaciaire. Difficile de l’imaginer ici en proie au réchauffem­ent climatique ! Après une fonte record de sa couche de surface en 2012, elle s’est refait une santé et a manifestem­ent repris de l’ampleur. Pourtant, aux dires du Giec, le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat, la tendance des dernières décennies montre bien sur le long terme une accélérati­on de la fonte. Elle libère ici des icebergs aux formes fantasmago­riques, comme découpées par le ciseau d’un sculpteur : champignon­s, cygnes, pyramides, obélisques ou forteresse­s aux arches trilobées semblant jalousemen­t garder quelque palais mystérieux.

Partout, l’eau affleurant à la base de la glace se pare d’étonnants reflets d’absinthe et de lagon. Mais bientôt le vent se lève, annonçant une dépression. Le ciel s’obscurcit, la mer se fait houleuse, une pluie fine et glacée cingle les visages, rejetant les passagers dans leurs cabines. Toute la nuit, le bateau est malmené, secoué de toutes parts. Le fracas de l’étrave tapant dans les vagues, le crissement incessant de la glace le long des flancs du navire, nous tient longtemps éveillés avec l’impression bizarre d’habiter une bouteille agitée dans un seau à glace ! Après 24 heures d’une navigation éprouvante, où nous restons pour la plupart confinés à l’intérieur, le Rembrandt se faufile prudemment en direction du Cap York, dans un dédale d’icebergs aux allures fantomatiq­ues, noyés dans un crachin persistant. Au sommet d’une colline dénudée, le mémorial dressé par l’explorateu­r américain Robert Peary, le vainqueur du pôle, surgit brièvement du néant avant de disparaîtr­e à nouveau dans la brume. Gérard, notre chef d’expédition, est parti en éclaireur en Zodiac, muni d’un sondeur pour guider le navire. Comme souvent au Groenland, la zone n’est pas ou trop peu cartograph­iée et la navigation se révèle particuliè­rement difficile. « Les cartes dontnousdi­sposonsdat­entparfois­d’unsiècle etne sont pas toujours très fiables » déclare

Sven, le capitaine du Rembrandt. « En outre, il estsouvent impossible de je ter l’ancre, les fonds étant trop profonds, entre 200 et

1000 m,oudépourvu­sdesableet­desédi

ments. » Parti en 1818 à la recherche d’une route vers le pôle et pour vérifier l’insularité du Groenland, le capitaine John Ross s’était heurté aux mêmes difficulté­s. Au nord de la terre de Baffin, face à un amoncellem­ent considérab­le de glaces qu’il prit pour une chaîne de montagnes, il rebroussa chemin et manqua ainsi l’entrée du détroit de Lancaster, voie du passage du nord-ouest. Ici pourtant, il fit une rencontre exceptionn­elle avec huit hommes tout droit sortis de la préhistoir­e. Ces Esquimaux du bout du monde, qui ne connaissai­ent ni l’arc, ni le kayak, ne chassaient pas le renne et ne pêchaient pas le saumon, survivaien­t dans des conditions extraordin­airement précaires. Aujourd’hui, les Inuits ont définitive­ment déserté les rivages inhospital­iers du Cap York. Quelques restes d’habitation­s, une ancienne cabane de chasse et un refuge rouge vif aux allures de capsule spatiale sont les seuls vestiges d’une présence humaine. Au terme d’une ultime sortie en Zodiac, le Rembrandt s’apprête enfin à virer de bord pour prendre le chemin du retour. Le regard s’attarde une dernière fois sur les falaises grises peuplées de guillemots, les champs de glace veinés de bleu, où la mer taille des arches de géant, les flots gris argent ponctués d’essaims rapides de mergules nains. Un univers irréel aux frontières du connu, un paysage d’outre monde qui soulève et exalte l’âme…

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 ??  ?? Navigation difficile aux alentours du Cap York. La zone n’est pas ou peu cartograph­iée et les cartes marines, parfois vieilles d’un siècle, ne sont
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Navigation difficile aux alentours du Cap York. La zone n’est pas ou peu cartograph­iée et les cartes marines, parfois vieilles d’un siècle, ne sont pas toujours fiables.
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Noyé dans la brume, le glacier du Cap York s’émiette dans la mer en une myriade d’icebergs aux allures fantomatiq­ues.
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Fondée en 1772, Upernavik déploie à flanc de colline une mosaïque multicolor­e de maisons en bois qui dégrin golent jusqu’à la mer.
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Quand il ne pêche pas dans les fjords avoisinant­s, Hans Bidstrup se livre à sa passion pour la musique. Comme partout ailleurs, la télévision reste allumée en permanence.

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