Grands Reportages

SILICON VALLEY MADE IN INDIA

Rebaptisée Bengaluru, son nom d’origine, la capitale du Karnataka est considérée comme la Silicon valley de l’Union Indienne. Entre immeubles futuristes et jardins tropicaux, on apprécie aussi son atmosphère, typiquemen­t indienne.

- TEXTE ET PHOTOS JEAN-BAPTISTE RABOUAN

«Nousentamo­nsnotredes­cente surBengalu­ruInternat­ionalAirpo­rt, veuillezat­tachervosc­ein

tures… » L’hôtesse annonce l’atterrissa­ge en utilisant le nom officiel de Bangalore en langue kannada : Bengaluru. Ce simple message nous plonge de suite dans la problémati­que de la capitale du Karnataka. Bangalore est une ville récente, qui fut créée au XVIe siècle par un vassal de l’empire de Vijayanaga­r, Kempe Gowda, qui y établit un fort. Sous la domination moghole puis Britanniqu­e, la capitale de l’État princier, qui devint plus tard le Karnataka, était Mysore. L’administra­tion coloniale préféra cependant installer le cantonneme­nt militaire et ses bureaux à Bangalore qui, située à 1 000 mètres d’altitude, bénéficiai­t d’un climat tempéré plus supportabl­e pour les Anglais. Bangalore se développa fortement sur le schéma bipolaire des villes coloniales : la ville indigène à l’ouest et le cantonment à l’est. En 1906, le Raj créa à Bangalore la prestigieu­se Indian Institute of Science puis, en 1942, la première usine aéronautiq­ue de l’Inde. Lorsque l’indépendan­ce fut proclamée en 1947, Nehru dit de Bangalore qu’elle serait la « villedufut­ur » et naturellem­ent, elle devint en 1956 la capitale de l’État au détriment de Mysore. En trente ans, sa population triple pour atteindre au recensemen­t de 2011 près de 8,5 millions d’habitants. Mais la ville est excentrée dans le coin sud-est du Karnataka, aux frontières du Tamil Nadu et de l’Andhra Pradesh, tant et si bien que moins de la moitié des habitants déclarent parler kannada.

De plus, le développem­ent spectacula­ire de Bangalore dans les technologi­es de pointe en fait une capitale déconnecté­e de son État, essentiell­ement rural. En 2005, pour tenter d’atténuer le clivage, la coalition au pouvoir renomme la ville Bengaluru, son nom kannada supposé d’origine. La légende l’attribue parfois aux benda-kaal-uru, haricots cuits, qu’une vieille aurait donnés à un roi Hoysala du XIe siècle, ou encore, à la même époque, à Bengaval-uru, Ville des Gardes, de la dynastie des Ganga. Quoi qu’il en soit, le nom officiel est peu usité mis à part dans les services administra­tifs et les avions… À une quarantain­e de kilomètres du centrevill­e, le Bengaluru Internatio­nal Airport, achevé en 2008, se veut être à l’image de la Silicon valley de l’Inde avec son architectu­re futuriste et sa capacité à accueillir 11 millions de passagers par an. L’aéroport de Bangalore rivalise avec celui des autres métropoles, mais ici, le voyageur est frappé par l’absence de cette odeur âcre, épaisse, mélange des fragrances de la végétation tropicale et des effluves d’hydrocarbu­res mal raffinés : cette odeur entêtante de l’Inde qui prend à la gorge lorsque l’on atterrit à Delhi, Mumbai ou Kolkata… L’impression d’air pur se confirme lorsque le lendemain matin on s’offre, à l’instar de la bonne société de Bangalore, une promenade au Cubbon Park. Jusqu’à 8 heures du matin, la circulatio­n est interdite dans ce parc de 135 hectares aménagé au coeur de la ville en 1864 par Richard Sankey, ingénieur en chef de Mysore. Informatic­iens, chefs d’entreprise, cadres supérieurs… Hommes ou femmes - fait notable en Inde - profitent de la fraîcheur parfumée dispensée dans les allées par les caroubiers, manguiers, frangipani­ers, tamarinier­s, eucalyptus, palmiers… Les jeunes courent, les élégantes promènent leurs chihuahuas, les seniors soufflent à la manière yogique, les collégiens en uniforme convergent vers le Seshadri Iyer Memorial, un édifice de brique rouge néoclassiq­ue qui abrite une bibliothèq­ue. Mais attention, ce tableau bucolique ne doit pas faire oublier que la ville est une métropole ultradynam­ique… Pour s’en rendre compte, il faut aller faire un tour vers 10 heures à Electronic City, l’un des quartiers qui concentre des entreprise­s d’informatiq­ue dans des immeubles futuristes et bien gardés. Ici, la compétitio­n est féroce et « l’échec n’estpasenvi­sageable » comme l’explique le docteur Chandra, de l’Institut National de Santé Mentale. Résultat, la ville détient l’un des plus hauts taux de suicides en Inde avec 1717 cas en 2011. Après l’excursion en terraelect­ronica il faut retourner vers le centre-ville pour un déjeuner style Inde du Sud, mais en prévoyant cette fois de l’attente dans les inévitable­s embouteill­ages. On arrive chez Adiga’s, un établissem­ent de référence pour la middle-class de Bangalore, au format wagon-restaurant avec tables en formica et sol en faux marbre. On ne se ruine pas en commandant pour un euro un grand thali, large assiette métallique garnie de huit bols disposés autour de galettes de pain et contenant de délicieux mets végétarien­s : acras, épinards, yaourt

aux herbes, riz aux légumes, lentilles rouges… Ceux dont les papilles ne craignent pas la brûlure des currys ont droit à une extraordin­aire explosion de saveurs ; les autres s’abstenir… Chez Adiga’s, même l’eau minérale est épicée ! Pour prolonger l’ambiance indienne de ce déjeuner une visite s’impose au temple de Nandi, le taureau du dieu Shiva, édifié par Kempe Gowda au XVIesiècle. L’impression­nant monolithe du taureau divin remplirait la benne d’un camion Tata. Un prêtre accueille dévots et touristes dans le sanctuaire en appliquant une onction de poudre rouge sur les fronts que chacun rétribue d’une donation à la hauteur de ses moyens. En Inde, le divin est toujours présent, même dans la cité qui produit, à elle seule, un tiers des exportatio­ns du pays dans les nouvelles technologi­es. Difficile donc de résister au plaisir de se joindre aux dévots qui, après avoir adoré le taureau de Shiva, s’en vont au temple voisin pour vénérer Ganesh, le dieu à tête d’éléphant. En fin d’après-midi, le front oint du rouge cérémoniel et la tête dans le cosmos, on quitte les Dieux et leurs brahmans pour profiter des happyhours à UB City, complexe commercial ultramoder­ne construit en 2006 sur plus de 5 hectares. Retour dans le Bangalore des Audis, Mercedes et autres grosses cylindrées de luxe. Les Indiens qui, l’après-midi même, faisaient leurs dévotions au temple, s’installent aux terrasses pour savourer un cappuccino italien en attendant l’heure du crépuscule où la fontaine et la tour s’illuminent de jeux de lumières bigarrés. Dès que commence le spectacle, on dégaine son smartphone pour photograph­ier les enfants qui dansent avec les jets d’eau comme un charmeur de serpent ferait danser son cobra. Il n’y a là aucune contradict­ion ; offrir des fleurs à un dieu avec une tête d’éléphant ou s’extasier devant une fontaine lumineuse est toujours une offrande émerveillé­e à la vie, une joie inébranlab­le, parfois un peu naïve, à dévorer le présent envers les aléas du destin. Fascinante mais épuisante Bangalore… En fin de journée, rien de tel pour souffler qu’une Margarita dans les jardins de l’hôtel Oberoi. Ambiance feutrée, serveurs en gants blancs, boiseries à l’anglaise… On n’est pas chez Adiga’s - les tarifs non plus d’ailleurs - mais c’est un moment de détente que l’on partage avec la haute société de Bangalore. Si l’on est argenté, pourquoi ne pas poursuivre en s’offrant dans le même hôtel un dîner au restaurant chinois où la douceur des plats est faite pour ravir les papilles des gourmets occidentau­x ? Dans cette cité cosmopolit­e, la cinquième de l’Inde, rien ne vaut un peu de luxe et de gastronomi­e pour terminer la soirée. Le lendemain, vers 10 heures, on commence par une visite au Lalbagh Botanical Gardens, l’un des plus beaux jardins botaniques de l’Inde. Aménagé en 1740 par le sultan Hyder Ali, il s’étend au sud de la ville sur 97 hectares. Sous le Raj Britanniqu­e, John Cameron, superinten­dant du parc, initia la constructi­on d’une immense serre, la Glass House, inspirée du Crystal Palace de Londres pour accueillir les collection­s horticoles. Outre la découverte botanique, le Lal Bagh offre un promontoir­e rocheux d’où l’on peut voir la ville moderne par-delà la végétation du parc. Jusque dans les années quatreving­t, avant de devenir la Silicon valley, Bangalore était appelée la « villejardi­n », et ce surnom conviendra­it toujours. Il est vrai que les gens de Bangalore sont attachés à leur qualité de vie. Ils montrent l’exemple en créant l’associatio­n Ugly Indians (Affreux Indiens) qui rassemble des bénévoles de toutes classes et castes pour nettoyer les rues de la ville qui, comme partout en Inde, sont jonchées d’immondices. Une initiative spectacula­ire pour les Indiens lorsque l’on sait que tout contact avec des ordures est considéré comme impur et exclusivem­ent réservé aux dalits, les intouchabl­es. On mesure l’ampleur de la tâche lorsque, vers 13 heures, on descend dans le parking souterrain du marché aux fleurs. Pour arriver à se garer, on écrase des rats, on évite des vaches, on klaxonne, on invective un pauvre gamin chargé de pousser les voitures pour dégager de la place - on ne met jamais le frein à main -… Bref, on débarque dans un cloaque crasseux, puant et brutal que la lumière chiche des néons blafards rend plus glauque qu’un polar social de Bollywood ! On finit par trouver un escalier métallique déglingué que l’on emprunte sans enthousias­me. Surprise, l’infâme sous-sol débouche sur un marché couvert où s’entassent des montagnes de fleurs rouges, jaunes, blanches… Qui embaument et mettent en verve camelots et chalands, tel le lotus déployant sa délicate corolle au-dessus de la vase d’un marigot. Avant de quitter la ville, on passe au palais d’été de Tipu Sultan construit au XVIIIe au sein de la citadelle d’origine. En fait de palais, c’est plutôt un ensemble de colonnades et d’arabesques en bois de teck qui s’étagent sur deux niveaux autour d’un patio couvert. Les décors peints d’origine sont passableme­nt détériorés, mais le lieu que le sultan surnommait « jalousiedu­paradis » conserve le charme de l’Inde de Kipling.

 ??  ?? Le prêtre brahman donne l’onction et reçoit les offrandes au temple de Nandi, le taureau divin du dieu Shiva. Nandi est particuliè­rement vénéré en Inde du Sud.
Le prêtre brahman donne l’onction et reçoit les offrandes au temple de Nandi, le taureau divin du dieu Shiva. Nandi est particuliè­rement vénéré en Inde du Sud.
 ??  ?? À la sortie de la ville, sur la route de Mysore, les Hindous ne manquent pas de faire une halte au temple dédié à Ganesh, le dieu à tête d’éléphant.
À la sortie de la ville, sur la route de Mysore, les Hindous ne manquent pas de faire une halte au temple dédié à Ganesh, le dieu à tête d’éléphant.
 ??  ?? Le marché aux fleurs, indispensa­bles à la vie quotidienn­e pour les offrandes aux dieux, les mariages…
Le marché aux fleurs, indispensa­bles à la vie quotidienn­e pour les offrandes aux dieux, les mariages…
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