SPLENDEURS ET EXUBÉRANCES
Vestiges spectaculaires des antiques empires hindous, les temples du Karnataka sont irrigués de l’exubérance bariolée et joyeuse de l’âme indienne et refusent de se figer dans une immobilité muséale.
Il pleut dru des bananes au temple de Sri Ranganathaswamy le jour où le char du dieu soleil entame sa course équinoxiale de printemps. Ils sont peut-être un millier de dévots venus célébrer la fin de l’hiver ; enfants, hommes, femmes, vieillards… Tous lancent des bananes en offrande vers la divinité qui siège dans un palanquin monté sur un char à près de dix mètres de hauteur. Installé à l’extérieur devant le gopuram – tour sculptée des temples du sud — qui surmonte la porte principale du temple, le char votif et son fanum de toiles flanqué d’oriflammes rouge et bleu concentre toutes les dévotions aux dernières heures de ce jour d’équinoxe. Après avoir fait voler leurs bananes dans les airs, les croyants se pressent autour des roues de bois dont le diamètre dépasse la hauteur d’un homme, pour adresser leurs requêtes en oignant l’essieu de poudres colorées, de fleurs et d’encens. Prodigieuse extravagance des rituels hindous, ferveur émotionnelle qui trouve ses racines dans l’abîme des temps immémoriaux, expression insolite de la foi… L’âme indienne ne peut se résoudre à voir ses temples devenir des monuments-musées, fussentils les vestiges d’une ancienne capitale royale ins- crite au patrimoine mondial de l’Unesco comme celle de la dynastie Hoysala à Halebid. L’actuel Karnataka a été au coeur des plus puissants empires hindous dont celui des Hoysala qui régnèrent entre les XIe et XIVesiècles. À partir du XIIesiècle, temps de leur apogée, ils établirent leur capitale à Halebid. Entre les vestiges à peine visibles des remparts, reste un ensemble de deux temples jumeaux précédé d’un pavillon où siège une statue, plus grande que nature, de Nandi, le taureau divin du dieu Shiva.
Le temple de Halebid est un haut lieu touris
tique pour les Indiens ; on vient y découvrir le bestiaire fantastique qui orne les murs extérieurs et les panneaux du hall principal comme celui où l’on voit Shiva dansant sur le corps d’un démon… À l’inverse de Sri Ranganathaswamy, le temple de Hoysaleswara est avant tout un monument et ne conserve qu’une activité religieuse réduite. Pourtant les collégiennes venues avec leur professeur trouvent tout à fait naturel de se prosterner pour embrasser longuement les pattes de pierre d’un petit Nandi qui fait face au sanctuaire. Tout en écoutant le professeur expliquer comment la construction du temple, entamée par le
roi Vishnuvardhana en 1121, ne fut jamais achevée, les élèves confient leurs secrets intimes au taureau de Shiva réputé capable d’exaucer les voeux. Le site de Halebid et Belur est, certes, chargé d’histoire, mais c’est à Somnathpur, non loin de Mysore, que l’on trouve le temple de Keshava, joyau de l’architecture Hoysala, et le mieux préservé. Construit en 1268 à la demande du général Somnatha, on suppose qu’il aurait été l’oeuvre de Janakacharya, un célèbre architecte-sculpteur. De fait, architecture et sculpture semblent fusionner dans ce chef-d’oeuvre. Les trois pyramides polygonales qui abritent les sanctuaires dédiés à Vishnu - sous les formes de Krishna et Janardha - sont entièrement ornées de bas-reliefs aussi fins et délicats que de la dentelle. L’ensemble est monté sur un podium en étoile au milieu d’une cour fermée par un déambulatoire en colonnade où les enfants jouent volontiers à cache-cache.
Monuments ou lieux de culte, les temples du Karnataka sont toujours habités par la vie bouillonnante de l’Inde, mais parfois cette vitalité se heurte aux exigences d’une administration aussi rigide que labyrinthique. Le 29 juillet 2011 on a vu débarquer les bulldozers de la police dans la grande allée qui mène au temple Virupaksha, principal lieu de culte de Hampi, ancienne capitale impériale de Vijayanagar et site touristique majeur du Karnataka. En une journée, les forces de l’ordre ont détruit le Hampi Bazaar, un marché avec des échoppes construites illégalement sur les colonnades de l’allée du temple. L’affaire a fait grand bruit. Deux cent cinquante familles installées depuis les années quatre-vingt ont été délogées sans ménagement. « Nous avons reçu unavisd’évacuation24heuresavantl’opération, nous avons tout perdu! » se plaignaient les résidents au quotidien national The Hindu.
Dans le même titre, DC Biswas, l’officier en charge, expliquait aux journalistes que le bazar n’avait rien d’historique et que les constructions illégales accrochées aux colonnes endommageaient les pavillons d’origine, une situation jugée inacceptable pour un site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1987.
Les historiens J. Fritz et G. Michell rappellent que l’existence du bazar est indissociable de la vie du site et que les marchands du temple occupaient les lieux au temps des empereurs Hindous, entre les XIVe et XVIesiècles. Comme d’autres spécialistes, ils défendent le maintien d’un marché, même si celui-ci nuit à la préservation des monuments. Quoi qu’il en soit il ne reste aujourd’hui qu’une allée de maisonnettes en briques à moitié démolies d’où émergent çà et là quelques vestiges de colonnades. Si l’on ne vend plus de coca-cola et de haschisch aux marches du temple, Hampi continue néanmoins de vivre avec ses touristes, ses camelots et ses pèlerins. « De toute façon, HampiBazaarétaittropcherpournous! » affirme Sujatha, une jeune femme venue célébrer la pleine lune avec une trentaine d’autres pèlerins. Ils ont monté leur campement dans les ruines autour du temple Yellamma, à l’écart des principaux monuments. Bien qu’ils cuisinent sur des feux de camp dans des vestibules du XVIe siècle, Sujatha et ses coreligionnaires ont peu de risque d’être inquiétés dans leur refuge perdu parmi les quelque 1600 vestiges répartis sur plus de 4000 hectares que compte Hampi. Vijayanagar a été le dernier empire hindou à s’opposer aux envahisseurs musulmans. Les empereurs hindous ont élevé
leur capitale temporelle et spirituelle dans les collines de roches escarpées du bassin de la Tungabhadra réputées inexpugnables. Lorsque l’on grimpe au sommet d’un rocher pour contempler le soleil qui se couche sur l’enchevêtrement de canyons, on imagine sans peine l’atout stratégique du site en cas d’attaque.
Peut-être fut-ce le même souci défensif qui poussa les puissants rois Chalukya à établir entre les VIe et VIIe siècles leur capitale dans l’actuel site de Badami où deux élévations rocheuses se font face de part et d’autre d’un lac. Quatre temples troglodytes ont été taillés dans la face sud de la falaise qui surplombe le lac. On y accède par un escalier creusé à flanc de roche. Le site n’a pas l’insigne honneur d’être inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco comme les autres temples Chalukya de Pattadakal, il n’en reste pas moins spectaculaire. Vues depuis l’extrémité des parvis, les entrées rectangulaires des grottes soutenues par leurs colonnades font penser aux bouches menaçantes de titans de pierre dont les visages dépourvus de regard se dessinent dans les aspérités des masses imposantes de grès orangé qui s’élèvent au-dessus des sanctuaires. L’austérité extérieure présente un contraste singulier avec la délicatesse des décors sculptés dans les parois des salles intérieures qui précèdent les sanctuaires dédiés à Shiva pour le premier temple, Vishnu pour les deuxième et troisième, et aux saints Jaïns pour le quatrième creusé au sommet de la falaise. Comme souvent dans l’art hindou préislamique, les bas-reliefs montrent sans pudeur des scènes où la sensualité rejoint le sacré, l’amour dans le couple étant l’expression commune de l’extase divine. Les sculptures à peine érodées par les siècles racontent tantôt l’affection de l’homme pour sa compagne ivre qu’il doit soutenir, tantôt le désir d’une belle aux seins nus caressant le membre viril de celui qu’elle chérit… On ne saurait dire comment les spectateurs Chalukya percevaient ces oeuvres, mais aujourd’hui elles conservent intacte leur puissance d’évocation. Ici comme dans les autres temples du Karnataka, la splendeur immortelle de l’architecture et de la statuaire palpite au rythme des battements du coeur de l’âme indienne qui, curieuse ou fervente, habite avec passion chaque site et y transcende le temps.