LES CHASSEURS CUEILLEURS SORTENT DU BOIS
LES KURUBAS SÉDENTARISÉS REGRETTENT DE NE PLUS DISPOSER DES RESSOURCES DE LA FORÊT
Avec 22 % de forêts, le Karnataka compte parmi les premiers États forestiers de l’Inde. Jusque dans les années 1980, ses jungles abritaient des tribus de chasseurs-cueilleurs qui aujourd’hui cherchent à construire un avenir en phase avec leur fabuleux patrimoine naturel.
« Jesuisnépendantl’èredelaforêt! » affirme Sundra avec fierté. L’homme n’a pas encore quarante ans. Cheveux courts et dos droit comme un soldat en parade, il porte sa tenue de guide forestier, chemise et pantalon kaki, impeccablement repassés. C’est un exemple de réussite dans la tribu des Beda Kuruba, l’un des quatre groupes du district de Coorg au sud du Karnataka. Sundra est un Adivasi, littéralement « premierhabitant ». Le terme regroupe l’ensemble des groupes ethniques autochtones présents avant l’expansion de la culture védique indo-aryenne au cours du premier et deuxième millénaire avant J.-C. et qui ont conservé leurs particularismes. Les adivasis sont déclarés par l’administration comme scheduled tribes - tribus répertoriées - un inventaire qui compte 698 groupes ethniques, environ 84 millions de personnes soit 8 % de la population de l’Inde. Sundra est donc né dans un clan de chasseurs-cueilleurs nomades qui, jusqu’en 1972 vivait en autarcie dans la jungle, totalement coupé du monde. Puis a commencé le programme de sédentarisation des populations sylvestres et la gestion des territoires forestiers en tant que parcs naturels nationaux. « Ma famille estsortie de la jungleen1981,j’avais3ans.Nousavonsconstruit notremaisonàl’oréedelaforêtetnousavonsexploitéunedemi-acredeterre(2000m2).Unepropriété acquise de fait sur notre territoireque le gouvernementnousaofficiellementconcédéeen 2010 », explique Sundra.
En tant que scheduled tribe, les Bedas Kurubas bénéficient d’une discrimination positive qui permet à des jeunes comme Sundra de s’intégrer dans la société indienne moderne par un système de quotas dans la fonction publique et les universités, mais le bilan reste mitigé. D’après Sundra, sur les 700 membres que compte son clan, trois ont intégré la fonction publique, six ont fait des études supérieures (bac +3), et trois, dont lui-même, travaillent comme guides forestiers à l’Orange County, luxueux resort du parc de la Kabini. Un rapide calcul montre que, d’après ces chiffres, moins de 2 % des Bedas Kurubas ont pu décemment s’établir. La plupart travaillent comme journaliers dans les plantations de fruits, d’épices et de café pour des salaires insuffisants pour faire vivre leurs familles au-dessus du seuil de pauvreté. Il faut cependant nuancer ces chiffres en tenant compte des générations. « Mes parents sont bien sûr illettrés, j’ai tout justepu leur apprendre à signer, mais tous leshommesdemonâgesaventlire », affirme Sundra. Quant aux filles, il semblerait que les craintes d’enlèvements de femmes venues du temps pas si lointain où les tribus menaient entre elles des raids, aient perduré. Encore récemment, par peur des kidnappings, les familles refusaient d’envoyer leurs filles à l’école, mais peu à peu les choses changent. Sundra rêve ainsi de voir sa fille devenir médecin ou enseignante…
Bien sûr, les Kurubas et surtout les anciens,
regrettent de ne plus pouvoir exploiter les res- sources de la forêt. C’est la gorge serrée que les Jenus Kurubas évoquent le temps où ils récoltaient le miel sauvage ou que les Bedas Kurubas racontent les chasses au daim… La sédentarisation et la nécessité d’acheter l’essentiel, riz, millet, gaz, pèsent sur le coeur de ceux qui ont vécu pendant « l’ère de la forêt ». Toutefois, les jungles n’auraient pas
résisté à la pression démographique extérieure sans le programme gouvernemental de protection des forêts. De fait, c’est dans un environnement préservé que les Kurubas peuvent aujourd’hui naviguer en coracle (petit bateau rond), entre les nappes des brumes matinales qui, de part et d’autre, de la rivière enserrent les bosquets de bambous géants. Les arcs et flèches sont accrochés au-dessus des portes des maisons en souvenir de « l’autre temps », mais les Kurubas gardent les secrets de la jungle dans leur coeur. Sundra est un homme heureux lorsqu’il donne à voir à ses hôtes une compagnie de daims s’égaillant dans les hautes herbes, une horde de sangliers labourant une prairie, un rapace survolant un repli de la rivière, un échassier pêchant entre les branchages et parfois, avec de la chance, le roi de la jungle, le tigre qui se glisse en silence entre les bambous.
Malgré les difficultés, les Kurubas gardent un lien fort avec leur environnement d’origine. Ils peuvent envisager un avenir en harmonie avec leurs racines alors qu’au nord de l’état, les gitans Banjaras Lambanis n’ont pas cette chance. Leur origine n’est pas clairement établie, mais il est admis que les Banjaras Lambanis étaient des bâtisseurs et des marchands sous le règne d’un roi du Rajasthan. « Nousfaisionslecommercedu sel entre la côte occidentale etle désert du Rajasthan », explique Hernanth, un représentant politique banjara lambani du nord du Karnataka. À une époque indéfinie, leur roi aurait été défait. Ils avaient alors choisi de nomadiser plutôt que d’être réduits en esclavage par l’envahisseur. Devenus gitans, les Banjaras Lambanis ont alors sillonné et sillonnent encore les routes de l’Inde. On les croise parfois dans les foires et les marchés, toujours fiers, surtout les femmes vêtues de robes bariolées, incrustées de miroirs et parées de lourds bijoux d’argent qui n’hésitent pas à haranguer, voire à invectiver les chalands. Mahesh, un guide, raconte sa mésaventure : « J’accompagnais un groupe dans un bus lor sque l’on a croisé des femmes lambanis qui marchaient le long de la route.Lestouristesimpressionnésparlabeauté des costumes ont insisté pour que l’on s’arrête. Àpeineavaient-ilscommencéàprendredesphotos quelesfemmeslambanissesontjetéessurmes clientscommedesfuries…Seules500roupiesont pulescalmeretpersonnen’aeuletempsdeprendre dephotos! » Il est vrai que les Banjaras Lambanis vivent leur sédentarisation, plus ou moins imposée, comme un arrachement à leur âme gitane.
« Nous sommes un peuple du vent et de piètres
agriculteurs… » avoue, amer, Hernanth en montrant les femmes qui s’échinent dans un champ de petits pois alors que les bourrasques font gonfler leurs châles brodés. Les Banjaras Lambanis n’appartiennent à aucune terre, leur patrie c’est leur histoire. Il n’est pas surprenant que, grâce aux quotas accordés aux scheduled tribes, nombre d’entre eux sont devenus de brillants intellectuels comme B.T. Lalita Nayak, célèbre écrivain-journaliste et femme politique. Après la forêt pour les Kurubas, après la route pour les Lambanis, vient le temps d’être dans le monde. Pour les Adivasis du Karnataka, le XXIesiècle apporte autant de regrets que d’espoirs, mais - et c’est là le génie de l’Inde - les jeunes avancent sans jamais oublier qui ils sont.