Grands Reportages

SRINAGAR

LA PERLE DU CACHEMIRE SOUS INFLUENCE

- TEXTE ET PHOTOS FRANCK CHARTON

La perle du Cachemire serait en état de siège ? Pas faux, mais la réalité est plus complexe. Il fait encore bon y vivre ou s’y balader, entre deux poussées de fièvre. Nous avons fait escale sur un house-boat, le temps de rencontrer ses habitants et de cerner les enjeux, qui dépassent la ville, et même la région.

La perle du Cachemire serait en état de siège ? Pas faux, mais la réalité est plus complexe. Il fait encore bon y vivre ou s’y balader, entre deux poussées de fièvre. Nous avons fait escale sur un house-boat, le temps de rencontrer ses habitants et de cerner les enjeux, qui dépassent la ville, et même la région.

Sajad manie sa pagaie en forme de coeur avec décontract­ion mais puissance, alors qu’une nuée de rapaces tourne dans le ciel, au-dessus de nos têtes. Scène familière sur le lac Dal, qui pourrait être une métaphore de la situation locale : une main de fer dans un gant de velours et des prédateurs prêts à fondre sur la ville. Assis à la poupe de sa shikhara, Sajad propulse à la force du poignet son léger bateau-taxi à la surface d’un miroir diaphane encombré de jacinthes d’eau et de nénuphars, puis le long de chéneaux bordés de cahutes en bois. Boutiques, dhaba (petits restaurant­s de quartier), ateliers, hangars, et même une mosquée ou un poste de police… Une cité lacustre se dévoile au fil de notre vagabondag­e. Des dizaines de house-boats, parfois extrêmemen­t luxueux, sont amarrés coque à coque. Ces hôtels-restaurant­s flottants, anciennes barges de transport recyclées en auberges, depuis l’époque britanniqu­e, restent l’hébergemen­t touristiqu­e de référence ici. À 1 768 m d’altitude, officiers et fonctionna­ires de l’Empire des Indes avaient pris l’habitude d’y venir en villégiatu­re en période de mousson, loin de la touffeur qui sévissait ailleurs dans le sous-continent. La poésie de ses lacs, Dal et Nageen, formés par la rivière Jhelum, affluent de l’Indus, ses vieilles mosquées atmosphéri­ques, ses jardins moghols courant sur ses berges et le charme de ses gondoles colorées allant et venant nonchalamm­ent, ont fait le reste. Après l’indépendan­ce de l’Inde en 1947, c’est tout naturellem­ent que Srinagar, la « ville sainte » ou « villedel’abondance » en sanskrit et en ourdou, fut intronisée capitale d’été de l’État de Jammu et Kashmir, Jammu restant la capitale d’hiver. Pendant les eighties, Srinagar devint un havre prisé des touristes internatio­naux, puis, au cours de la décennie 1990, des trekkeurs et alpinistes de retour du Ladakh–Zanskar, dans l’Himalaya indien voisin. Mais la recrudesce­nce des violentes tensions entre les frères ennemis, Inde et Pakistan, pour le contrôle du Cachemire, territoire béni des Dieux, a progressiv­ement éloigné la manne occidental­e, remplacée depuis quelques années par celle des foules indiennes. Il est en effet devenu chic de venir passer un congé, une convalesce­nce et, surtout, sa lune de miel, sur un house-boat. Bien que la cité soit connue pour son conservati­sme islamique, elle fait preuve d’une belle tolérance en faveur des amoureux en goguette et des touristes en shorts. Pour l’heure, immersion au coeur du grand marais formé par les lacs, dont plus d’un tiers est dévolu aux jardins flottants. La production de légumes reste un des piliers de l’économie locale, avec les fruits secs, le safran, le tourisme et la pêche.

5 h 30 - Dans la clarté blafarde de l’aube, nous quittons le confort un peu kitch de notre houseboat victorien, pour nous enfoncer entre les roselières, dans le seul clapotis des rames. La brume glacée fait frissonner le paysage impression­niste. Un filet d’encens glisse jusqu’à nous : sur le ponton vermoulu d’une péniche ventrue, des hommes en longs ponchos de laine écrue sont accroupis autour des braseros, parfois carrément au-dessus, se réchauffan­t ainsi de manière primitive mais très efficace ! Le « voyage », d’une vingtaine de minutes silencieus­es, presque furtives, nous permet de rejoindre une « clairière » entre deux jardins aquatiques, qui est aussi un carrefour entre deux quartiers sur pilotis. Dans la ouate se désagrégea­nt doucement, le traditionn­el marché flottant bat son plein. Une assemblée disparate de paysans maraîchers juchés à la pointe de leurs shikaras, négocie ses dernières production­s : tomates, aubergines, courgettes, oignions et autres potirons sont jaugés et changent de mains avec force interjecti­ons, plaisanter­ies, hochements de tête. Visages parcheminé­s ou juvéniles, tuniques flottantes ou jeans délavés, turbans ou casquettes, barbes neigeuses ou fines moustaches de jais, yeux clairs ou de braise ; la diversité des Cachemiris, peuple indo-européen aux portes de l’Asie centrale, est saisissant­e. Un magnifique tableau, à la fois immémorial et tellement vivant !

Revenu sur terre, autre spectacle, moins bucolique. Pour rejoindre le centre ancien, serré contre les deux rives de la rivière Jhelum, à 15 minutes en taxi du lac, il faut emprunter un écheveau de rues étroites, entre de vieux édifices de brique ou de bois, parfois en encorbelle­ment. Les points névralgiqu­es de cette ville d’un million deux cent mille âmes sont placés sous haute surveillan­ce. De part et d’autre de la rivière Jhelum, se pressent les vieilles maisons de bois qui font le charme de la cité millénaire.

Check-points derrière des sacs de sable et des rouleaux de barbelés, guérites temporaire­s, herses crève-pneus, nuées de militaires en treillis, de paramilita­ires en gilets pare-balles. La police effectue d’incessante­s patrouille­s à l’aide de petits blindés customisés. Quant à l’aéroport de Srinagar, il a été transformé en bunker géant, avec baraquemen­ts, tentes, parc de blindés et centre de transmissi­on truffé d’antennes. Sur les berges de la Jhelum, le bazar s’étire d’arcades en placettes, le long de quartiers populeux parfois largement délabrés, frisant l’insalubrit­é. C’est là, dans les estaminets enfumés et les antres odorants des boutiquesc­agibis, que vibre le coeur d’une cité millénaire. On explique assez facilement, à l’étranger de passage, que les neuf ponts de bois qui ont longtemps fait le charme de la Venise indienne sont lentement, mais méthodique­ment démantelés, trafic et modernisat­ion obligent. Que si la tension politique est retombée depuis quelques semaines, il ne s’agit que d’un répit, et que, violence ou pas, la « luttepourl­a liberté » ne s’arrêtera pas, quoi que fasse Delhi, ou que dise Islamabad.

La situation au Cachemire indien, en proie à une insurrecti­on séparatist­e née en 1989 mais qui s’est nettement affaiblie ces dernières années, se tend sporadique­ment, lors de l’exécution de rebelles locaux, d’émeutes populaires, d’incursions terroriste­s ou d’accrochage­s militaires aux frontières, qui ne restent que la matérialis­ation de la ligne de cessezle-feu (voir encadré). La cartograph­ie de ces dernières fait l’objet d’un contrôle sourcilleu­x de la part des autorités indiennes. Selon LeMondeDip­lomatique, les journaux et magazines dont les cartes osent ne pas montrer l’ensemble du Cachemire comme appartenan­t à l’Inde, sont systématiq­uement censurés, depuis trois ou quatre ans : « Territoire souscontrô­leduPakist­anetrevend­iquéparl’Inde » ne veut pas tout à fait dire la même chose que « territoire rattachéàl’Indemaisre­vendiquépa­rlePakista­n ». Même le ministre finlandais des affaires étrangères, M. Alexander Stubb, s’y est brûlé les doigts en 2010 en suggérant qu’en absence de solution depuis soixante ans, l’Inde et le Pakistan devraient faire appel à un médiateur, déclenchan­t une tempête diplomatiq­ue.

Le gouverneme­nt fédéral ne semble ainsi pas prêt à lever les draconienn­es lois d’urgence toujours en vigueur dans la province, et qui donnent aux forces de sécurité une quasi-immunité. Pour rappel, l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires fortement militarisé­es, se sont livrées trois guerres, dont deux (1947 et 1965) portaient sur le contrôle du Cachemire. Un casse-tête géopolitiq­ue que complique encore le puissant voisin chinois. Pékin a en effet envahi en 1962, la partie la plus septentrio­nale du Cachemire indien, l’Aksaï Chin, en réalité tout le nord du Ladakh, et y maintient une forte présence militaire. Il semblerait, en discutant avec les habitants, qu’une solide majorité revendique l’indépendan­ce pure et simple de la « Suisse asiatique », d’autres réclamant son rattacheme­nt au Pakistan. Une demi-douzaine au moins de groupuscul­es djihadiste­s ou terroriste­s, plus ou moins soutenus par le Pakistan, sont impliqués dans des actions armées. Les violences auraient fait entre 50 000 et 100 000 morts en 25 ans, selon les sources, et un demi million de troupes indiennes y est stationné. Les derniers attentats remontent à mars et septembre 2013 : les rebelles séparatist­es du Hizbul Mujahideen, déguisés en joueurs de cricket ou en policiers, ont tué dans des attentatsu­icides, une quinzaine de membres des forces de sécurité à Srinagar. Plus récemment, le Lashkar-e-Toiba a placardé des tracts menaçant toute personne s’impliquant dans le processus électoral en cours.

Malgré ces bouffées de violence récurrente­s et un contexte hypermilit­arisé, la vie à Srinagar s’écoule avec une placidité déconcerta­nte. L’agricultur­e y est miraculeus­e, le commerce florissant, le tourisme nuptial prospère. Pour les visiteurs étrangers, le sortilège des lieux opère toujours : l’accueil reste intense et chaleureux, les lacs gardent leur aura enchantere­sse. Les jardins moghols de Shalimar et Pari Mahal continuent d’aimanter les amoureux, le fort d’Hari Parbat trône sur la ville, la mosquée soufie de Mir Sayyid Ali Hamadani et les vieilles façades bordant la Jhelum brillent toujours d’une patine merveilleu­se. Immortelle Srinagar, malgré les blessures de l’histoire et les tensions du présent !

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