SRINAGAR
LA PERLE DU CACHEMIRE SOUS INFLUENCE
La perle du Cachemire serait en état de siège ? Pas faux, mais la réalité est plus complexe. Il fait encore bon y vivre ou s’y balader, entre deux poussées de fièvre. Nous avons fait escale sur un house-boat, le temps de rencontrer ses habitants et de cerner les enjeux, qui dépassent la ville, et même la région.
La perle du Cachemire serait en état de siège ? Pas faux, mais la réalité est plus complexe. Il fait encore bon y vivre ou s’y balader, entre deux poussées de fièvre. Nous avons fait escale sur un house-boat, le temps de rencontrer ses habitants et de cerner les enjeux, qui dépassent la ville, et même la région.
Sajad manie sa pagaie en forme de coeur avec décontraction mais puissance, alors qu’une nuée de rapaces tourne dans le ciel, au-dessus de nos têtes. Scène familière sur le lac Dal, qui pourrait être une métaphore de la situation locale : une main de fer dans un gant de velours et des prédateurs prêts à fondre sur la ville. Assis à la poupe de sa shikhara, Sajad propulse à la force du poignet son léger bateau-taxi à la surface d’un miroir diaphane encombré de jacinthes d’eau et de nénuphars, puis le long de chéneaux bordés de cahutes en bois. Boutiques, dhaba (petits restaurants de quartier), ateliers, hangars, et même une mosquée ou un poste de police… Une cité lacustre se dévoile au fil de notre vagabondage. Des dizaines de house-boats, parfois extrêmement luxueux, sont amarrés coque à coque. Ces hôtels-restaurants flottants, anciennes barges de transport recyclées en auberges, depuis l’époque britannique, restent l’hébergement touristique de référence ici. À 1 768 m d’altitude, officiers et fonctionnaires de l’Empire des Indes avaient pris l’habitude d’y venir en villégiature en période de mousson, loin de la touffeur qui sévissait ailleurs dans le sous-continent. La poésie de ses lacs, Dal et Nageen, formés par la rivière Jhelum, affluent de l’Indus, ses vieilles mosquées atmosphériques, ses jardins moghols courant sur ses berges et le charme de ses gondoles colorées allant et venant nonchalamment, ont fait le reste. Après l’indépendance de l’Inde en 1947, c’est tout naturellement que Srinagar, la « ville sainte » ou « villedel’abondance » en sanskrit et en ourdou, fut intronisée capitale d’été de l’État de Jammu et Kashmir, Jammu restant la capitale d’hiver. Pendant les eighties, Srinagar devint un havre prisé des touristes internationaux, puis, au cours de la décennie 1990, des trekkeurs et alpinistes de retour du Ladakh–Zanskar, dans l’Himalaya indien voisin. Mais la recrudescence des violentes tensions entre les frères ennemis, Inde et Pakistan, pour le contrôle du Cachemire, territoire béni des Dieux, a progressivement éloigné la manne occidentale, remplacée depuis quelques années par celle des foules indiennes. Il est en effet devenu chic de venir passer un congé, une convalescence et, surtout, sa lune de miel, sur un house-boat. Bien que la cité soit connue pour son conservatisme islamique, elle fait preuve d’une belle tolérance en faveur des amoureux en goguette et des touristes en shorts. Pour l’heure, immersion au coeur du grand marais formé par les lacs, dont plus d’un tiers est dévolu aux jardins flottants. La production de légumes reste un des piliers de l’économie locale, avec les fruits secs, le safran, le tourisme et la pêche.
5 h 30 - Dans la clarté blafarde de l’aube, nous quittons le confort un peu kitch de notre houseboat victorien, pour nous enfoncer entre les roselières, dans le seul clapotis des rames. La brume glacée fait frissonner le paysage impressionniste. Un filet d’encens glisse jusqu’à nous : sur le ponton vermoulu d’une péniche ventrue, des hommes en longs ponchos de laine écrue sont accroupis autour des braseros, parfois carrément au-dessus, se réchauffant ainsi de manière primitive mais très efficace ! Le « voyage », d’une vingtaine de minutes silencieuses, presque furtives, nous permet de rejoindre une « clairière » entre deux jardins aquatiques, qui est aussi un carrefour entre deux quartiers sur pilotis. Dans la ouate se désagrégeant doucement, le traditionnel marché flottant bat son plein. Une assemblée disparate de paysans maraîchers juchés à la pointe de leurs shikaras, négocie ses dernières productions : tomates, aubergines, courgettes, oignions et autres potirons sont jaugés et changent de mains avec force interjections, plaisanteries, hochements de tête. Visages parcheminés ou juvéniles, tuniques flottantes ou jeans délavés, turbans ou casquettes, barbes neigeuses ou fines moustaches de jais, yeux clairs ou de braise ; la diversité des Cachemiris, peuple indo-européen aux portes de l’Asie centrale, est saisissante. Un magnifique tableau, à la fois immémorial et tellement vivant !
Revenu sur terre, autre spectacle, moins bucolique. Pour rejoindre le centre ancien, serré contre les deux rives de la rivière Jhelum, à 15 minutes en taxi du lac, il faut emprunter un écheveau de rues étroites, entre de vieux édifices de brique ou de bois, parfois en encorbellement. Les points névralgiques de cette ville d’un million deux cent mille âmes sont placés sous haute surveillance. De part et d’autre de la rivière Jhelum, se pressent les vieilles maisons de bois qui font le charme de la cité millénaire.
Check-points derrière des sacs de sable et des rouleaux de barbelés, guérites temporaires, herses crève-pneus, nuées de militaires en treillis, de paramilitaires en gilets pare-balles. La police effectue d’incessantes patrouilles à l’aide de petits blindés customisés. Quant à l’aéroport de Srinagar, il a été transformé en bunker géant, avec baraquements, tentes, parc de blindés et centre de transmission truffé d’antennes. Sur les berges de la Jhelum, le bazar s’étire d’arcades en placettes, le long de quartiers populeux parfois largement délabrés, frisant l’insalubrité. C’est là, dans les estaminets enfumés et les antres odorants des boutiquescagibis, que vibre le coeur d’une cité millénaire. On explique assez facilement, à l’étranger de passage, que les neuf ponts de bois qui ont longtemps fait le charme de la Venise indienne sont lentement, mais méthodiquement démantelés, trafic et modernisation obligent. Que si la tension politique est retombée depuis quelques semaines, il ne s’agit que d’un répit, et que, violence ou pas, la « luttepourla liberté » ne s’arrêtera pas, quoi que fasse Delhi, ou que dise Islamabad.
La situation au Cachemire indien, en proie à une insurrection séparatiste née en 1989 mais qui s’est nettement affaiblie ces dernières années, se tend sporadiquement, lors de l’exécution de rebelles locaux, d’émeutes populaires, d’incursions terroristes ou d’accrochages militaires aux frontières, qui ne restent que la matérialisation de la ligne de cessezle-feu (voir encadré). La cartographie de ces dernières fait l’objet d’un contrôle sourcilleux de la part des autorités indiennes. Selon LeMondeDiplomatique, les journaux et magazines dont les cartes osent ne pas montrer l’ensemble du Cachemire comme appartenant à l’Inde, sont systématiquement censurés, depuis trois ou quatre ans : « Territoire souscontrôleduPakistanetrevendiquéparl’Inde » ne veut pas tout à fait dire la même chose que « territoire rattachéàl’IndemaisrevendiquéparlePakistan ». Même le ministre finlandais des affaires étrangères, M. Alexander Stubb, s’y est brûlé les doigts en 2010 en suggérant qu’en absence de solution depuis soixante ans, l’Inde et le Pakistan devraient faire appel à un médiateur, déclenchant une tempête diplomatique.
Le gouvernement fédéral ne semble ainsi pas prêt à lever les draconiennes lois d’urgence toujours en vigueur dans la province, et qui donnent aux forces de sécurité une quasi-immunité. Pour rappel, l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires fortement militarisées, se sont livrées trois guerres, dont deux (1947 et 1965) portaient sur le contrôle du Cachemire. Un casse-tête géopolitique que complique encore le puissant voisin chinois. Pékin a en effet envahi en 1962, la partie la plus septentrionale du Cachemire indien, l’Aksaï Chin, en réalité tout le nord du Ladakh, et y maintient une forte présence militaire. Il semblerait, en discutant avec les habitants, qu’une solide majorité revendique l’indépendance pure et simple de la « Suisse asiatique », d’autres réclamant son rattachement au Pakistan. Une demi-douzaine au moins de groupuscules djihadistes ou terroristes, plus ou moins soutenus par le Pakistan, sont impliqués dans des actions armées. Les violences auraient fait entre 50 000 et 100 000 morts en 25 ans, selon les sources, et un demi million de troupes indiennes y est stationné. Les derniers attentats remontent à mars et septembre 2013 : les rebelles séparatistes du Hizbul Mujahideen, déguisés en joueurs de cricket ou en policiers, ont tué dans des attentatsuicides, une quinzaine de membres des forces de sécurité à Srinagar. Plus récemment, le Lashkar-e-Toiba a placardé des tracts menaçant toute personne s’impliquant dans le processus électoral en cours.
Malgré ces bouffées de violence récurrentes et un contexte hypermilitarisé, la vie à Srinagar s’écoule avec une placidité déconcertante. L’agriculture y est miraculeuse, le commerce florissant, le tourisme nuptial prospère. Pour les visiteurs étrangers, le sortilège des lieux opère toujours : l’accueil reste intense et chaleureux, les lacs gardent leur aura enchanteresse. Les jardins moghols de Shalimar et Pari Mahal continuent d’aimanter les amoureux, le fort d’Hari Parbat trône sur la ville, la mosquée soufie de Mir Sayyid Ali Hamadani et les vieilles façades bordant la Jhelum brillent toujours d’une patine merveilleuse. Immortelle Srinagar, malgré les blessures de l’histoire et les tensions du présent !