Grands Reportages

Le bloc-notes

DE SYLVAIN TESSON

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RAS Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un journal de bord de navigation. On y consigne des faits insignifia­nts. Quand les choses se corsent, on n’a pas le temps d’écrire. Et lorsqu’elles deviennent vraiment dramatique­s, on ne retrouve pas le manuscrit.

TE RRE ! TERRE ! Je pense souvent à ce moment où la vigie postée dans les plus hautes hunes des caravelles de Colomb a aperçu la côte et gueulé : « Terre!Terre! » À partir de ce moment-là, une effroyable chaîne de causalités – comprenant invasions, génocides et guerres – allait se mettre en mouvement pour mener à l’Amérique d’aujourd’hui. Je suis impression­né par ces moments de basculemen­t où la roue monstrueus­e des destins se met en branle.

KAIROS Le kairos en grec signifie « lemomentpr­opice », l’instant de basculemen­t où il convient d’agir. Par exemple où il importe de terminer cette explicatio­n.

ARRIVÉE Un vrai marin misanthrop­e c’est quelqu’un qui écrit dans son journal de bord. « Après une longue navigation­à travers l’océan jesuis parvenu en vuedu port. Surle quai, des milliers degens m’attendaien­t pour me fêter. Jesuis des cendu quand même. »

MANTEAU La mer est un pauvre manteau que le vent froisse, que l’écume tache, que les crocs des récifs déchirent, que la marée étire, que la houle gondole et dont la planète a pourtant besoin pour cacher les plaies de ses fosses.

DIEU Je croirai à la sincérité des croyants quand je les verrai, au dessert, repousser le gâteau en me disant : « je préfère penseraugé­nie du pâtissier ». DIALOGUE - Monsieur, vousê tes superficie­l! - Ou iMonsieur, commel ape au delamerall­umée de soleil, comme les vertes prairies des paradisori­ent aux, comme le tapis du sable sur le dos dudésert. Vous,vousêtes profond comme une fosse commune.

MALENTENDU « Jepars faire une course, ditle marinà sa femme ». On le retrouva deux ans plus tard sur une île des mers du sud.

CLIMATOLOG­IE Un petit nuage, esseulé dans le ciel, rond, attaqué déjà par les morsures d’un mauvais vent, semblait attendre que sa mère la pluie et son père l’orage viennent le chercher.

INCORRIGIB­LE

« Il faut grandir mese rine-t-on. Ar rêter defuir. Prendres es responsabi­lités. S’attelerà degrandspr­ojets. Ne plus pa pillonner. Cesser de célébrer la légèreté et l’insoucianc­e qui sont les fourriers de l’incons

tance ». Je promets de m’amender. J’opine, j’exprime mes regrets avec sincérité. Puis je sors de la pièce et je suis le vol du premier papillon que je croise.

CONFUSION Pourquoi les brillants chercheurs américains qui ont échafaudé la théorie du Genre ne se penchent-ils pas sur la théorie du Nombre. Car si je peux décider moimême de mon sexe, pourquoi ne pourrais-je pas déterminer le nombre de personnage­s qui m’habitent. Suis-je ? Et si oui, combien ? Suis-je plusieurs ? Ne fais-je qu’un avec moi-même ? Qui parle quand je dis « je » ? Suis-je coupé en deux, en trois, en quatre ? Je menais l’autre jour ce débat avec moi-même et j’entendais des voix contradict­oires qui disaient : Jesuis seul, Monsieur! Non, nous sommes nom breuses! IN VINO VERITAS Les paumés, les errants, les hommes dans le doute sont ceux avec lesquels il est le plus intéressan­t de boire un verre. Les gens qui ont raté leur vie, en général, réussissen­t leurs soirées.

GONZO CONTRE LÉO J’ai beaucoup de respect pour Léo Lagrange, mort au combat en 1940, sous-secrétaire d’État de Léon Blum à la jeunesse et aux sports. Sa gueule de boxeur, sa carrure de débardeur. Je l’admire mais il me désespère avec ses discours de Mormon. L’homme défendait une vision saine, utile, morale, du sport. Les stades étaient censés arracher le jeune, l’ouvrier et le chômeur aux poisons du tripot. Le Front Populaire glorifiait le corps du peuple mais ne pouvait jamais s’empêcher de seriner son prêchiprêc­ha. Je parle souvent de Léo à notre petite escouade lorsque, dans une caverne, après une journée d’escalade, nous faisons cuire d’énormes pièces de lard sur des feux préhistori­ques, avalons des litres de vin rouge transporté­s à grand-peine dans les sacs, regardons danser les ombres de nos amies, grillons des Havanes terribles et, avant de nous écrouler dans les cendres, portons toast sur toast à « l’alpinisme gonzo ».

LIBÉRATION Les actionnair­es de Libération veulent faire du journal « un incubateur de start-up, le Flore du XXIesiècle ». Les salariés sont forcés d’expliquer à leurs financiers qu’un journal est une publicatio­n de papier destinée à délivrer des informatio­ns. Pour sauver Libé, il faudrait d’urgence détourner l’attention de ces messieurs en leur proposant d’autres idées : on pourrait faire de Gallimard une « médiathèqu­e sympa où serai ent diffusés de sen registre mentsde

résuméd’oeuvres », de l’Opéra un grand « centre ludi que de développem­ent cognitif par le bruitage

et l’acoustique », du Louvre un « espace convivial de projection de couleur set de formes festives ».

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