Grands Reportages

Sortilèges du djebel Akhdar

Traversant tout le nord du pays, la chaîne du Hajar reste le coeur secret du pays. Ces montagnes arides, entaillées de canyons où s’accrochent des villages-oasis et des forts témoins de temps révolus, sont devenues de fantastiqu­es terrains d’aventures.

- TEXTE ET PHOTOS FRANCK CHARTON

Traversant tout le nord du pays, la chaîne du Hajar reste le coeur secret du pays. Ces montagnes arides sont devenues de fantastiqu­es terrains d’aventures.

LE SULTANAT RESTE FIER DE SES RACINES BÉDOUINES, MALGRÉ UN RYTHME DE DÉVELOPPEM­ENT EFFRÉNÉ

Le vieil Ahmed n’en revient pas. Que

diable sont venus faire ces roumis dans ce bout de vallon perdu au fond

du wadi Ghul, entre chien et loup ? Nous avons toqué à la porte de sa ferme, pour lui demander la permission de camper dans le champ, en face. Quand nous lui montrons le bout de terrain plat et propre où nous comptons nous installer,

il bondit : « Non,non, paspossibl­e; ici,c ’estleci

metièred emesancêtr­es » ! Nous poserons la tente un peu plus loin, sous les regards soulagés de toute la famille, interloqué­e mais placide. Le lendemain, attaquant le versant au-dessus du bivouac, nous tirant aux arbres et grimpant de bloc en bloc, nous progresson­s en terrain aventure vers le sommet de la falaise, où se dressent les ruines d’un ancien village, et plus haut encore, jouxtant l’abîme, un réseau de fortificat­ions gardant la vallée. Un réveil tonique ! La route en lacets se hisse vers les hauteurs du

djebel Shams, la « montagne du soleil », point culminant du Hajar, à 3 048 m. Parvenus sur le plateau, à 2000 mètres d’altitude, la route suit un parapet, nous obligeant à pousser une exclamatio­n : un gouffre cyclopéen s’ouvre, 1 500 m sous nos pieds. Le grand canyon, version omanaise ! Un panorama grandiose de crêtes effilées, de gorges insondable­s et de tables érodées cogne contre un ciel diaphane. Un choc sensoriel. Installati­on dans des bungalows presque en bordure du vide. Quelques familles de bergers vivent là, proposant aussi un peu d’artisanat. L’aube, glaciale, nous surprend en train de chercher le départ du sentier belvédère, dans des lueurs nacrées et les aboiements des chiens. La sente, aérienne, taillée parfois en pleine paroi, parcourt tout le flanc est du cirque d’Al Nakhr, pendant 1 h 30 environ, jusqu’aux ruines de l’ancien village d’As Sab, abandonné à sa solitude. Une quinzaine d’habitation­s et des greniers semi-troglodyte­s se blottissen­t sous une corniche, près d’une cascade moussue et d’une tour de guet. Plus loin, d’incroyable­s terrasses autrefois cultivées, permettaie­nt l’autosubsis­tance, grâce aux pastèques, oignons, chili, tomates, grenades et un peu de blé. En crapahutan­t vers le pied des falaises supérieure­s, nous tombons sur l’ancien réservoir qui alimentait la source : une piscine se cachant dans une grotte, plein gaz ! L’ambiance est insolite, le lieu émouvant, les vues superlativ­es. La piste se faufile laborieuse­ment entre les plis des reliefs, franchit un col escarpé, pour aboutir à la palmeraie de Sint, où nous rejoignons le goudron, avant le village de Barut, où se dresse une énorme mosquée, monument surréalist­e dans ce noman’sland.

MONTAGNES ESCARPÉES, SITES HISTORIQUE­S ET POPULATION ACCUEILLAN­TE FONT DU HAJAR UN CONCENTRÉ IRRÉSISTIB­LE

Le wadi Damm se remonte en 4X4, de l’eau aux essieux, puis à pied, jusqu’aux premières piscines turquoise. C’est jour férié et quantité d’Omanais pique-niquent, les pieds dans l’onde claire, avec braseros pour les grillades, transats, parasols et des smalas d’enfants rieurs. Un bief translucid­e et des aflaj (canaux artisanaux) conduisent au barrage, qu’ourle un lac cobalt serti de falaises et, au-dessus, à d’irrésistib­les vasques où l’on ne se lasse pas d’enchaîner sauts et glissades. De retour dans la vallée, voici Al Ayn, célèbre pour sa nécropole antique, classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Comme le site de Bat voisin, plus connu, plus vaste, mais aussi plus dégradé, des dizaines de tombes en forme de ruche datant de 3 000 ans avant J.-C. se dressent contre les montagnes. Et pas n’importe laquelle : le mythique djebel Misht lui-même ! Cette paroi calcaire insolente, la plus imposante du golfe Persique, est devenue un must pour les grimpeurs du monde entier. La grande voie classique reste le Pilier Français, ouverte en 1979 dans sa face sudest : 1 100 m de verticalit­é et 11 longueurs d’escalade. Aux dires des spécialist­es, ce serait un hybride désertique de deux monstres sacrés, la Walker aux Grandes Jorasses et le Nose à El Capitan ! Respect…

Alors que nous reprenons la route, à la recherche d’un coin tranquille où planter la tente, un 4x4 rutilant stoppe à notre hauteur. Un homme enturbanné nous salue avec bonhomie derrière ses grosses lunettes de soleil. Derrière lui, un quarteron de femmes masquées glousse de curiosité. Première question : « Français? », et immédiatem­ent après : « Est-cequevo usvoulezgo­û teràl ’hospita litéomanai­se ? » Précision : il ignore totalement que nous sommes journalist­es… Nous suivons notre bon samaritain, qui roule à tombeau ouvert pendant 40 kilomètres à travers le désert, jusqu’à son campement au milieu de nulle part ! Devant trois grosses tentes bédouines, plusieurs puissantes cylindrées, un réservoir d’eau et un générateur.

À l’intérieur, des tapis luxueux partout, et un aéropage qui accourt pour nous accueillir ! Nous apprenons que nous sommes les hôtes du cheikh Alyaqoobi, chef traditionn­el d’Ibri, et gouverneur de la province voisine d’Al Wusta. C’est l’une de ses résidences secondaire­s, son ranch privé en quelque sorte, où il élève une soixantain­e de dromadaire­s. Nous sommes au centre de toutes les attentions, avec la sensation d’être reçus par un prince oriental. Plusieurs fois au cours de la soirée, il claque des doigts, chuchote à l’oreille d’un assistant ; un véhicule part alors sur les chapeaux de roue en direction d’Ibri, à 15 km, puis revient une demi-heure plus tard avec des cadeaux ! Un banquet est organisé séance tenante, amis et invités se pressent, s’assoient pour grignoter deux minutes puis disparaiss­ent, remplacés par une autre délégation. Vers 22 h 30, tout ce beau monde prend congé, gouverneur compris, le générateur est éteint, et nous nous couchons, absolument seuls, sur des montagnes de coussins. Avons-nous rêvé ? Il fait encore nuit lorsque nous émergeons de notre léthargie palatine. L’aube irradie tout juste derrière les crêtes du Hajar, sur l’horizon. Nous traversons à 120 km/h des paysages magnifique­s, seuls sur l’autoroute, en faisant toutefois attention aux radars postés tous les 3 kilomètres ! Sortie à Jabrin ; rapide coup d’oeil à la forteresse du XVIIe siècle, l’une des mieux restaurées du pays. Fondée sous la dynastie Ya’aruba par un imam lettré, l’intérieur ressemble davantage à un palais, avec salles de lecture aux plafonds peints, nombreuses chambres, hammam et même un cellier aux dattes.

Enfin, nous entrons dans Nizwa la belle. Capitale du pays aux VI et VIIe siècles, elle fut, jusqu’à une époque récente, le théâtre d’affronteme­nts pour la conquête de l’intérieur. Entre tribus montagnard­es elles-mêmes, d’abord. Puis lors des invasions étrangères, qu’elles soient Sassanides (3e) Abassides d’Irak (11e), Portugaise­s (16e), Ottomanes (17e), enfin Perses (18e). Dernier épisode

sanglant dans les années cinquante, lors de la guerre des djebels, un soulèvemen­t de chefs locaux contre le pouvoir dictatoria­l de Said Bin Taimur, le père du sultan actuel. Le premier ne sortait jamais de son palais de Salalah, et dut faire appel à l’aviation britanniqu­e, pour écraser la rébellion, comme en témoignent de nombreux villages ruinés, notamment celui de Tanuf, à la sortie nord de Nizwa. Pour l’heure, le marché aux bestiaux bat son plein, dans le vaste souk s’étalant aux abords du fort gigogne, couronné d’une massive tour circulaire. La scène, inchangée semble-t-il depuis des lustres, vaut son pesant de cacahuètes : autour d’une rotonde où sont alignés acheteurs et badauds en grand apparat, femmes masquées comprises, les propriétai­res paradent leurs bêtes en vantant tout haut leurs qualités, véritables ou supposées. On s’interpelle, on palpe, on marchande, on se congratule ou on s’invective. Vieux sages, paysans fiers, maquignons roublards, c’est un défilé de trognes, de barbiches et de tuniques immaculées, dans une forte odeur de crottins et de muscs caprins.

Nous passons devant la forteresse de Bahla, entourée de légendes, d’histoires de sorcelleri­e et de génies (les fameux djinns). Avec ses trois mille ans d’âge, c’est aussi le plus vieil édifice d’Oman, classé au patrimoine mondial par l’Unesco. Du haut d’une éminence, nous contemplon­s bientôt la vaste palmeraie d’Al Hamra occupant une dépression, bordée d’un côté par des miradors rocheux coiffés de tours de guet, de l’autre par la vieille ville en pisé, hélas abandonnée en 1985 et reconstrui­te un peu plus haut aux normes modernes. Nous gagnons la première en traversant les jardins dattiers où glougloute­nt les aflaj. Sur un socle rocheux, des dizaines de « palais » en adobe du XVIIe siècle tombent lentement en poussière. Aucune initiative n’a prévu pour l’instant d’y remédier, quel gâchis ! De là, un sentier muletier conduit en 1 h 30 au village médiéval de Misfat, le long de terrasses bordées de canaux et de vergers. Un enchanteme­nt.

Dernière escapade, sur les pentes du djebel Akhdar (la montagne verte), dont le plateau sommital de Sayq se méritait-il y a peu au terme de 6 heures de trek, aujourd’hui via une route tellement escarpée qu’elle est réservée aux seuls 4x4. Dans ce monde suspendu, d’une rare sauvagerie, les champs en terrasses dégringole­nt les versants en d’improbable­s escaliers, les maisons se terrent les unes contre les autres et la lumière, si près du ciel, y semble cuivrée, presque irréelle.

 ??  ?? L’oasis de Bahla doit sa prospérité aux Banu Nabhan, qui gouvernère­nt ici entre le XIIe siècle et la fin du XVe. Leur puissance est attestée par l’immense fort de brique crue, sur un soubasseme­nt de pierre, classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1987.
L’oasis de Bahla doit sa prospérité aux Banu Nabhan, qui gouvernère­nt ici entre le XIIe siècle et la fin du XVe. Leur puissance est attestée par l’immense fort de brique crue, sur un soubasseme­nt de pierre, classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1987.
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 ??  ?? Bilad Sayt, perle du wadi Bani Awf, serait l’un des plus charmants villages d’Oman, entre champs en terrasses, jardins dedattes et gorges profondes.Le Grand Canyon d’Oman entaille le djebel Shams, point culminant du Hajar à 3 048m, avec des à-pics atteignant­1 500m de dénivelé.
Bilad Sayt, perle du wadi Bani Awf, serait l’un des plus charmants villages d’Oman, entre champs en terrasses, jardins dedattes et gorges profondes.Le Grand Canyon d’Oman entaille le djebel Shams, point culminant du Hajar à 3 048m, avec des à-pics atteignant­1 500m de dénivelé.
 ??  ?? Le vieux Mahmood, doyen du village perché de Misfat al Abriyeen, passionnan­t exemple médiéval d’une palmeraie de montagne, à 1 000m d’altitude.
Le vieux Mahmood, doyen du village perché de Misfat al Abriyeen, passionnan­t exemple médiéval d’une palmeraie de montagne, à 1 000m d’altitude.
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L’oasis d’Al Hamra, au pied dudjebel Akhdar, rassemble l’une des plus belles concentrat­ions de demeures en adobe du XVIIe siècle, hélas presque toutes en décrépitud­e avancée.
 ?? Guideprati­quepage90. ?? Trois anciennes, Uteïma, Zuwema et Saïda, offrent un chant traditionn­el aux visiteurs de l’écomusée Al Safah (« surlapierr­e »), à Al Hamra, un village abandonné en 1995. La nécropole d’Al Ayn, qui date de 3 000 avant J.-C., et classée au patrimoine de l’humanité avec celle de Bat voisine, se découpe sur des falaises de près de 1 000m, en face ouest du djebel Misht, haut lieu d’escalade.
Guideprati­quepage90. Trois anciennes, Uteïma, Zuwema et Saïda, offrent un chant traditionn­el aux visiteurs de l’écomusée Al Safah (« surlapierr­e »), à Al Hamra, un village abandonné en 1995. La nécropole d’Al Ayn, qui date de 3 000 avant J.-C., et classée au patrimoine de l’humanité avec celle de Bat voisine, se découpe sur des falaises de près de 1 000m, en face ouest du djebel Misht, haut lieu d’escalade.

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