Sortilèges du djebel Akhdar
Traversant tout le nord du pays, la chaîne du Hajar reste le coeur secret du pays. Ces montagnes arides, entaillées de canyons où s’accrochent des villages-oasis et des forts témoins de temps révolus, sont devenues de fantastiques terrains d’aventures.
Traversant tout le nord du pays, la chaîne du Hajar reste le coeur secret du pays. Ces montagnes arides sont devenues de fantastiques terrains d’aventures.
LE SULTANAT RESTE FIER DE SES RACINES BÉDOUINES, MALGRÉ UN RYTHME DE DÉVELOPPEMENT EFFRÉNÉ
Le vieil Ahmed n’en revient pas. Que
diable sont venus faire ces roumis dans ce bout de vallon perdu au fond
du wadi Ghul, entre chien et loup ? Nous avons toqué à la porte de sa ferme, pour lui demander la permission de camper dans le champ, en face. Quand nous lui montrons le bout de terrain plat et propre où nous comptons nous installer,
il bondit : « Non,non, paspossible; ici,c ’estleci
metièred emesancêtres » ! Nous poserons la tente un peu plus loin, sous les regards soulagés de toute la famille, interloquée mais placide. Le lendemain, attaquant le versant au-dessus du bivouac, nous tirant aux arbres et grimpant de bloc en bloc, nous progressons en terrain aventure vers le sommet de la falaise, où se dressent les ruines d’un ancien village, et plus haut encore, jouxtant l’abîme, un réseau de fortifications gardant la vallée. Un réveil tonique ! La route en lacets se hisse vers les hauteurs du
djebel Shams, la « montagne du soleil », point culminant du Hajar, à 3 048 m. Parvenus sur le plateau, à 2000 mètres d’altitude, la route suit un parapet, nous obligeant à pousser une exclamation : un gouffre cyclopéen s’ouvre, 1 500 m sous nos pieds. Le grand canyon, version omanaise ! Un panorama grandiose de crêtes effilées, de gorges insondables et de tables érodées cogne contre un ciel diaphane. Un choc sensoriel. Installation dans des bungalows presque en bordure du vide. Quelques familles de bergers vivent là, proposant aussi un peu d’artisanat. L’aube, glaciale, nous surprend en train de chercher le départ du sentier belvédère, dans des lueurs nacrées et les aboiements des chiens. La sente, aérienne, taillée parfois en pleine paroi, parcourt tout le flanc est du cirque d’Al Nakhr, pendant 1 h 30 environ, jusqu’aux ruines de l’ancien village d’As Sab, abandonné à sa solitude. Une quinzaine d’habitations et des greniers semi-troglodytes se blottissent sous une corniche, près d’une cascade moussue et d’une tour de guet. Plus loin, d’incroyables terrasses autrefois cultivées, permettaient l’autosubsistance, grâce aux pastèques, oignons, chili, tomates, grenades et un peu de blé. En crapahutant vers le pied des falaises supérieures, nous tombons sur l’ancien réservoir qui alimentait la source : une piscine se cachant dans une grotte, plein gaz ! L’ambiance est insolite, le lieu émouvant, les vues superlatives. La piste se faufile laborieusement entre les plis des reliefs, franchit un col escarpé, pour aboutir à la palmeraie de Sint, où nous rejoignons le goudron, avant le village de Barut, où se dresse une énorme mosquée, monument surréaliste dans ce noman’sland.
MONTAGNES ESCARPÉES, SITES HISTORIQUES ET POPULATION ACCUEILLANTE FONT DU HAJAR UN CONCENTRÉ IRRÉSISTIBLE
Le wadi Damm se remonte en 4X4, de l’eau aux essieux, puis à pied, jusqu’aux premières piscines turquoise. C’est jour férié et quantité d’Omanais pique-niquent, les pieds dans l’onde claire, avec braseros pour les grillades, transats, parasols et des smalas d’enfants rieurs. Un bief translucide et des aflaj (canaux artisanaux) conduisent au barrage, qu’ourle un lac cobalt serti de falaises et, au-dessus, à d’irrésistibles vasques où l’on ne se lasse pas d’enchaîner sauts et glissades. De retour dans la vallée, voici Al Ayn, célèbre pour sa nécropole antique, classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Comme le site de Bat voisin, plus connu, plus vaste, mais aussi plus dégradé, des dizaines de tombes en forme de ruche datant de 3 000 ans avant J.-C. se dressent contre les montagnes. Et pas n’importe laquelle : le mythique djebel Misht lui-même ! Cette paroi calcaire insolente, la plus imposante du golfe Persique, est devenue un must pour les grimpeurs du monde entier. La grande voie classique reste le Pilier Français, ouverte en 1979 dans sa face sudest : 1 100 m de verticalité et 11 longueurs d’escalade. Aux dires des spécialistes, ce serait un hybride désertique de deux monstres sacrés, la Walker aux Grandes Jorasses et le Nose à El Capitan ! Respect…
Alors que nous reprenons la route, à la recherche d’un coin tranquille où planter la tente, un 4x4 rutilant stoppe à notre hauteur. Un homme enturbanné nous salue avec bonhomie derrière ses grosses lunettes de soleil. Derrière lui, un quarteron de femmes masquées glousse de curiosité. Première question : « Français? », et immédiatement après : « Est-cequevo usvoulezgoû teràl ’hospita litéomanaise ? » Précision : il ignore totalement que nous sommes journalistes… Nous suivons notre bon samaritain, qui roule à tombeau ouvert pendant 40 kilomètres à travers le désert, jusqu’à son campement au milieu de nulle part ! Devant trois grosses tentes bédouines, plusieurs puissantes cylindrées, un réservoir d’eau et un générateur.
À l’intérieur, des tapis luxueux partout, et un aéropage qui accourt pour nous accueillir ! Nous apprenons que nous sommes les hôtes du cheikh Alyaqoobi, chef traditionnel d’Ibri, et gouverneur de la province voisine d’Al Wusta. C’est l’une de ses résidences secondaires, son ranch privé en quelque sorte, où il élève une soixantaine de dromadaires. Nous sommes au centre de toutes les attentions, avec la sensation d’être reçus par un prince oriental. Plusieurs fois au cours de la soirée, il claque des doigts, chuchote à l’oreille d’un assistant ; un véhicule part alors sur les chapeaux de roue en direction d’Ibri, à 15 km, puis revient une demi-heure plus tard avec des cadeaux ! Un banquet est organisé séance tenante, amis et invités se pressent, s’assoient pour grignoter deux minutes puis disparaissent, remplacés par une autre délégation. Vers 22 h 30, tout ce beau monde prend congé, gouverneur compris, le générateur est éteint, et nous nous couchons, absolument seuls, sur des montagnes de coussins. Avons-nous rêvé ? Il fait encore nuit lorsque nous émergeons de notre léthargie palatine. L’aube irradie tout juste derrière les crêtes du Hajar, sur l’horizon. Nous traversons à 120 km/h des paysages magnifiques, seuls sur l’autoroute, en faisant toutefois attention aux radars postés tous les 3 kilomètres ! Sortie à Jabrin ; rapide coup d’oeil à la forteresse du XVIIe siècle, l’une des mieux restaurées du pays. Fondée sous la dynastie Ya’aruba par un imam lettré, l’intérieur ressemble davantage à un palais, avec salles de lecture aux plafonds peints, nombreuses chambres, hammam et même un cellier aux dattes.
Enfin, nous entrons dans Nizwa la belle. Capitale du pays aux VI et VIIe siècles, elle fut, jusqu’à une époque récente, le théâtre d’affrontements pour la conquête de l’intérieur. Entre tribus montagnardes elles-mêmes, d’abord. Puis lors des invasions étrangères, qu’elles soient Sassanides (3e) Abassides d’Irak (11e), Portugaises (16e), Ottomanes (17e), enfin Perses (18e). Dernier épisode
sanglant dans les années cinquante, lors de la guerre des djebels, un soulèvement de chefs locaux contre le pouvoir dictatorial de Said Bin Taimur, le père du sultan actuel. Le premier ne sortait jamais de son palais de Salalah, et dut faire appel à l’aviation britannique, pour écraser la rébellion, comme en témoignent de nombreux villages ruinés, notamment celui de Tanuf, à la sortie nord de Nizwa. Pour l’heure, le marché aux bestiaux bat son plein, dans le vaste souk s’étalant aux abords du fort gigogne, couronné d’une massive tour circulaire. La scène, inchangée semble-t-il depuis des lustres, vaut son pesant de cacahuètes : autour d’une rotonde où sont alignés acheteurs et badauds en grand apparat, femmes masquées comprises, les propriétaires paradent leurs bêtes en vantant tout haut leurs qualités, véritables ou supposées. On s’interpelle, on palpe, on marchande, on se congratule ou on s’invective. Vieux sages, paysans fiers, maquignons roublards, c’est un défilé de trognes, de barbiches et de tuniques immaculées, dans une forte odeur de crottins et de muscs caprins.
Nous passons devant la forteresse de Bahla, entourée de légendes, d’histoires de sorcellerie et de génies (les fameux djinns). Avec ses trois mille ans d’âge, c’est aussi le plus vieil édifice d’Oman, classé au patrimoine mondial par l’Unesco. Du haut d’une éminence, nous contemplons bientôt la vaste palmeraie d’Al Hamra occupant une dépression, bordée d’un côté par des miradors rocheux coiffés de tours de guet, de l’autre par la vieille ville en pisé, hélas abandonnée en 1985 et reconstruite un peu plus haut aux normes modernes. Nous gagnons la première en traversant les jardins dattiers où glougloutent les aflaj. Sur un socle rocheux, des dizaines de « palais » en adobe du XVIIe siècle tombent lentement en poussière. Aucune initiative n’a prévu pour l’instant d’y remédier, quel gâchis ! De là, un sentier muletier conduit en 1 h 30 au village médiéval de Misfat, le long de terrasses bordées de canaux et de vergers. Un enchantement.
Dernière escapade, sur les pentes du djebel Akhdar (la montagne verte), dont le plateau sommital de Sayq se méritait-il y a peu au terme de 6 heures de trek, aujourd’hui via une route tellement escarpée qu’elle est réservée aux seuls 4x4. Dans ce monde suspendu, d’une rare sauvagerie, les champs en terrasses dégringolent les versants en d’improbables escaliers, les maisons se terrent les unes contre les autres et la lumière, si près du ciel, y semble cuivrée, presque irréelle.