FJORDS PERSIQUES
Perle méconnue du sultanat, loin de Mascate mais proche de Dubaï, la péninsule du Musandam reste un sanctuaire de paix aux portes du bouillonnant détroit d’Ormuz. Face aux cargos de brut, un concentré de beauté !
ENTRE ACTION ET CONTEMPLATION, UN VOYAGE DANS LA BEAUTÉ DU SECRET LE MIEUX GARDÉ DE LA PÉNINSULE
Si les poissons parlaient quand on les sort des abysses marins, ils pousseraient probablement des cris terrifiants. Ghareb, le skipper égyptien de notre dhow privé ou boutre omanais, a ferré une grosse prise, grâce à un fil de traîne. Il tire sur la ligne en essayant de manoeuvrer au mieux, pour que le filin ne rompe pas. Bientôt, des remous agitent la surface de l’eau, une silhouette effilée se débat, ses dents acérées mordant le vide. Arvind, le mousse indien, lui prête main-forte pour remonter le monstre : un barracuda (Sphyraena barracuda) d’1,70m et au moins 20 kg ! Notre dîner pour plusieurs jours… Les criques étincelantes défilent, dans le ronron du moteur. Allongés sur des matelas qui font le tour de ce bateau de bois traditionnel, nous n’avons d’autre agenda que l’admiration du paysage, univers de minéralité pure et de d’ambiances marines d’une grande poésie. Nous avons quitté le port pour quatre jours et trois nuits de croisière dans les fjords. Je me remémore le survol aérien de la péninsule, depuis Mascate, permettant de saisir en un coup d’oeil sa géographie montagneuse, extrêmement escarpée. On pourrait croire que les fjords sont nés d’une histoire glaciaire, mais cette géologie particulière s’explique par l’activité tectonique entre la plaque arabique s’enfonçant sous la plaque eurasienne ; les vallées de la péninsule étant progressivement englouties par la mer, créant un littoral archi-découpé.
ZONE STRATÉGIQUE
La découverte de Khasab, ensuite. La petite capitale de ce gouvernorat septentrional est séparée du Sultanat par soixante-dix kilomètres de territoire appartenant aux Émirats Arabes Unis. Une anomalie administrative, née de son relief incroyable. À l’extrémité de la Péninsule Arabique, le Musandam forme un petit monde perdu, resté à l’écart jusqu’à il y a quelques décennies seulement, alors qu’il est en vigie sur l’une des zones les plus stratégiques de la planète ! Le détroit d’Ormuz constitue en effet un corridor stratégique, puisqu’y transite une bonne partie du pétrole mondial. Séparée d’Oman et des E.A.U. par de hautes montagnes (Djebel Harim, 2 087 m) tombant dans la mer, la petite péninsule est paradoxalement plus proche de l’Iran, dont elle n’est séparée que par un bras de mer d’une cinquantaine de kilomètres seulement ! Faiblement peuplée, la question de son appartenance géopolitique était subalterne jusqu’au début des années soixante-dix, lorsque l’attribution de concessions pétrolières à des compagnies étrangères impliqua qu’il faille tracer des frontières. La majorité des Shihuhs, tribu principale du Musandam, prêta alors allégeance au Sultanat d’Oman, et c’est ainsi que la région se retrouva séparée du reste du pays. On estime que ces derniers, avec la tribu des Kamazirahs, probables autochtones avec une langue et une culture spécifiques à mi-chemin entre perse et arabe, furent repoussés vers les hauteurs inhospitalières par les vagues successives d’Arabes yéménites venus du sud. Sur la centaine de villages, peut-être une vingtaine est encore habitée. Et encore, en hiver seulement, lors de la saison des pluies ; Shihuh et Kamazirah passant les mois de canicule en bas sur le littoral, dans leurs jardins de dattes ou sur des petits bateaux de pêche à fond plat, les baatil.
DES TABLEAUX PAYSAGERS ÉVOQUANT DES ESTAMPES JAPONAISES OU SORTIES D’UN RÊVE ÉVEILLÉ
Aujourd’hui, Khasab vit, au travers de son port, du commerce avec les autres pays du Golfe, de la contrebande nocturne avec l’Iran, et désormais, de l’essor du tourisme maritime. Souvenir de ce vieux chalutier, en rade de Khasab, faisant le plein, sur quatre niveaux, de moutons et de chèvres serrés comme des sardines, à destination du Qatar. La ville étant l’exutoire côtier d’un large wadi, les palmeraies du front de mer rendues prospères par l’accumulation de sédiments déposés par les crues, s’ornaient il y a peu des grappes de maisons estivales des tribus montagnardes, édifiées en barasti (branches de palmiers) sur six pilotis. De même, de nombreuses maisons anciennes arboraient des cheminées de ventilation de facture perse. Tout cela appartient hélas au passé, mais le fort portugais du XVIIe, tient encore debout, transformé en un charmant musée, avec reconstitutions d’époque. Frôlant le Pain de Sucre, un imposant récif conique gardant l’entrée des grands fjords, notre boutre se glisse à l’intérieur. Arvand nous signale soudain que trois dauphins jouent dans l’étrave du bateau. Ces derniers, petits et gris bleutés, caracolent gaiement le long de la coque, alternant sauts et plongeons. Imitant l’équipage qui siffle et tape des mains, nous nous prenons au jeu et trépignons de concert sur le bastingage : encouragements et applaudissements auraient, parole de marin, un effet euphorisant sur les dauphins d’un naturel farouche, quoique volontiers facétieux, voire cabotins ! À de multiples reprises pendant notre navigation dans les eaux translucides du Musandam, nous aurons l’occasion de communiquer ainsi avec des troupes de dauphins joueurs. Arrêt sur Telegraph Island. Les ruines d’un édifice de pierre « racontent » l’histoire saugrenue de la Compagnie de navigation à vapeur des Indes Britannique qui, en 1854, fit construire sur cet ilôt un relais pour sa ligne de télégraphe entre Londres et Karachi, via Bassorah (Irak), alors possession turque. On estimait que ce lieu difficile d’accès serait plus sûr que la côte soumise à la tribu hostile des Zahuriyeens. Las ! La station ne fonctionna que cinq ans, personne ne voulant vivre sur ce confetti désolé, puis en 1869, le percement du Canal de Suez rendit la ligne obsolète…
FÉLICITÉ OMANAISE
Nous avons jeté l’ancre en baie de Sibi, loin dans une crique sauvage. Au programme : baignade, escalade sur les rochers dominant l’eau et snorkeling. Nous y passerons des heures magnifiques, remplies de rien, pleines de tout. Dans le seul souci du beau plongeon depuis la poupe du dhow, du poisson le plus insolite aperçu dans le masque, de l’exploration des criques voisines avec le kayak embarqué. Instants de félicité indicibles, sur le miroir immobile cerné de pics terribles noyés d’ombre et de falaises striées de veines écarlates. Le monde est mis en parenthèses, le temps de quelques coups de pagaie plongés dans l’eau aussi verte que transparente. Mirage solaire dans un silence de cathédrale, à peine rompu, parfois, par les gémissements aigrelets de quelques biquettes errant sur les croupes pelées de ce décor lunaire. Les nuits sur le pont y sont merveilleuses, sous un ciel limpide et une mer étale. Les étoiles innombrables formant une couronne de diamants sur nos têtes endormies.