INITIATION BÉDOUINE
Dans les sables de Sharqiya, fief de plusieurs tribus, la vie acquiert une autre saveur, la faune s’est adaptée et le temps s’étire nonchalamment. Plongée dans un autre monde.
Le sable crisse gentiment sous les orteils nus. Un croissant de lune blafard baigne le rivage d’une lueur d’outre tombe. Dans le halo de la torche infrarouge, une scène de guerre se dévoile : partant d’une multitude de trous d’obus, les sillons lourds de chars d’assaut griffent la plage, qui s’incurve vers la mer d’Arabie. Il est 22 heures à Ras al Jinz, le point le plus oriental de la côte, à la charnière avec le Golfe d’Oman. Depuis le centre d’accueil de la Réserve des tortues de mer, nous avons marché une petite demi-heure à la frontale pour rejoindre la plage. Zaïd, le ranger qui guide cette sortie nocturne, a donné des instructions strictes : pas de flash, pas de lampe pointée vers le sable, pas de bruit intempestif, pas de mouvement brusque, et pas d’escapade loin du groupe. C’est donc tous collés, tel un bloc humain d’une bonne douzaine de silhouettes, que nous nous glissons derrière notre guide naturaliste, dans un silence juste froissé par le chuintement du ressac. Zaïd a levé la main, la sculpture à douze troncs pile. Il souffle : « Là-bas,chut ! ». Les coeurs cognent plus fort dans les poitrines. Avec une prudence de sioux, nous nous rapprochons, puis nous agenouillons comme une secte en adoration devant un dieu païen : l’énorme spécimen de tortue verte ( chelonia mydas), d’environ 120 kg, est occupé à pondre ses oeufs. Tous les trois à cinq ans, chaque femelle revient ainsi sur la plage où elle est née, pour y enfouir des centaines d’oeufs, en plusieurs épisodes de ponte nocturnes. Par saccades, les « balles de ping-pong » chutent dans un cône profond, que la pondeuse prend soin ensuite de recouvrir à l’aide de ses nageoires arrières, creusant simultanément un autre trou qui servira de leurre aux prédateurs. Elle regagne enfin l’Océan, épuisée, en laissant derrière elle le fameux sillage de blindé. Les tortues vertes restent menacées d’extinction, mais les trente mille qui viennent chaque année pondre sur les plages d’Oman nous permettent, avec les mesures de protection, d’être optimiste.
La survie ? Les hommes qui ont élu domicile dans le désert de Sharqiya l’ont érigé en art de vivre. Le paradoxe : aux marges du désert, les pluies diluviennes qui se sont abattues ces jours derniers sur les montagnes du sud Hajar, ont dévalé les wadis et provoqué des crues titanesques sur leurs exutoires côtiers. La seule route digne de ce nom qui traverse les sables étant impraticables pour 48 heures, nous optons pour une traversée offroad sur 160 km environ, à partir du bled de pêcheurs de Qurun posé face à la mer ; soit 5 à 6 heures de navigation au milieu des sables aveuglants. Salim, notre interprète auprès des Bédouins, nous pilote au GPS, après avoir pris soin de dégonfler de plus de moitié les pneus du Toy (Land Cruiser Toyota), pour lui assurer une meilleure « flottabilité ». À cinquante kilomètres à l’intérieur du désert, halte dans le campement de dame Henayeh : deux tentes, la sienne et une boutique de souvenirs/salon de thé, plus un poste à essence, au cas où. L’accueil est timide, la parole rare, les gestes pesés. Nous sacrifions au rituel de l’hospitalité bédouine, deux ou trois tasses de café très serré, parfumé à la cardamome, servi avec des dattes, puis nous reprenons la piste. Le sable, tantôt ferme et sombre, tantôt mou et clair, ondule dans une chaleur implacable ; une sinécure pourtant, sourit Salim, par rapport aux températures estivales, qui dépassent les 50 degrés. En fin d’après-midi, des plastiques multicolores accrochés aux buissons épineux signalent que nous touchons au but ; voici le village bédouin de Raka. Village est un bien grand mot : éparpillée entre deux cordons dunaires couleur abricot, une vingtaine de campements s’étire le long d’une dépression bouquetée d’acacias. Près de chaque hutte ou tente familiale, un gros 4x4 et des enclos de fer ou de palme, pour les chèvres et les dromadaires. Nous stoppons devant celle de « Madame Selma », la matriarche qui dirige le campement. Entre eux, les Bédouins se saluent par un insolite frottement de nez, qui rappelle sans conteste le baiser eskimo des Inuits.
Une mama souriante sous son austère masque noir nous accueille et nous fait entrer : deux pièces à vivre ouvertes sur une cour de sable fin, et la cuisine, spartiate, entre les deux. Les cabanes sont bâties en barasti, ou tiges de feuilles de palme, sur lesquelles est tendue une toile tissée en poil de chèvre. Aux murs, tentures, paniers d’osier et dents de requins. Accroupis sur les tapis, devant le traditionnel kawa de bienvenue accompagné de halas, succulentes dattes noires, et du halwa, pâte de sésame, nous faisons connaissance. Selma et son discret mari Hamad vivent ici avec leur fils aîné Humied, ils ont la garde des enfants de leur fille cadette Alya. Celle-ci travaille désormais en ville, à une quinzaine de kilomètres de là, dans la grande oasis de Bidiya. Les petits, Sultan et Alya, font leurs devoirs avec application, à même le sol. Vingt chèvres et huit chameaux forment leur cheptel personnel. Ils appartiennent au clan wahiba, majoritaire ici. Selma nous explique qu’ils ont longtemps vécu à la dure, à plus de cinquante kilomètres à l’intérieur des sables, en quasi-autarcie, mais qu’il y a une dizaine d’années, pour leurs enfants qui devenaient grands, ils ont décidé de venir s’installer à proximité de la ville, où la vie est infiniment plus facile ! Elle a donné naissance à ses enfants sous la tente, en plein désert, aidée par une ancienne. Elle porte le barka, le masque noir de sa tribu, depuis son mariage, à l’âge de 15 ans. Il lui recouvre le front, le nez et une partie de la bouche, en lui donnant un faux air de Batman. Elle le porte en présence de tout homme étranger, ou dès qu’elle quitte le campement. Salim, notre interprète bédouin, nous confiera que lui-même n’a jamais vu le visage de sa mère, et qu’il ne pourrait donc la reconnaître dans la rue, si d’aventure elle se promenait sans son barka !
Selma a préparé un délicieux dîner à base de poulet aux épices, de riz, d’un curry de légumes et de poisson frit. Le repas est pris dans la même pièce, nous d’un côté et nos hôtes, de l’autre, en silence, car les Bédouins n’ont pas coutume de parler en mangeant.