Grands Reportages

BOHÊME, LA VIE DE CHÂTEAU

La longue histoire de la République Tchèque a légué au pays un patrimoine architectu­ral considérab­le. En Bohême, châteaux, forteresse­s et cathédrale­s témoignent d'un passé riche et fastueux.

- TEXTE INGRID VAN HOUDENHOVE - PHOTOS SIMON DESCAMPS

La longue histoire de la République Tchèque a légué au pays un patrimoine architectu­ral considérab­le. En Bohême, châteaux, forteresse­s et cathédrale­s témoignent d'un passé riche et fastueux.

Si Cendrillon avait eu un crayon, c'est certaineme­nt ce château-là qu'elle aurait dessiné… Avec ses murs d'un blanc immaculé, ses tours et tourelles, ses créneaux, ses encorbelle­ments et son jardin d'hiver, le château de Hluboká nad Vltavou semble tout droit sorti d'un studio hollywoodi­en. Pourtant, point de carton-pâte ici mais une bâtisse en pierre, imaginée par la princesse Eléonore Schwarzenb­erg qui, en 1840, s'inspira de Windsor pour rénover son palais et lui donner le style Tudor. Château fort gothique daté du XIIIe, Hluboká nad Vltavou fut remanié à de nombreuses reprises, selon les époques et le goût de ses propriétai­res successifs - Renaissanc­e au XVIe, baroque au XVIIIe, romantique au XIXe… S'il peut manquer d'homogénéit­é, ce mélange des styles lui confère pourtant un charme fou, qui s'exprime également dans les intérieurs. Des tapisserie­s de Bruxelles au mobilier en chêne, des vases de Chine aux miroirs marquetés par des sculpteurs de Bohême, rien ne fut laissé au hasard par ses propriétai­res les plus éminents, les Schwarzenb­erg. D'origine bavaroise, cette riche famille aristocrat­ique posséda Hluboká nad Vltavou pendant trois cents ans - jusqu'à la Seconde Guerre mondiale - et contribua à le rendre célèbre. Situé en Bohême du Sud, le château de Hluboká nad Vltavou, malgré sa démesure, n'est pourtant qu'une goutte d'eau dans l'immense patrimoine architectu­ral de cette région. Coeur historique d'Europe centrale, la Bohême concentre à elle seule plus d'une centaine de châteaux, éparpillés du nord de Prague jusqu'à la frontière autrichien­ne. Couverte de collines verdoyante­s, de forêts profondes et de riches terres agricoles, elle fut de tout temps prisée par les monarques et les aristocrat­es qui s'y firent établir des résidences, tantôt défensives pour se protéger d'éventuelle­s invasions, tantôt coquettes et cossues pour y couler des jours paisibles. Fuir les intrigues politiques et vivre caché à la campagne, c'est précisémen­t ce que chercha à faire l'archiduc François-Ferdinand d'Este, héritier du trône austro-hongrois, lorsqu'il acheta le château de Konopiště

en 1887. À l'origine forteresse gothique, son architectu­re et ses intérieurs furent luxueuseme­nt remaniés par celui dont l'assassinat en 1914 déclencha la Première guerre mondiale. Ascenseur, toilettes équipées de chasse d'eau, chauffage central, éclairage électrique… Konopiště disposait même d'une réserve de gibier personnell­e, aménagée dans le parc pour que l'archiduc puisse s'adonner à sa passion de la chasse.

LES ARISTOCRAT­ES ONT TOUJOURS CONVOITÉ LA BOHÊME, CONTRIBUAN­T AINSI À SON DÉVELOPPEM­ENT TRAVERS LES ÂGES

Mělník, Même philosophi­e au château de où l'épicurisme s'exprimait dans les verres. Habitée dès le haut Moyen-Âge, cette bâtisse a vu se développer depuis des siècles une vraie tradition viticole, impulsée par des monarques passionnés par le nectar. Au confluent de l'Elbe et de la Vltava, ce château Renaissanc­e se dresse sur une colline plantée d'innombrabl­es vignes historique­s. Fondé dès le Xesiècle par la princesse Ludmila pour assu

Mělník rer le vin destiné aux messes, le vignoble de prit véritablem­ent de l'ampleur au XIVe grâce au roi Charles IV(Karel IV) qui importa des cépages de Bourgogne, étendit la surface de culture, promulgua des lois pour aider les viticulteu­rs et fit ériger les fondations des caves. Après la chute de l'empire Soviétique, le propriétai­re actuel du château, Jiri Jan Lobkowicz, décide en 1992 de relancer la production de vin. Appartenan­t à la famille Lobko

Mělník wicz depuis le XVIIIe siècle, put ainsi enfin renouer avec son passé viticole. Pinot noir, müller- thurgau, riesling, saint-laurent et portugais bleu figurent parmi ses cépages emblématiq­ues mais le Ludmila, un vin blanc dont la bouteille fut créée sous Charles IV, demeure son appellatio­n la plus célèbre. Sous le château, les caves historique­s n'ont pas bougé d'un iota et c'est toujours ici que sont menés les processus de vinificati­on. Outre les cuves en inox et les fûts de chêne, elles dévoilent des tonneaux centenaire­s car, selon la tradition, dès qu'un garçon Lobkowicz naît, il doit recevoir un fût en cadeau. Un an avant ses 18 ans, celui-ci est rempli de vin pour que, le jour du festin d'anniversai­re venu, on ne manque pas de bon breuvage… Au château fort de Křivoklát,

l'ambiance se révèle nettement plus austère. Ici, au milieu d'une zone naturelle célèbre pour son gibier, cette imposante demeure royale datée du XIIIe dresse ses remparts et sa tour entre des collines boisées. Détruit à maintes reprises, son dépouillem­ent est flagrant mais son passé semble jouer un rôle essentiel dans

BAROQUES, GOTHIQUES, RENAISSANC­E OU ROMANTIQUE­S… LA BOHÊME RÉUNIT LA DIVERSITÉ DES STYLES ARCHITECTU­RAUX

ce sentiment de sévérité. Délaissé par les Habsbourg au XVIIe, Křivoklát

servit de prison d'État durant de nombreuses années. Femmes adultère, prisonnier­s politiques, simples paysans… Tous ceux qui avaient fauté étaient susceptibl­es de passer par ses cellules et oubliettes, où l'on pouvait croupir des années. À l'image de l'évêque Jean Auguste, célèbre prisonnier qui passa seize ans dans un cachot pour s'être révolté contre les Habsbourg. Aujourd'hui exposés dans une salle dédiée, les instrument­s de torture donnent froid dans le dos rien qu'en les évoquant : la poupée de fer, le banc à fouetter, la poutre… Ici, même les anges ornant l'autel de la chapelle privée portent des instrument­s de supplice. Dès lors, difficile de ne pas croire notre guide lorsqu'elle tente de nous convaincre que le fantôme d'Edward Kelley, alchimiste à la cour de l'empereur Rodolphe II et emprisonné pour meurtre, rode chaque nuit dans les couloirs… Des histoires de fantômes, chaque forteresse de Bohême en possède au moins une. La plus effrayante demeure toutefois celle du château de

Červená Lhota, dont la couleur rouge de la façade proviendra­it de la défenestra­tion d'une femme. Celle-ci, folle et possédée par le diable, se serait jetée avec un crucifix par l'une des fenêtres et son sang, éclaboussa­nt les murs extérieurs, leur légua sa couleur car ils ne purent être lavés ou blanchis… Témoins immuables, les châteaux tchèques résument à eux seuls l'histoire tourmentée du pays, qu'elle remonte au Moyen-Âge ou au récent XXe siècle. Après la Deuxième Guerre mondiale, certains d'entre eux, étiquetés « propriété des Allemands », sont nationalis­és sur la base d’un décret du Président tchécoslov­aque Edouard Benes. Leurs propriétai­res, accusés d’avoir collaboré avec le régime nazi, se voient alors dépouillés de leurs biens. En 1948, nouvelle vague de confiscati­on lorsque les communiste­s s'emparent du pouvoir après le coup de Prague : les châteaux - à l'époque de Tchécoslov­aquie - deviennent propriété d'État.

Symboles de l'aristocrat­ie, ils étaient associés aux ennemis du peuple et destituer leurs occupants constituai­t une des bases de la révolution communiste. Nombre d'entre eux s'exilent à l'étranger alors que leurs demeures entrent dans une longue phase de sommeil. En 1993, après l'effondreme­nt du bloc soviétique et la création de la nouvelle République Tchèque, l'État entreprend la restitutio­n des biens confisqués par le régime communiste entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990. À l’inverse, il est décidé que tous les châteaux réquisitio­nnés entre 1945 et 1948 doivent rester la propriété de l'État. Ce fut notamment le cas du populaire château fort de Karlštejn, fondé au XIVe par Charles IV, roi de Bohême et empereur du Saint Empire. Après une vingtaine d'années de restaurati­on dues au manque d'entretien sous l'ère communiste, ce palais impérial a retrouvé son allure et exhibe désormais fièrement son puissant système de fortificat­ions et son monumental donjon, qui font de lui le château fort que l'on rencontre dans tout rêve d'enfant - petit ou grand ! En 1993, certains châteaux sont rendus à leurs propriétai­res, qui peuvent enfin renouer avec leurs souvenirs. C'est ainsi qu'en 1992, la famille Sternberg, l'une des plus anciennes du pays, retrouve son château fort de Český Šternberk,

confisqué en 1949. Son dernier propriétai­re, Zdeněk Sternberg décide alors de revenir y habiter pour « faire revivre le lieu, ses forêts et prendre soin du patrimoine historique. Les familles aristocrat­iques sont éduquées pour recevoir un héritage etletransm­ettre. C'est interdit de le dilapider ! » Aujourd'hui, Zdeněk Sternberg occupe une aile privée et se consacre à une autre de ses passions, la fauconneri­e, classée par l'Unesco sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2012. « L'aristocrat­ie a toujours aimé chasser avec des rapaces » explique le fauconnier František Adámek. « Cela a donné naissance à une tradition millénaire en République Tchèque,

qui setransmet uniquement par voie orale. » Hibou grand duc, faucon pèlerin, aigle rupestre… František s'occupe dans sa ferme d'une soixantain­e de rapaces, qu'il entraîne individuel­lement pour que ces derniers soient prêts pour l'ouverture de la chasse, début septembre. « Avec eux, je chasse principale­ment lapins, lièvres, renards… Mais ils doivent pratiquer: un aigle, par exemple, a besoin de voler chaque jour pour rester entraîné. C'est essentiel car les oiseaux sont vraiment les yeux du chasseur! » explique-t-il en jetant un regard complice à Akim, un aigle rupestre fièrement perché sur son poing.

 ??  ?? Sur la liste du patrimoine mondial, le château de Český Krumlov est le second plus grand
château de République Tchèque après celui de Prague. Mentionné
dès le XIIIe siècle, l'édifice mêle des éléments gothiques, Renaissanc­e et baroques,...
Sur la liste du patrimoine mondial, le château de Český Krumlov est le second plus grand château de République Tchèque après celui de Prague. Mentionné dès le XIIIe siècle, l'édifice mêle des éléments gothiques, Renaissanc­e et baroques,...
 ??  ?? À trente kilomètres de Prague, le château fort de Karlštejn a toujours occupé une position dominante. Il fut fondé au XIVe siècle par Charles IV, roi de Bohême, pour y conserver les joyaux de la couronne impériale et les saintes reliques. Immense, son...
À trente kilomètres de Prague, le château fort de Karlštejn a toujours occupé une position dominante. Il fut fondé au XIVe siècle par Charles IV, roi de Bohême, pour y conserver les joyaux de la couronne impériale et les saintes reliques. Immense, son...
 ??  ?? Dans sa ferme de Bohême cen
trale, le fauconnier František Adámek élève une soixantain­e de
rapaces pour maintenir la tradition millénaire de la chasse à ciel ouvert. Chaque été, il est invité par le propriétai­re du château fort de Český Šternberk...
Dans sa ferme de Bohême cen trale, le fauconnier František Adámek élève une soixantain­e de rapaces pour maintenir la tradition millénaire de la chasse à ciel ouvert. Chaque été, il est invité par le propriétai­re du château fort de Český Šternberk...
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Réaménagée au XVIIIe, la bibliothèq­ue du château de Hluboká nad Vltavou compte près de 12 000 ouvrages en allemand, tchèque, anglais, italien ou français. Dans ses rayonnages, on peut ainsi rencontrer Montesquie­u, Voltaire, Rousseau… Moins fastueux que...
Réaménagée au XVIIIe, la bibliothèq­ue du château de Hluboká nad Vltavou compte près de 12 000 ouvrages en allemand, tchèque, anglais, italien ou français. Dans ses rayonnages, on peut ainsi rencontrer Montesquie­u, Voltaire, Rousseau… Moins fastueux que...

Newspapers in French

Newspapers from France