LE DERNIER CHAÎNON
DEUX MILLE CINQ CENT DOUZE KILOMÈTRES CARRÉS. AUTANT DIRE PAS GRAND-CHOSE SUR LA CARTE DU MONDE. AU MILIEU DE L'ABYSSAL APLAT BLEU DE L'OCÉAN INDIEN, LA RÉUNION FAIT FIGURE DE CONFETTI INSULAIRE, TÊTE D'ÉPINGLE QUE L'OEIL NON HABITUÉ DOIT CHERCHER LONGTEM
Il accueille les visiteurs dès la sortie de l'aérogare. Les roues du jet ont touché depuis quelques dizaines de minutes le tarmac de l'aéroport Rolland-Garros, mais on a déjà aperçu le piton des Neiges, dans l'échancrure de la rivière des Pluies. Entre les franges des palmiers, le sommet pique la curiosité du nouveau venu de ses 3 070 m et l'oblige à se rendre à l'évidence : la Réunion est certes de dimension modeste, mais elle est toute en hauteur. Un coup d'oeil sur la carte en relief affichée dans le hall de l'hôtel finit de nous convaincre : l'ancienne île Bourbon est un tel labyrinthe de cirques, de remparts et de crêtes qu'elle ne peut se résumer à sa petite taille et ne se laissera pas découvrir d'un simple regard. L'hôtelier est formel : « pour tout comprendre, rienne vaut l'hélicoou l’ULM ». Huit heures. Les pales du rotor zèbrent le sol de l'héliport de l'Éperon et la voix calme du pilote remplace le bruit strident de la turbine à peine le casque posé sur les oreilles. « Ne vous focalisezpar trop sur les photos, pensez surtout à vous en mettreplein les yeux », conseille-t-il à ses six passagers. L'Écureuil s'élève sans à-coup puis commence par mettre le cap sur les lagons de l'ouest de l'île, tout proches. Une frange littorale zébrée du liseré blanc de la barrière de corail, qui s'étire en déclinant une palette d'outremer. Bref épisode maritime avant d'entrer dans le vif du sujet : quelques minutes de vol au-dessus de la crête des Orangers et on se retrouve plongé dans le cirque de Mafate et sa succession de reliefs qu'un créateur de jeu vidéo n'aurait pas osé imaginer. Des dénivelés vertigineux, des sommets, des pitons, de la roche et des forêts, des sillons de rivières s'immisçant dans le relief. On retient son souffle à l'approche des 300 m de profondeur du gouffre du Trou de fer, dans lequel les cascades dessinent des sillons nacrés ; on laisse échapper un soupir en découvrant la majesté minérale de l'immense caldeira du piton de la Fournaise ; on ne sait où porter le regard lorsque l'Écureuil, précédé de sa minuscule ombre en contrebas sur la roche, longe le rempart du piton Maïdo, croise le piton des Neiges, dépasse les arêtes des Trois Salazes.
UNE ÎLE VOLCAN AU MILIEU DE L'OCÉAN
Au retour, on n'a plus qu'une envie : chausser des chaussures de randonnée et s'en aller flirter avec ces paysages qui ont valu un temps à l'île son surnom d'île « à grand spectacle », et sont à l'origine de son classement sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. « L’association du volcanisme, des glissements deterrain d’origin etectonique, et de l’érosion par les fortes pluies et les cours d’ea ua donné un pay sage accidenté et spectaculaire d’une beauté sais issante », notait en 2010 l'organisme pour justifier la «valeur universelle exceptionnelle » de la géographie de l'île. Tout cela n'est pourtant que la partie émergée de l'iceberg. La Réunion est en effet le sommet d'un gigantesque volcan, haut de près de 7 000 m depuis le plancher océanique et large de plus de 200 km à sa base, qui a commencé à faire parler de lui il y a près de 65 millions d'années. Un phénomène que les scientifiques appellent « point chaud ». Tout commence par une crise volcanique sous-marine : au milieu de l'Océan, un panache de magma chauffe le manteau terrestre, comme le ferait un chalumeau, allant jusqu'à le transpercer et créer une terre émergée. L'Inde, qui occupait il y a 65 millions d'années la place de
l'actuelle Réunion, a ainsi été la première à subir les effets du point chaud de l'océan Indien, à l'origine de la création de son plateau du Deccan. Elle a ensuite dérivé vers le nord jusqu'à prendre sa place actuelle, tandis que le point chaud, alternant des phases de calme et d'activité intense, créait un chapelet d'îles qui dérivaient à leur tour. Le même panache de magma, actuellement centré sous l'île de La Réunion – ce qui explique son volcanisme actif – est ainsi à l'origine des Maldives, des Chagos ou encore de l'île Maurice. Dernier avatar du processus, La Réunion n'en avait pourtant pas fini avec la géologie. Il y a environ 500 000 ans, le piton de la Fournaise, profitant d'une poussée de magma, vint se greffer sur le flanc du piton des Neiges. Les deux volcans cohabitèrent quelque temps, puis le doyen s'assagit tandis que le cadet continuait à cracher ses laves. L'île est ainsi constituée de deux structures volcaniques mitoyennes : le piton des Neiges, éteint depuis 12 000 ans, et le piton de la Fournaise, considéré comme l'un des plus actifs au monde. Une île volcan… Le temps et l'érosion ont fait le reste. Au fil des millénaires, l'accumulation de lave a fini par faire s'écrouler sur lui-même le piton des Neiges, donnant naissance aux remparts des trois cirques du centre de l'île : Cilaos, Salazie et Mafate. Un quatrième, le cirque des Marsouins, a été comblé au fil des éruptions et abrite maintenant le plateau de Bébour et sa forêt. Les cours d'eau ont ensuite tracé leur chemin dans ces replis de basalte. Rendues violentes par les épisodes cycloniques, gonflées par les nuages chargés de pluie qui viennent s’épancher sur les remparts montagneux de l'est, débordantes des gigantesques masses d'eau collectées dans les cuvettes des cirques, la rivière du Mât, la rivière des Galets et le Bras de Cilaos ont creusé leur lit jusqu'à la mer, modelant les paysages. Il ne faut pas se fier au premier visage que donnent les cours d'eau réunionnais, modestes rivières s'écoulant dans de larges lits pierreux. Lors des cyclones, on a mesuré des débits proches de celui du Rhône dans la rivière des Galets, et celui de la rivière du Mât aurait parfois frisé celui du Rhin…
TERRE EN MOUVEMENTS
Île « jeune » à l'échelle géologique, La Réunion a pourtant été encore peu adoucie par l'érosion. Il suffit pour s'en convaincre de la comparer avec l'île Maurice, sa voisine créée par le même point chaud quelques millions d'années plus tôt. Si elle a un temps pu ressembler à La Réunion, elle n'en laisse rien paraître : l'île s'est affaissée, son relief s'est assagi avec le temps, l'ancien cratère a cédé la place à une barrière de corail. L'île Maurice y a gagné ses lagons enjôleurs, La Réunion sa diversité. Car c'est bien grâce aux plis de son relief que La Réunion présente sa diversité de climats et sa palette de végétation. Du littoral aux cimes, de l'aride côte ouest à la luxuriante côte est, on y trouve des vacoas et des filaos, des bananiers et des tamarins, des plants de vanille et de litchis, des cryptomerias et des benjoins, des lichens accrochés aux champs de lave comme d'exubérantes orchidées. Surtout, c'est grâce à ses dénivelés que l'île semble bien plus grande que ses 2 512 km2. Et d'ailleurs, 2 512 pour combien de temps ? En 1986, une éruption du piton de la Fournaise s'écoula jusqu'à la mer et agrandit l'île de près de 30 hectares. Celle de 2007 créa la plage du Tremblet et sa centaine de mètres de sable noir, à quelques kilomètres de Saint-Philippe. Plusieurs millions d'années après avoir jailli des eaux de l'océan Indien, La Réunion est encore en mouvement. Il se passe rarement une année sans que son volcan n'entre en colère. Depuis l'habitacle de l'hélicoptère, dans le rassurant vrombissement de la turbine, on observe les nuances des coulées de lave anciennes rampant vers la mer. Certaines ont pris avec le temps des teintes d'oxydes de fer ou ont accordé un droit de passage à quelques pans de végétation, d'autres, plus sombres, rappellent les derniers éclats de voix du gentil dragon de l'île. À contempler ce « paysbruslé », comme l'appelaient avec une pointe d'effroi les navigateurs du XVIIesiècle, il ne fait aucun doute que l'histoire ne sera pas finie tant que le volcan sera là, tapi au fond de l'Océan.