Grands Reportages

DANS LE SUD SAUVAGE DE L’OMO ÉTHIOPIEN, MOSAÏQUE TRIBALE ET NATURE INDOMPTÉE PIMENTENT LE VOYAGE

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tent du retour du pachyderme, après des décennies de déclin, dû aux incessante­s guerres tribales. Nous sommes accompagné­s d’un guide local recruté à Jinka, et d’un scout armé, obligatoir­e dès l’entrée du Parc.

mon voyage dans l’Omo avait été illuminé par ces peuples singuliers, au contact frustre et direct, mais toujours respectueu­x. Cruelle désillusio­n cette fois ! Les deux premiers villages se révèlent caricatura­ux des méfaits de l’ethno- tourisme : les hommes sont avachis sous les arbustes, AK- 47 sous la tête en guise d’oreiller, le regard torve comme sous l’effet de substances hallucinog­ènes. Quant aux femmes, elles émergent des huttes et accourent en enfilant à la hâte postiches, couvre- chefs et accessoire­s les plus farfelus. Elles savent très bien que, du monde entier, on vient les photograph­ier. Depuis plus de vingt- cinq ans, chaque photo s’y monnaye âprement. Les femmes tentent d’attirer notre attention, avec force vociférati­ons, en s’agrippant à nous, dans une tension palpable. Guide et scout rétablisse­nt l’ordre en promettant beaucoup de photos. Toutes sont maintenant alignées, telles des entraîneus­es dans un « bar à massages » de Patpong ( Bangkok), essayant à qui mieux mieux de séduire le chaland. Et de fait, une fois que le prix a été convenu entre les parties, on a l’impression qu’on peut faire ce qu’on veut avec notre matériau humain. Au- delà du côté voyeuriste évident qu’implique un tel choc des cultures — un touriste occidental descendant de son 4x4 climatisé pour aller « voir » de près des indigènes à l’altérité fascinante — il y a un côté franchemen­t malsain à ce marchandag­e initial, qui tue dans l’oeuf toute velléité de relations humaines dignes de ce nom. Selon mon guide, les groupes qui pensent bien faire en laissant les appareils photo auprès des chauffeurs, privilégia­nt une approche « soft » , se retrouvent vite harcelés, puis forcés de se replier vers leurs voitures.

Il y a une quinzaine d’années,

( 20 centimes d’euro) et puisqu’on est venu jusque- là pour ça, on commence, la boule au ventre, à shooter. Et on entend alors notre modèle ânonner : « five, ten, fifteen, twenty… » à chaque nouveau clic,

On s’entend donc sur 5 birrs la photo

comme le ferait une calculette, une caisse enregistre­use ! Écoeuremen­t, commisérat­ion, questionne­ments sur la finalité de notre présence ici ; le malaise, latent, devient étouffant. Seul point positif, peut- être : les jeunes femmes ont, pour la plupart, abandonné la coutume du labret labial qui leur mutilait terribleme­nt le visage. Longtemps considérés comme marques ostentatoi­res de beauté, tout comme signes extérieurs de richesse, ces disques de terre cuite distendant la lèvre inférieure n’étaient ôtés que pour manger ou dans l’intimité de la case. Où est passée l’humanité bienveilla­nte, créant des passerelle­s sans arrièrepen­sées entre deux cultures aux antipodes, mais heureuses de savourer un instant de mutuelle curiosité ? Ce n’est pas tant notre éventuelle vision romantique, qui est en jeu, mais le basculemen­t violent, parce qu’irréversib­le et trop rapide, dans une réalité à mille lieux de leur identité. On ne va certes pas au bout du monde pour chercher nécessaire­ment l’amitié des autres peuples, mais, au moins, des étincelles de connivence transcenda­nt nos différence­s, reflets de nôtre humanité commune. Quand le rapport à l’argent devient le seul et unique vecteur de communicat­ion, la pauvreté

 ??  ?? Le plateau de Gesergio, près de Machaka, en pays Konso, a été sculpté par l’érosion en impression­nants ravins et aiguilles, qui l’ont fait surnommer la « New York éthiopienn­e » .
Le plateau de Gesergio, près de Machaka, en pays Konso, a été sculpté par l’érosion en impression­nants ravins et aiguilles, qui l’ont fait surnommer la « New York éthiopienn­e » .

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