LA VISION EST IDYLLIQUE MAIS PARFOIS TROMPEUSE : LA POLLUTION ET LA SURFRÉQUENTATION SONT INCRIMINÉES
hameau du Kerala bordé de champs de thé, qui tapissent le relief de dômes moquettés d’un vert tendre ressemblant aux pièces feuillues d’un puzzle, délimitées par les étroits passages dans lesquels se glissent les cueilleuses. Un sac de jute sur la tête pour se protéger de la chaleur, elles récoltent les feuilles brillantes sous le soleil de midi. Pour remédier aux déboires de la filière des
épices, Mothakkara – tout comme Hulgol, le village de la plantation de Ravi – s’ouvre timidement au tourisme. « Nous y avons créé une petite auberge qui offre un revenu supplémentaire aux villageois sans les rendre dépendants du tourisme » , explique Himanshu Pande, l’un des dirigeants locaux de Village Ways, à l’origine du projet ( voir encadré dans notre guide pratique, page xxx). « L’idée est de mettre en avant les bons aspects du tourisme tout en réduisant ses côtés négatifs. » En filigrane, le but est d’éviter les abus du développement touristique des backwaters voisins. Pendant des siècles, ce réseau de mille cinq cents kilomètres de canaux, lacs et lagunes, parallèle à la mer Arabique, a servi à transporter le riz et les épices le long de la côte. Aujourd’hui, les kettuvallam – les bateaux traditionnels des backwaters, en bois, en bambou et en fibre de coco – servent surtout à faire goûter aux visiteurs cet environnement lacustre et paisible. On le découvre dans la brume du petit matin, depuis le pont du Goodearth, qui glisse sur les eaux tranquilles. Les pêcheurs ont remonté les nasses de leurs filets chinois, plongés durant la nuit dans les eaux poissonneuses ; une pirogue se découpe à contre- jour ; une aigrette blanche dresse sa longiligne silhouette au- dessus des jacinthes d’eau. Le silence est seulement rompu par le bruit d’une femme qui bat du linge et les « Hello Sir ! » lancés depuis les berges frangées de cocotiers par des gamins tout sourire.
Une vision idyllique mais en partie trompeuse. Plus loin, sur les quais d’Allepey, les bateaux touris tiques alignés par dizaines sont accusés de tous les maux : surfréquentation, pollution, intrusion
permanente dans la vie privée des habitants. L’Inde merveilleuse des explorateurs et des mar
chands d’épices n’existe- t- elle plus que dans les livres d’histoire ? Mahé n’a rien gardé ou presque de son passé de comptoir. Calicut, rebaptisée Kozhikode, est aujourd’hui une cité industrieuse, loin du faste de la cour du Zamorin. Il faut aller à Cochin pour en trouver des traces. La ville n’échappe pas à la modernité : un récent port de conteneurs brille de tous ses feux face aux filets chinois qui sont l’un de ses emblèmes, et la construction d’un métro aérien rend plus chaotique encore sa circulation. Mais Fort- Cochin a préservé une patine, une ambiance et une architecture qui rappellent les riches heures du commerce sur la côte de Malabar. Pour le meilleur et pour le pire. Dans l’église Saint- François, à côté d’une pierre tombale hollandaise frappée des os entrecroisés de l’emblème des pirates, un simple cadre de bois délimite l’endroit où Vasco de Gama a reposé pendant seize ans avant que sa dépouille ne soit ramenée au Portugal. « Il est célébré en Occident, mais les livres d’histoire indiens se rappellent surtout d’un homme brutal, prêt à tout pour protéger les intérêts du Portugal dans le commerce du poivre » , explique Jésus- Jacob, guide local. Son nom est tout un symbole. Fréquentée très tôt par les marchands arabes, tête de pont des négociants portugais en Inde, prise par les Hollandais puis les Britanniques, Cochin est l’une des villes les plus cosmopolites du pays. On y trouve un palais hollandais, des mosquées, des églises chrétiennes, une synagogue séparée par un simple mur d’un temple dédié à Vishnou… Mattancherry, le quartier de la ville toujours
appelé Jew Town, même s’il n’y reste plus qu’une poignée de familles juives, est la plaque tournante du commerce des épices à Cochin depuis des siècles. De chaque côte de la rue principale, balayée en permanence par un ballet de tuk- tuk, des façades dont l’humidité n’a pas réussi à gommer le lustre d’origine abritent des entrepôts où s’entassent des sacs de riz, de cardamome, de café. Des arrières cours s’emplissent de l’odeur du gingembre séchant au soleil, des hommes suent sous de lourds ballots de thé vert, des liasses de billets passent de main en main. On n’y voit certes plus les palanquins incrustés d’ivoire des râjas d’hier, ni les galions des compagnies des Indes mouillés au large. Mais il ne fait aucun doute qu’ici, on connaît depuis des siècles la vraie valeur de Piper nigrum, le poivre noir de Malabar.