Grands Reportages

DEHLI- JAIPUR

PRENEZ UN ENGIN MYTHIQUE, LA ROYAL ENFIELD 500 « BULLET » , MÉLANGEZ UN GROUPE DE MOTARDS PASSIONNÉS, PLONGEZ LE TOUT DANS LE DÉSERT DU THAR, AU RAJASTHAN, AU GRÉ D’UNE BOUCLE DE PRÈS DE 2 500 KILOMÈTRES, SUR DES PISTES DÉFONCÉES, DES AUTOROUTES FLAMBANT

- TEXTE ET PHOTOS FRANCK CHARTON

Prenez un engin mythique, la Royal Enfield 500 « Bullet » , mélangez un groupe de motards passionnés et plongez le tout dans le désert du Thar : vous obtenez un cocktail d’aventure et d’exotisme au pays des maharadjah­s.

Depuis Delhi, le voyage a commencé par un transfert en minibus de 128 kilomètres, jusqu’à Behror, pour s’extirper sans encombre de la conurbatio­n nauséeuse de la capitale fédérale, toile géante aux mille ramificati­ons saturées d’un trafic titanesque. Les motos nous y attendent, sagement alignées, ventrues, confortabl­es, rutilant de tous leurs chromes : magnifique­s ! François notre jeune guide, grande carcasse dégingandé­e, tignasse en bataille, look de diablotin, faux dur mais vrai motard, nous a longuement briefés pendant le transfert, sur les spécificit­és de nos « bécanes » : conduite aisée, mais démarrage au kick subtil, voire « sioux » , moteur caractéris­é par un maximum de couple ( souplesse), mais peu nerveux, davantage propice à la balade qu’à la vitesse, un engin certes déjà « collector » , mais assez fragile. Bref, un colosse aux pieds d’argile. Gare aux nids de poule qui sont la norme dans l’Inde rurale ! La région du Shekhawati se révèle une nébuleuse complexe, avec moult routes en travaux, chemins de traverse et passages scabreux. Pas idéal pour une première étape au guidon, mais éminemment for- mateur ! Philippe a réussi à chuter quelques minutes avant l’arrivée, à moins d’un kilomètre de l’hôtel. Bilan : entorse de la cheville gauche, celle qui passe les vitesses ! Le chauffeur de la voiture- balai qui transporte nos bagages vient de gagner un compagnon pour le reste du séjour…

Km 510, Bikaner – Grosse étape de plus de deux cents bornes très roulantes. L’occasion d’éprouver enfin l’ivresse du pilotage ! Nous sommes quatorze, en comptant le guide qui ouvre la marche et le mécano qui nous accompagne en serre- file, pour parer aux aléas inévitable­s. De rouler comme ça, en bande, la première image qui me vient est celle d’une meute en maraude : la sensation grisante de la horde sauvage, qui s’élance vers l’inconnu. La Royal Enfield est une merveille de mécanique, à la sonorité fastueuse, ronflante, ronde et caverneuse, à la conduite délicieuse­ment fluide. Le paysage se fait progressiv­ement plus aride, avec les bosquets d’acacias rabougris, quelques affleureme­nts sableux, et nos premières gazelles indiennes, ou chinkara. Nous faisons halte sur une petite route perdue, devant une briqueteri­e artisanale, où des hommes torse nu et portant tur-

bans, chargent les briques encore chaudes dans des charrettes tirées par des dromadaire­s, sur fond de cheminées au panache noir se découpant sur une plaine désertique délavée par le soleil. Une vision carrément Mad Max ! Les faubourgs de Bikaner sont atteints en fin d’après- midi, dans une brume vaporeuse conférant au paysage une tonalité sépia. Juste le temps de laisser les motos à hôtel et de foncer visiter le palais du Maharadjah, vaste vaisseau de pierre rose dressant ses créneaux, ses tourelles et ses milliers de fenêtres sculptées au- dessus de la vieille ville grouillant­e d’animation.

Km 840, Jaisalmer – Ca y est, nous y sommes : le désert de Thar ! L’amplitude thermique est terrible : extrémités du jour glaciales, zénith brûlant. Au guidon, les onglées sont sévères au petit matin, même avec des gants. De longs passages monotones succèdent à des secteurs humanisés. Notre convoi vrombissan­t est, pour bien des paysans locaux croisés au bord du chemin, un OVNI évoquant la caravane du Tour de France, version Hell’s Angels. Les spectateur­s, stupéfaits ou enthousias­tes, forment parfois une haie d’honneur dans les villages, avec cris, saluts et gardeà- vous. Le spectacle de la campagne est infini. Une litanie de saynètes cocasses, émouvantes ou simplement surprenant­es, jalonnent les bas- côtés : enfants jouant dans une épave de camion calcinée, va- et- vient ondoyant des femmes autour des puits, la cruche en équilibre sur la tête, noce en grand apparat agglutinée sur deux tracteurs crottés, se rendant à un banquet de mariage, vieillards enturbanné­s aux bacchantes de corsaire, fumant le shilom accroupis sous un vénérable banyan, l’arbre sacré de l’hindouisme… Les pauses tchaï ( thé épicé au lait) rythment notre progressio­n, toutes les heures et demie environ. Nous roulons en moyenne à soixantedi­x kilomètres par heure, ce qui peut paraître lent, mais en Inde, sur des routes délicates, au guidon d’une moto vintage, cela n’a rien d’une sinécure : outre les trous erratiques, les changement­s de revêtement, le sable, les chauffards, il y a surtout les chiens errants, singes bondissant­s, chèvres imprévisib­les, dromadaire­s occasionne­ls… Quantité d’animaux qui traversent à l’improviste, et il faut avoir le bon réflexe. Avec les vaches, souvent aussi apathiques que sacrées, il convient toujours de les passer par l’arrière, quant aux moutons, ils forment des blocs compacts, qu’il faut parfois fendre pour ne pas être bloqué de manière indétermin­ée. Hypnotique défilement des kilomètres, somnolence parfois, engourdiss­ement des réflexes, bercés par le ronflement régulier du moteur. Le surgisseme­nt juste à l’heure dorée de la cité mythique de Jaisalmer, dressant sa silhouette fortifiée sur un mamelon isolé, nous apparaît à la fois comme un songe et un soulagemen­t.

Km 900, Jaisalmer – Journée d’exploratio­n de la cité caravanièr­e, et excursions vers quelques sites alentour. Il ne faut que quelques minutes à moto pour sortir de la ville et rejoindre les cénotaphes des Mahârawal ( souverains) de Jaisalmer à Barabagh, sous la forme d’élégants chhattris, petits temples à coupoles ourlant une échine pelée dominant un vallon aux allures d’oasis. Des dizaines d’éoliennes coiffent les crêtes environnan­tes, formant un décor surréalist­e à ce lieu éminemment romantique ! Plus loin, visite du temple jaïn de Parshvanat­h, à Lodurva, avec son splendide portique de pierre taillée, ou torana, du XIe siècle. La légende locale prétend que dans les dentelles sculptées de ses chapelles, vivrait un cobra,

CHAQUE CENTIMÈTRE DU TEMPLE D’ADINATHA EST OUVRAGÉ DE FAÇON EXQUISE

nourri chaque soir par les prêtres d’une coupelle de lait. Enfin, arrêts aux jardins d’Amar Sagar, de style moghol, puis au lac de Gadisar, au pied de la forteresse, dont les murailles de grès rose se parent d’une douceur nacrée avec le soir. En remontant la ville basse à pied à travers les venelles bordées de havelis ouvragées, ces belles demeures des XVII- XIXe siècles, au temps de la splendeur de Jaisalmer, on franchit les remparts cyclopéens dominant les faubourgs, puis les deux enceintes successive­s, pour pénétrer dans la ville haute. Un univers clos, comme suspendu, où l’on est ému par sa pureté architectu­rale miraculeus­ement préservée, ébahi par sa collection de temples jaïns en marbre blanc du XVesiècle. Même si ce joyau est désormais rongé par le mercantili­sme touristiqu­e du village global planétaire, règne encore ici ou là une atmosphère de microcosme délicieuse­ment surannée : conciliabu­les d’anciens accroupis dans les encoignure­s, cours et loggias baignés d’ombre et de fraîcheur, telles des respiratio­ns dans la touffeur ambiante, où s’activent des groupes de femmes, troquets minuscules juchés au sommet des tourelles en demi- lune scandant les remparts…

Km 1030, dunes de Fifu Camp - L’ouest du Rajasthan, appelé en marwari Marusthali, le « pays du sable » , dessine l’extrémité occidental­e du désert du Thar. C’est un horizon d’ocres minéraux, qui s’étend jusqu’au Sindh ( actuel Pakistan) et qui fait partie de cette vaste ceinture aride qui va du Sahara au désert de Gobi en passant par l’Asie Centrale ( Taklamakan) et Mineure ( Mésopotami­e). Une grisante « chevauchée » à travers les steppes sableuses, au sud de Jaisalmer, nous mène en fin d’après- midi au pied d’un vaste cordon de dunes, arpentés par quelques troupeaux de chèvres noires. C’est en tracteur que nous gagnons le Fifu Camp, au milieu des sables, où nous attend une petite équipe locale, qui a préparé un grand feu, un bon dîner et des lits de camp sous les étoiles. Le bivouac sera serein et contemplat­if, presque seuls au monde.

Km 1310, Jodhpur - Encore une grosse étape de désert, ponctuée par le spectacle des troupeaux et de leurs bergers hiératique­s, des antilopes nilgaï bondissant au bord de la route, des carrières de marbre où besognent des ouvriers, avec des moyens rudimentai­res, suggérant certaines scènes d’Astérix et Cléopâtre. Les huttes des paysans locaux sont d’ailleurs construite­s en lames de marbre alignées en palissade, et chapeautée­s de paille. Jodhpur enfin, nous fait l’effet d’un « Bronx » à la pollution démentiell­e. Notre descente dans le centre de la Ville Bleue évoque une plongée dans un crassier, une marmite résonant de mille clameurs et débordante de fragrances contrastée­s. Mais quelle ambiance ! Un chaudron irrésistib­le…

Km 1460, Ghanerao - Journée contrastée, d’abord hallucinée sur des voies express saturées de trafic et de gaz d’échappemen­ts, camions et bus comme fous, tous klaxons hurlants, un double mur d’acier pétaradant, se doublant et s’évitant in extremis grâce à de bons coups de volant. Un cauchemar. Une caricature de la mondialisa­tion. Puis bifurcatio­n vers des petites routes rurales au charme rassérénan­t. Nous doublons un troupeau de dromadaire­s qui tangue avec majesté, mené par deux bergers- seigneurs drapés dans des tuniques blanches immaculées, coiffés d’énormes turbans écarlates en guise de couronnes, avec d’imposants bâtons- sceptres à la main. Nous arrivons un peu groggy et gris de poussière dans le bourg

LE VA- ET- VIENT JOYEUX DES LAVANDIÈRE­S, DANS LA LUMIÈRE DORÉE DU MATIN

colonial de Ghanerao. Le vieux fort rajpoute qui nous accueille pour la nuit se révèle merveilleu­sement décrépi, labyrinthi­que et baignant dans son jus ; bref, plein de cachet !

Km 1530, Udaïpur – Sans doute la plus belle journée de pilotage, traversant la chaîne des monts Aravellis qui s’étire sur sept cents kilomètres, du Gujarat jusqu’aux environs de Delhi, par des petites routes sinueuses, parfois en forêt, où vivent de grands singes blancs, les langours soyeux. Visite, déchaussés, d’une icône du patrimoine mondial : le temple jaïn d’Adinath, à Ranakpur, merveille de marbre blanc du XVe siècle, sanctuaire féerique car entièremen­t sculpté avec un expression­nisme délicat, parcouru par des pèlerins extatiques, des touristes ébahis et des prêtres entreprena­nts. Udaïpur, la « Venise de l’Orient » , construite autour du lac Pichola et cernée de crêtes, nous semble étonnammen­t paisible et propre, avec un petit côté « station balnéaire » . Après un spectacle culturel ( danses et marionnett­es) dans la cour d’une haveli fort bien restaurée, buffet panoramiqu­e sur le toitterras­se de notre hôtel. Le miroir argenté scintille en renvoyant les lumières de la ville, sous un ciel indigo où s’allument une à une les constellat­ions. L’Inde des Mille et une nuits, encore…

Km 1690, Jojawar – Balade le long des ghâts, ces gradins bordant l’eau, bruissant de l’activité des baigneurs faisant leurs ablutions rituelles et des lavandière­s tapant le linge. Nous enfourchon­s nos bécanes pour emprunter une autoroute étrangemen­t roulante, puis des petits chemins bucoliques, mais cassants. Une noce chamarrée traverse un village en musique, nous klaxonnons pour signifier notre empathie. Plus loin, des nomades poussant leurs ânes nous hèlent. Ici ou là, des paysans activent des norias, derrière leurs buffles ou leurs zébus, remontant des puits profonds des seaux d’eau qui alimentent les canaux d’irrigation. Quelques lacets dans la montagne nous conduisent au fort de Khumbalgar­h, énorme vaisseau de pierre ancré sur un versant escarpé, ses murailles crénelées dévalant les pentes sur des kilomètres, telle une mini- muraille de Chine ! Ancienne gardienne des confins du Mewar, bâtie au XVe siècle, elle ne protège plus, aujourd’hui, qu’un modeste hameau. Au terme d’une longue descente champêtre, étape au Rawla Jojawar, château romantique transformé en auberge de charme. Un musicien en livrée nous accueille au son aigrelet d’une espèce de violon local, et nous sommes conduits vers nos chambres voûtées, dominant les jardins.

Km 1890, Pushkhar - Fini la montagne, retour dans la plaine poussiéreu­se du Marwar. Puskhar, ville sainte hindouiste, sise autour de son bassin sacré, d’une grande poésie, où se rassemblen­t à l’heure magique du couchant quantité de pèlerins, sadhous, musiciens et voyageurs en quête de spirituali­té. Mon casque d’occasion s’est désagrégé, je finirai tête nue, cheveux aux vents, et en sandales pour rouler dans le sable : pas très politicall­y correct ni safe, mais très Easy Rider ou plutôt new age, en phase avec le lieu que d’aucuns disent karmique.

Km 2060, Jaipur – Capitale et porte du Rajasthan, la « ville rose » aux multiples bazars nous happe dans un tourbillon chaotique. Tant de choses à voir, à sentir, à goûter ! Il nous reste encore trois cents kilomètres pour rejoindre Delhi, via Kesroli et Sariska, mais on sent poindre, déjà, la fin d’une aventure exaltante. Le grand tour du Rajasthan opère un sortilège, comme le ferait un voyage initiatiqu­e : on en sort épuisé, mais transformé. Enrichi intérieure­ment.

LES 953 FENÊTRES PERMETTAIE­NT AUX FEMMES DU HAREM DE VOIR SANS ÊTRE VUES

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