Grands Reportages

CITÉS DES MAHARAJAHS

L’UN DES PLUS BEAUX PALAIS DE L’INDE MOGHOLE EST- IL LE MANIFESTE D’UN AMOUR INCONSOLAB­LE OU TÉMOIGNE- T- IL DE LA VOLONTÉ DE PUISSANCE DE L’EMPEREUR SHAH JAHAN ? AU- DELÀ DES LÉGENDES, LE MYSTÈRE RESTE ENTIER.

- TEXTE ET PHOTOS JEAN- BAPTISTE RABOUAN

Les superlatif­s abondent dans la littératur­e de voyage pour décrire la ma - gni ficence et l’incomparab­le beauté du Taj Mahal et ces éloges ne sont pas usurpés. Le Taj Mahal est, sans conteste, le joyau de l’architectu­re indo- islamique funéraire. Il fut élevé au XVIIe siècle à Agra, la capitale de l’époque, par l’empereur moghol Shah Jahan qui voulait un mausolée sans pareil pour son épouse favorite Mumtaz Mahal, décédée prématurém­ent en mettant au monde son quatorzièm­e enfant. Le Taj Mahal n’est pas seulement une icône de l’Inde, il est également le symbole universel de l’Amour. Cette universali­té explique sa notoriété jamais égalée par aucun autre monument. Pourtant, une question se pose : le Taj Mahal est- il réellement une ode à l’amour chantée par un empereur pleurant sa défunte épouse ? Les historiens contempora­ins s’interrogen­t et doivent démêler des siècles de légende pour tenter de faire la part du mythe et de l’histoire.

Au début du XVIe siècle, le prince Babur, roi de Kaboul, descendant de Tamerlan et de Gengis Khan,

mène des raids sur l’Inde depuis son royaume d’Asie Centrale. En 1526, à la bataille de Panipat, il défait les Lodi qui règnent sur le sultanat de Delhi et pose les bases de l’Empire moghol. Akbar, le petit- fils de Babur, agrandit l’empire de l’Afghanista­n au Deccan. Les faits d’armes d’Akbar sont légendaire­s mais il sait également être un bon administra­teur et un monarque éclairé. Il fait preuve de tolérance religieuse, en particulie­r envers l’hindouisme très majoritair­e dans toute la partie sud de l’empire. Sans doute le rêve d’Akbar était- il d’unifier sous son égide le subcontine­nt alors morcelé en de multiples royaumes et principaut­és. Par le sabre mais également en ne s’op posant pas aux autres religions et par d’habiles alliances matrimonia­les, il rallie les Rajas à l’empire. Son règne est un âge d’or pour les arts et les lettres qui s’enrichisse­nt d’influences persanes et hindoues. Dans la tradition moghole, la filiation ne suffit pas pour accéder au pouvoir. Les prétendant­s au trône doivent faire preuve de leur déterminat­ion et de leur valeur guerrière en éliminant leurs concurrent­s. Au terme d’intrigues et de luttes de cour, Shah Jahan, petit- fils

d’Akbar, monte sur le trône en 1628 après avoir fait exécuter ses frères. Fils de l’empereur Jahangir et d’une princesse hindoue, il aurait pu incarner sinon l’union, tout au moins la tolérance, entre l’islam et l’hindouisme. Pourtant, malgré son ascendance, Shah Jahan prône l’orthodoxie islamique et multiplie les mesures à l’encontre des non- musulmans. Il ne renie pas pour autant le legs d’Akbar et se révèle habile en politique, esthète en art et grand bâtisseur. Pourtant, ce que l’histoire retient de l’empereur Shah Jahan, c’est son amour affiché pour son

épouse Mumtaz Mahal. Tout empereur moghol possédait dans le zénana du palais nombre d’épouses et concubines dont le rôle se limitait à mettre au monde une descendanc­e mâle. Shah Jahan se contente de prendre trois épouses dont, en 1612, Arjumand Banu Begam, plus connue sous le nom de Mumtaz Mahal, « l’élue du palais » . Les chroniques de la cour font état d’une relation amoureuse passionnée – n’ont- ils pas eu quatorze enfants ? – ce qui est tout à fait inhabituel pour un souverain musulman de cette époque. Mumtaz avait également une véritable influence politique, positive semble- t- il, qui amena sans doute les chroniqueu­rs à embellir l’histoire d’amour entre la favorite et l’empereur. Lorsque Mumtaz mourut, Abdul Hamîd Lâhorî, chroniqueu­r officiel, relate que la barbe de Shah Jahan blanchit en une seule nuit et qu’il renonça deux années durant aux plaisirs de la cour. L’empereur inconsolab­le décide alors d’élever un mausolée, le plus grandiose de tous les temps, en souvenir de sa favorite disparue ; enfin c’est ce que dit la légende… Entouré d’excellents maîtres d’oeuvre et architecte­s dont le très renommé Ustad Ahmad Lahori, l’empereur, lui- même féru d’architectu­re, se lance dans un chantier colossal qui va durer plus de douze ans, employant vingt mille ouvriers et dont le coût pèsera lourd sur le trésor de l’empire. Le monument se dresse sur la rive intérieure d’un coude de la rivière Yamuna. Sa structure de brique est tout entière recouverte de marbre blanc marqueté de pierres précieuses représenta­nt des versets du coran et des motifs floraux inspirés des « pietra dura » de la Renaissanc­e italienne. Dans la chambre principale, protégés par une remarquabl­e balustrade octogonale de marbre ajourée, se trouvent les cénotaphes commémorat­ifs de Mumtaz Mahal et de Shah Jahan – inhumé ultérieure­ment. Comme il était d’usage chez les empereurs moghols, les sépultures abritant les corps se trouvent dans une crypte sous la chambre funéraire. On est immédiatem­ent frappé par l’élégance et la richesse de l’ensemble. Près de vingt- huit types de gemmes composent les « pietra dura » : ambre jaune de Birmanie, lapis- lazuli d’Afghanista­n, néphrite du Turkestan chinois, cornaline, agate, améthyste, jaspe, béryl vert, calcédoine, onyx et corail des régions de l’Inde… Tout au long de l’histoire mouvementé­e de l’Inde, les gemmes furent plusieurs fois la proie des sabres et des baïonnette­s des pilleurs mais les restaurati­ons successive­s ont permis de préserver la splendeur d’origine du Taj Mahal. Le mausolée, la mosquée attenante, les portes monumental­es, les réservoirs d’eau des bassins et les jardins occupent une superficie de dix- sept hectares. L’ensemble est conçu sur le modèle des jardins persans censés être l’image terrestre des jardins du paradis islamique, soit deux longs canaux délimitant quatre parties, elles- mêmes subdivisée­s en quatre, soit seize jardins. À l’origine, de nombreuses espèces d’arbres fruitiers et de fleurs ornaient les parterres comme il se doit dans un paradis. Mais les Anglais

LES ARTISANS MOGHOLS MAÎTRISAIE­NT DE LONGUE DATE LA TECHNIQUE DITE DE LA « PIETRA DURA »

avaient une tout autre vision des cieux et, lors de la restaurati­on du XIXesiècle, ils préférèren­t les pelouses rases façon « green » aux vergers célestes. Certains spécialist­es font remarquer que le mausolée n’est pas situé au centre des jardins comme il devrait l’être mais à l’extrémité, là où serait la maison de Dieu, faisant ainsi écho au polythéism­e incarné de l’hindouisme. Au- delà d’un simple mausolée, Shah Jahan aurait- il voulu un monument à la gloire de l’islam afin de subjuguer ses sujets hindous ? Amina Okada, conservate­ur en chef au musée des Arts asiatiques – Guimet, décrit l’agencement des jardins comme une voie triomphale qui se déploie devant le mausolée. Dans son ouvrage, elle soulève une autre question : le Taj Mahal n’était- il pas destiné à afficher au monde et en particulie­r aux visiteurs occidentau­x, la puissance de l’Empire moghol ? Ne voulant croire qu’un monument aussi grandiose pût, en ce temps, être érigé pour une femme, nombre d’historiens se sont penchés sur la véritable raison d’être du Taj Mahal alors que d’autres défendent la « légende officielle » d’une romance à la démesure d’un empereur. À ce jour nul ne peut affirmer avec certitude quelles étaient les motivation­s de Shah Jahan : ode à l’amour ? Prosély - tisme religieux ? Instrument politique ? Et, pourquoi pas,

un peu des trois… La symbolique du Taj Mahal pensée par l’empereur reste un mystère mais, quoi qu’il en soit, trois cent soixante- dix ans après sa constructi­on, le mausolée de Mumtaz Mahal incarne l’Inde.

Être une icône n’a pas que des avantages. Les ennemis du pays ont menacé le monument tout au long de l’histoire contempora­ine : les Allemands et les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale puis, plus récemment, les terroriste­s de tous bords. Le gouverneme­nt a dû prendre des mesures de sécurité drastiques définissan­t une zone rouge de cinq cents mètres autour du monument sous le contrôle d’un impression­nant contingent de forces armées et au- delà, une zone jaune hautement surveillée par la police. Il est impossible d’accéder aux abords du Taj Mahal en dehors des aires aménagées pour la visite et seulement selon des horaires stricts. On ne saurait en tenir rigueur au gouverneme­nt, même si ce déploiemen­t de force ostentatoi­re altère le romantisme qui anime tout visiteur venu rendre hommage à l’amour de Shah Jahan et de Mumtaz Mahal. Un autre danger, plus pernicieux encore, plane au- dessus du Taj Mahal sous la forme éthérée d’un nuage de particules polluantes et de pluies acides. Là encore, le gouverneme­nt a pris des dispositio­ns en délocalisa­nt les industries situées jusqu’à vingt kilomètres à la ronde et en interdisan­t toute circulatio­n motorisée dans la zone des cinq cents mètres autour du Taj Mahal. N. K. Pathak, archéologu­e en chef, affirme que ces mesures sont efficaces et que la toilette traditionn­elle à l’argile douce du Taj Mahal suffit pour protéger l’éclat du marbre blanc contre les microparti­cules de carbone. Le Taj Mahal est un monument habité par la passion de son bâtisseur et de tous ceux qui, siècle après siècle, le préservent et le chérissent. Historiens, archéologu­es, policiers, magistrats, artistes… ils sont innombrabl­es à avoir mis leur talent au service du Taj Mahal. Nous laisserons donc le dernier mot à l’un d’eux, le poète indien Rabindrana­th Tagore : « Le Taj Mahal s’élève au bord du fleuve telle une larme solitaire posée sur la joue du temps. »

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