RAYMOND MAUFRAIS : LA GUYANE AU BOUT DE L’ENFER
JUILLET 1949. À VINGT-QUATRE ANS, RAYMOND MAUFRAIS SE DONNE UNE DIZAINE DE MOIS POUR RELIER LA GUYANE AU FLEUVE AMAZONE. OBJECTIF : APPROCHER DES TRIBUS INDIENNES INCONNUES QUI VIVENT EN TERRITOIRE INEXPLORÉ, ET RAMENER UNE HISTOIRE FORTE QUI NOURRIRA UN
Son crâne rasé et sa pipe n’ont pas abusé les broussards. « Tête Coco » comme on dit à Cayenne, n’a que vingt-trois ans. Raymond Maufrais, peu après son débarquement (juillet 1949), a fait quatre-vingtdix kilomètres à pied sous un sac de quarante kilos. Il pleuvait. Trois jours de marche ont tué ses bottes, et les averses de Guyane ont rouillé sa montre. Départ remis et réexamen des cartes. D’anciens bagnards et des tablées d’orpailleurs pissant le tafia comme nous la bière, ont baptisé bien des « paradis » de la Guyane : Pas de chance, Patience, Bas Espoir, Cent sous, Crique Morpion, etc. Raymond Maufrais est un jeune homme précoce. Précoce parce qu’il est impatient. Durant la guerre, à seize ans, il tente de gagner Londres. Blessé dans sa fuite, recueilli, soigné, il reprend des études qu’il oubliera une bonne fois pour toutes dans les maquis du Périgord et la libération de Toulon : croix de guerre. Sitôt qu’il eut l’âge légal, toujours impatient, Maufrais s’engagea dans les parachutistes de la Marine. Démobilisé, journaliste au Brésil, il couvre en reporter une mission d’exploration sur le Mato Grosso, et mange du caïman. Sept ans de bourlingue depuis ses premiers coups de feu contre les Allemands. Mais, pour les broussards de Cayenne, ce n’est qu’un blanc-bec, un journaliste obscur, sans relations, sans moyens, discrédité parce qu’il est pauvre dans un pays où l’on ne se connaît qu’un ami auquel on puisse faire confiance : l’or. En Guyane, tout s’achète avec des grammes d’or : les femmes, la pitié et les boîtes de corned-beef. Paris ouverts dans les cafés : « Une chance sur mille » , a dit un planteur d’ananas, vieux broussard. D’autres le tiennent pour un fumiste. Maufrais se donne huit à dix mois pour traverser les monts Tumuc-Humac, au sud de la Guyane, et relier le bassin du Maroni au bassin de l’Amazone. Des tribus d’lndiens vivent dans la selva, hommes inconnus dans une région inexplorée. Approcher ces Indiens avant que la saison des pluies n’aggrave les rapides, se faire comprendre et accepter, partager d’étranges repas et revenir avec la matière d’un livre choc dont il a déjà griffonné le titre : « Aventures chez les Tumuc-Humac » , tel est le but de Raymond Maufrais.
Un journal exceptionnel
Huit à dix mois de solitude. Le seul compagnon qu’il s’accorde, c’est un chien, Boby, choisi à Cayenne, un bâtard, poil ras,
ventre rosé, qui soulagera sa solitude d’un coup de langue, du moins l’espère-t-il. Sept cents kilomètres de marche. « Maufrais n’en reviendra pas » , a dit un autre broussard. Maufrais note le propos dans son journal et poursuit ses préparatifs. Ce journal est un document exceptionnel dans l’histoire de l’exploration. C’est au vif, dans les cris et l’humidité de la forêt, alors qu’il crève de faim, de froid et de solitude, que Raymond Maufrais a rédigé ces pages. Les singes rouges (cynocéphales à goitre) mugissaient autour de l’auteur cafardeux dans son hamac. Ce qui est extraordinaire, c’est que ni la fièvre, ni l’épuisement n’ont altéré la qualité de son style. À l’article de la mort, Raymond Maufrais écrit toujours aussi vivant. La Guyane est un prolongement de l’Amazonie. Des plantes parasites et des lianes onduleuses comme le long corps de l’anaconda resserrent le maillage de cette forêt dense qui ne compte pas moins de trois mille espèces à feuilles persistantes. C’est une forêt d’animaux fantasmatiques, déroutante par son épaisseur d’ombres, sa puissance, son foisonnement, plus impénétrable et plus vorace que la taïga eurasienne où le sort d’un évadé de la Kolyma se réglait en quelques jours. Un climat humide et lourd, bien plus éreintant que celui que nous connaissons en été, par temps d’orage, entretient l’exubérance de la forêt. Température moyenne en Guyane du mois le plus froid (janvier) : vingt-cinq degrés. Du mois le plus chaud (octobre) : vingt-neuf degrés. En toutes saisons, vers quinze heures, et au soleil : trente-et-un degrés. Cette chaleur et cette humidité, qui persistent en saison sèche, mènent la vie dure aux Européens. Réputé insalubre, le climat de la Guyane est réellement et terriblement insalubre.
La force d’être un homme
À l’époque du bagne (supprimé en 1937), les forçats, dont on doublait la peine par un temps égal de relégation, jouissaient, une fois libres, d’une liberté pourrie. Beaucoup de vers, beaucoup de champignons : les plaies non soignées suppurent. Ceux qui survivaient au bagne grattaient le sable des criques entre les crises de paludisme : l’or ! À l’exposition coloniale de 1930, un rocher de cent quarantetrois tonnes représenta le poids de l’or recueilli en Guyane depuis 1857. Mais en 1949, on n’extrait plus grand-chose des placers où l’on se bat au couteau pour la dernière richesse du pays : les femmes sont belles. « Terriblement intéressantes » , écrit Maufrais, elles passent dans les bras du voisin sitôt que leur amant en titre s’appauvrit ou s’affaiblit. La santé de ces trente mille habitants est plutôt lamentable. Le paludisme désagrège le quart de la population. Il faut ajouter à cela la syphilis et les conséquences
du tafia, cet alcool de canne qui saccage le foie plus rapidement que l’absinthe. Ajoutez encore une maladie extraordinaire. En 1946, on a recense mille cent lépreux. La vue de ces lépreux enthousiasme Maufrais. La lèpre, quel exotisme, quel dépaysement quand on vient de quitter la France et ses petits bourgeois grippés. L’évasion, thème romantique, est aussi le thème de notre siècle : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » , disait le poète. Quitte à palper des lépreux ou la queue d’un caïman. À plus de mille kilomètres de Cayenne, dans la Sierra Parima, au moment même où Raymond Maufrais épluchait des listes de mots indiens, l’expédition OrénoqueAmazone (Alain Gheerbrant) cherchait des sauvages qui fussent de vrais sauvages, d’authentiques primitifs. On les trouva. Nomades dans l’éternel crépuscule de la forêt, les Guaharibos (Yanomami) n’ont ni haches ni couteaux. Le seul outil qu’ils aient su se fabriquer, c’est une dent d’agouti (rongeur aux pattes de lièvre), ficelée sur un bout de bois. Ils mangent des vers, des chenilles, des fleurs de marais dont le coeur grouille de vermisseaux annelés. Et même de la terre, pourvu qu’elle soit grasse. Géophages comme Adam ou comme nos chevaliers d’Azincourt avant la bataille. Dans un premier livre, qui fut publié après sa disparition et qu’il dédiait aux angoisses de sa chère mère, Raymond Maufrais racontait ses vingt ans dans le Mato Grosso : « La forêt a su me captiver comme nulle femme au monde ne pourra jamais le faire. Avoir la force d’être homme. De renoncer à tout ce clinquant, de partir pour toujours, là ou il y a encore de la pureté, là où la vie est permise. »
Chemins liquides d’Amazonie
Départ le six octobre à deux heures du matin. Jusqu’au dixsept octobre, jusqu’au village de Sophie, Raymond Maufrais remontera dans les canots de la mission Thiébault, le cours du Mana, cours brisé par de multiples sauts. Comme en Amazonie, c’est par les fleuves, chemins liquides, qu’on pénètre le plus facilement dans les forêts de la Guyane. Les sauts sont des rapides. Lorsqu’un saut est trop dangereux, on décharge les canots et on emprunte un bistouri, une dérivation moins rapide de la
Indiens, anacondas, lianes… La Guyane est un prolongement de l’Amazonie
rivière. À Sophie, village d’orpailleurs, Maufrais revend son revolver. Les cinquante grammes d’or qu’il obtient lui serviront à payer ceux qu’il engagera au fur et à mesure de son avance dans l’Inini, porteurs martiniquais ou guides noirs. Le vingt-deux octobre, Maufrais doit soigner ses pieds. Des milliers de petits points blancs et grumeleux sautent sous les coups d’épingle. Ce sont les oeufs du ver macaque. Ils forment une chique sous la peau et pourrissent les chairs comme une gangrène. Extraction conseillée. Trop tardive, c’est l’amputation. Un des vers corrosifs de la Guyane. Un parmi tant d’autres. Mais le moral de Maufrais ne fléchira qu’aux premiers jours de novembre, quand la saison des pluies le surprendra avant qu’il ne soit au coeur du sujet, chez les Tumuc-Humac. « Pluie, cafard » , écrit-il. Cette saison des pluies dure environ quatre mois, de novembre à février. Chaque jour désormais, les pluies vont se prolonger, gagner en violence, gonfler les sauts, refroidir la nuit, entretenir l’humidité et l’obscurité de la forêt, accélérer les fermentations, propager la boue et les vers sous un ciel blanc sale. Le quinze novembre, au village de Grigel, un gendarme remarque son air triste : — Si vous n’avez pas bon moral, inutile de partir. — Non, moral excellent. « C’est faux, mais on me prendrait vraiment pour un fou si l’on savait que je pars avec appréhension. » Là-bas, dans la Sifara Parima, sous la même pluie et sur un affluent de l’Amazone, Gheerbrant et ses compagnons comprennent pourquoi les Indiens mariquitares désignent du même mot la couleur verte, l’humidité et la souffrance. Dans les marais où plongent des caïmans effrayés par son approche (petits mais vifs !), Raymond Maufrais chante à tue-tête pour s’encourager. Il tire son canot. « Méthode dangereuse » , lui disent les pêcheurs Bosh qui l’accompagneront pendant quelques jours. Les Bosh ont une peur bleue des gymnotes. Ces anguilles à tête plate, à crête molle, ondulant entre les racines immergées, frappent d’une puissante décharge électrique ceux qui les frôlent. Coma convulsif pour la victime. Autre danger : les raies enfouies dans la vase. Leur queue pustuleuse plante un dard empoisonné : fièvre aiguë pour la victime. Parmi les Bosh à la peau cuivrée, dans cette forêt qui les isole, Maufrais en vient à trouver étrange la couleur de sa peau. Mais sitôt qu’il écoute la nuit (crapauds buffles, singes rouges), l’angoisse le submerge. Sa marche, pensait-il, le délivrerait de sa peur. C’est plutôt le contraire : plus il pénètre dans l’Inini, plus son cafard s’accentue. Raymond Maufrais écrit de grandes pages dans son journal. Écrire le soulage. « Pourquoi seul ? » s’étonnent les Bosh. En France, les propositions n’avaient pas manqué et, après ses refus, les encouragements de ceux qui s’étaient proposés. Chez les scouts, ses amis l’avaient totémisé : Otarie téméraire. Otarie parce qu’il nage à merveille. Téméraire, parce qu’il ose.
L’enfer sans retour
Le 12 décembre, Raymond Maufrais fixe son chien Boby. Il est seul. Comme Robinson. Les Bosh, qu’il a refusé de suivre, se hâtent vers un dépôt de vivres pendant qu’il s’évertue à chasser. La forêt est si touffue que le gibier est invisible ou désespérément furtif. Un oranger, isolé, fabuleux, le régale de ses oranges. Il dévore un serpent, une tortue, des poissons (entrailles comprises, afin de faire du poids). Marche dure : trente kilos sur le dos, moins de deux kilomètres par jour. Les soirs de famine, Boby s’énerve, rôde et gronde pendant que Maufrais trompe sa faim comme il a trompé sa peur en noircissant des pages de journal. Des coliques sèches, des selles sanglantes l’ont affaibli. La faim
Son moral ne fléchit qu’aux premiers jours de novembre, lorsque le surprend la saison des pluies
l’immobilise : c’est le camp Robinson où il grelotte au crépuscule et qui bourdonne comme une centrale : essaims de moustiques, milliards de mouches. Ce qui caractérise la Guyane, c’est le nombre et la variété des insectes : criquets, mantes, blattes, mouches, termites, guêpes, fourmis, etc. Et, comme dans toute l’Amérique du Sud, d’étranges inversions. Un oiseau comme le colibri a la taille d’un bourdon. Inversement : des papillons ont l’envergure d’un pigeon. Il existe des fourmis grosses comme des souris. Ces insectes sont immangeables. Maufrais exulta le jour où il put tuer un ouistiti de la taille d’un chaton. Boby a faim. Le trois janvier, Maufrais tua Boby qui lui montrait les dents, et pleura, de rage et de tristesse, une fois qu’il l’eut mangé. Toujours plus seul. Toujours plus faim. La forêt foisonne d’oiseaux, trop brusques, trop furtifs pour qu’il puisse les abattre après des heures d’affût. Un matin d’insomnie, il se bouche les oreilles pour ne plus entendre le cri répété d’un oiseau répondant à « l’orage des singes rouges » . Son journal fait état de perceptions étranges qu’il décrit avec toujours autant de talent. Près du camp Robinson, la rivière, qui gronde, module tous les refrains de son enfance. Gros comme une noix, le crâne du ouistiti pendait sur son sac. Sa puanteur et quelques vers blancs ne le dégoûteront pas. Il le suce, il le ronge. Pourquoi s’obstine-t-il ? Orgueil, refus de céder à sa peur, délire, diront certains. « L’esprit de contradiction forme l’essentiel de mon caractère », écrit-il. À toutes les étapes de son aventure, tout le monde lui a déconseillé de poursuivre : c’est une raison d’insister. Le 13 janvier, il fait son choix. Sac léger, sabre court : il prendra par la rivière et se laissera porter, comme une otarie, jusqu’au prochain village.
Avalé par la forêt
On ne connaît pas le sort de Raymond Maufrais. Au lieu qui porte désormais son nom – Point Maufrais – des Indiens émerillons retrouvèrent son carnet, son fusil et son hamac. Son père, Edgar Maufrais, ne crut jamais à la mort de son fils. Il y eut des recherches, des rumeurs. En 1952, l’expédition lourde (trente hommes), de Francis Mazière franchira les TumucHumac. Le chef Émerillon, Maupera, sera catégorique : Maufrais vivant, impossible ! En montagne, les imitateurs se multiplient dans le sillage du soliste Messner. Mais peu d’aventuriers ont osé, comme Maufrais, affronter seuls la forêt amazonienne. Au cours de l’expédition Orénoque-Amazone, Gheerbrant se demanda ce qu’était la forêt vierge des Gaules et d’avant les Gaules : « Elle était sans doute plus terrible que celle-ci » , écrit-il. Voire. Jamais une forêt tempérée n’aura l’épaisseur et la voracité bourdonnante d’une forêt tropicale, son estomac et ses sucs digestifs. Comparez la couleuvre à l’anaconda (huit mètres de long, l’épaisseur d’une cuisse) et choisissez entre les deux reptiles pour un corps à corps dans le feuillage.