Grands Reportages

LE BLOC-NOTES DE SYLVAIN TESSON

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De bons amis m’emmènent crapahuter dans le massif du Salève, non loin de Genève. Nous grimpons de gradins en ressauts et de vires boisées en talus d’éboulis. La vue sur le Léman se découvre, l’air est délicieux et la forêt respire la bonne odeur humide des arbres comblés par les récentes pluies. Seul bémol : ces plaques mortuaires qui fleurissen­t partout sur les parois de France et de Navarre. À chaque accident, les proches du défunt trouvent nécessaire (plutôt que de prier pour le malheureux ou d’entretenir sa mémoire par la pensée) de clouter des plaques en métal. Tout le monde est ainsi au courant que Gégé a glissé et que Mauricette ne l’oubliera pas. Assis sur une arête (que les topos de la grande époque du Salève appellent le Sphinx), je contemple cette belle forêt mixte, hachée de courtes parois calcaires et je rêve à la leçon de philosophi­e que nous donnent les arbres en permanence. Ils nous enseignent une forme de pudeur et de savoir-vivre. Ils poussent vers la lumière en prenant soin de s’éviter, de ne pas se toucher, et leurs frondaison­s se découpent dans le ciel sans jamais pénétrer dans la frondaison voisine. Les arbres, en somme, sont très bien élevés, ils tiennent leur distance. Ils sont généreux aussi. La forêt est un organisme total, composé de milliers d’individus. Chacun est appelé à naître, à vivre, à mourir, à se décomposer – à assurer aux génération­s suivantes un terreau de croissance supérieur à celui sur lequel il avait poussé. Chaque arbre reçoit et transmet. Entre les deux, il se maintient. La forêt ressemble à ce que devrait être une culture. Et leur courage ! À SaintPierr­e-et-Miquelon j’ai vu des braves. Ils étaient nains et recréaient en miniature des forêts profondes hautes de cinquante centimètre­s, entre des blocs de granite battus par des vents constants. Ils sont mélomanes. Ils grincent, chuintent, bruissent. Leurs feuillages murmurent des secrets. Leurs troncs se plaignent de souffrance­s. Entrer dans la forêt, c’est s’installer sous l’orchestre. Mais la musique est douce et accueille souvent le silence dont l’historien Alain Corbin vient d’expliquer dans son Histoire du silence combien il est une marque de la civilisati­on. L’arbre est à la fois un être de la terre et de l’air. Il puise sa force dans l’ombre pour boire des photons. Il lie le monde d’en bas et le royaume d’en haut. C’est une passerelle entre les souterrain­s chtoniens et la lumière. L’arbre est un être magique puisqu’il est le réceptacle de tous les éléments (sauf du feu, bien sûr). Les arbres sont princes de l’immobilité. Ils prouvent que la puissance ne se définit pas par le mouvement. Leur royaume est le terrain qu’ils couvrent de leur ombrage. Parfois, il est bon de faire l’arbre. S’asseoir sur la terre. Humer la lumière. Laisser la fourmi nous escalader. Le Bouddha s’était un jour assis au pied de son pipal et il avait été saisi par des pensées. Moi, quand je m’assieds au pied d’un arbre, j’ai envie de grimper dedans au bout de cinq minutes. Les arbres nous apprennent à nous méfier du regard global. Vous voyez la forêt de loin, vous croyez que c’est une masse indistinct­e composée du même arbre mille fois reproduit. Et pour peu que vous avanciez, vous vous rendez compte que chaque arbre est singulier. Les arbres sont des « gens » comme disait Dersou Ouzala, le petit chasseur de Sibérie orientale dont l’écrivain Vladimir Arseniev a fait un héros littéraire et éternel. Parfois, la littératur­e et les arts ont joué à humaniser les arbres. Tolkien, créa une armée d’« arbres-soldats » qui venaient à la rescousse des Hobbits contre les forces du Mordor. Il les appelait les « Ent ». La pauvre Séraphine de Senlis, il y a plus de cent ans, peignait des arbres et des buissons pleins d’yeux fous et de regards avides. Daphné du Maurier, dans l’une de ses nouvelles, imagina un pommier doté de raison et d’esprit de vengeance. J’aimerais bien me faire enterrer sous un arbre. La chair, se décomposan­t, serait aspirée dans le système ligneux, distribuée dans les fibres jusqu’aux nervures des feuilles. Je rendrais ainsi à la nature ce que je lui ai raflé. Ce serait l’invention de la souche tombale après la pierre du même nom.

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