Joshua Slocum
PREMIER MARIN À AVOIR RÉALISÉ, ENTRE 1895 ET 1898, UN TOUR DU MONDE EN SOLITAIRE, JOSHUA SLOCUM CONTINUE D’INSPIRER DE NOMBREUX NAVIGATEURS CONTEMPORAINS. TROIS ANNÉES DE LIBERTÉ ET D’AVENTURES DANS LE SILLAGE D’UN HOMME ET DE SON BATEAU ? RÉCIT À LA RENC
Modeste retraité, M. Slocum. En concluant le récit de ses trois ans, deux mois et deux jours de circumambulation autour du monde, sa plume ironique insiste. Être le premier marin de l’histoire à tracer sans y rester corps et biens quelque quarante-six mille miles (quatre-vingt-trois mille kilomètres…) seul sur un petit voilier : à quoi tient au fond l’exploit, que bien des experts jugeaient impossible ? À part « quelques années d’apprentissage », « je ne vois qu’un outillage de charpentier assez réduit, une pendule en fer-blanc et quelques clous de tapissier pour faciliter l’entreprise ». Même à des années-lumière de ce que sont devenus la voile et les voiliers aujourd’hui, les préceptes du vieux capitaine, côté navigation en solitaire, à bien lire, sont limpides : de quoi réparer son bateau. De quoi le guider sur les mers. Et, nous allons y revenir, des réponses inédites et inventives pour en être, à soi tout seul, son propre équipage…
Naufrages et mutineries
L’histoire pourrait appareiller à l’hiver 1892. Nous sommes à Boston. Le capitaine Joshua s’ennuie ferme. À quarantehuit ans, sa trajectoire de marin – sa vie entière – semble au point mort. Il vieillit. Et la mer est en train de changer autour de lui. Les grands trois-mâts barques, clippers et autres cap-horniers, seigneurs des routes commerciales océaniques qu’il a tant aimé commander, sont une espèce en voie d’extinction, supplantés par le perfectionnement des hélices et de la vapeur. « Je suis né dans le souffle du vent » : Joshua Slocum est un « voileux », comme on ne le dit pas encore. Il méprise – déjà – les moteurs, lui dont le curriculum, depuis son premier embarquement (fugue, à quatorze ans pour s’engager comme moussecuistot sur un morutier), ne parle que du grand largue. De sa beauté et de sa dureté. Australie, Alaska, Pacifique, Indonésie, mer de Chine, Amérique du Sud… Slocum a tout connu, des commandements prestigieux aux pires coups de chien. Tout. Jusqu’aux infortunes des naufrages, des cargaisons perdues, des épidémies à bord, sans oublier les associés retors et même les procès, une fois revenu à terre : il a tué un marin, lors d’une mutinerie de son équipage dans le Pacifique. Conrad aurait pu faire de Slocum l’un des héros défaits de ses nouvelles de mer ?
Repartir, toujours…
Depuis le décès de sa première femme (sept enfants, et une vie à bord avec le capitaine) et malgré un remariage, ces dix dernières années écoulées ressemblent à la progression d’une voie d’eau, dont l’énergie et l’expérience de Joshua Slocum ne peuvent qu’à peine contenir la montée. Cinq ans auparavant, il a tout perdu. Sa richesse et sa fierté sur terre, le trois-mâts barque Aquidneck (« une beauté parfaite ») s’échoue sur les côtes du Brésil. Abattu, Slocum ? En moins d’un an, il va construire de ses mains, à partir de l’épave, un canot de onze mètres, qu’il nomme Libertad (!). Et ramener sa famille à bon
port, aux États-Unis. La publication à compte d’auteur de cette odyssée ne suffit pas à le remettre à flot. Sa femme jure qu’on ne l’y reprendra pas à partir en mer. Joshua Slocum est donc à terre. Il travaille comme charpentier de marine. Devient un peu cultivateur. Ou pêcheur. Un marin à terre n’est pas un marin ? Il acceptera, pour vingt mille dollars, de convoyer et livrer une canonnière à vapeur au gouvernement brésilien. Un marin dans les vents tournants des révolutions n’est pas un marin ? À Bahia, la canonnière est sabordée dans l’arsenal. Le gouvernement ne paye pas. Abattu, Slocum ? Le capitaine, qui incarne bien des traits de la philosophie américaine montante de l’époque (le pragmatisme) a déjà une autre « entreprise » en route. Dont nul ne sait –
et probablement pas encore Slocum lui-même – qu’elle va l’embarquer vers la grande histoire de la navigation.
La naissance du Spray
Ce fameux hiver de 1892 donc, un ami capitaine de baleinier, lui a offert… un bateau. Un cadeau ? « A joke », « une blague », écrira Slocum, en découvrant dans un champ de Fairhaven, la coque d’un vieux sloop conçu pour la pêche aux huîtres, pourrissant sous sa bâche. Devant un public clairsemé et sceptique de cap-horniers venus du port de New Bedford tout proche, il va pourtant entreprendre de littéralement ressusciter l’épave. Désoeuvrement ? Rêve d’aventure ? Possible « rentabilité » future ? Nostalgie ? Strictement aucun pourquoi à cette reconstruction n’est avancé dans le récit de Joshua Slocum. Mais techniquement, tout y passe. « J’ai l’intention que mon bateau soit robuste et solide. » Quille, couples, étrave, bordée, pont, aménagements, mâture : entre commérages et coups de main providentiels, le voiler est intégralement reconstruit, calfaté et peint en treize mois, pour la somme totale de « cinq cent cinquantetrois dollars soixante-deux »1. Onze mètres vingt pour onze tonneaux de jauge brute. Quelques modifications de ligne et de volumes. La seule trace de l’origine du navire demeure son nom, le Spray, peint en grandes lettres blanches sur son tableau arrière. Du neuf avec du vieux, du pas cher qui vaut tout l’or du monde : cela pourrait synthétiser le style de l’aventure de Joshua Slocum. Pendant presque deux ans, de petites navigations entre amis en tentatives piteuses de pêche sur la côte du Massachusetts, le Spray et son capitaine font littéralement des ronds dans l’eau. Insistons sur un fait : dans son récit2, à aucun moment, la genèse même du projet de Joshua Slocum n’est avancée, évoquée, argumentée, discutée. Du côté de la parole du Père, la horde des navigateurs solitaires à venir devra se contenter à jamais d’un laconique : « J’ai décidé de faire le tour du monde, et comme, au matin du 25 avril 1895, le vent est favorable, à midi, je lève l’ancre et je quitte Boston. »
Une nouvelle équation en mer…
Le voyage de Slocum autour des mers va durer trois ans. Inutile d’aligner des moyennes de vitesse ou de miles parcourus à bord du Spray. Lui-même, hormis ses relevés journaliers et quelques segments de route plus longs (dont une ligne droite de deux mille sept cents miles en vingt-trois jours dans l’océan Indien qu’il qualifie de « parfaite »), ne fera jamais le calcul. Il n’est surtout pas en course avec qui que ce
Devant des cap-horniers sceptiques, Slocum entame l’improbable résurrection du vieux sloop
soit, et surtout pas avec luimême. Slocum a le temps. Il ne part découvrir ni île, ni continent. Il le sait : « Trouver sa route vers des pays connus est déjà une bonne chose. » Son passé de capitaine, et le style passablement roots de son « entreprise » le dégagent aussi partiellement d’une catégorie naissante de marins de l’époque : celle des plaisanciers. Des yachtmans. Slocum et son très rustique Spray, pour le moins, n’ont rien à voir avec les riches propriétaires des (sublimes) unités flambant neuves qui commencent à naviguer, voire régater entre elles3 sur les côtes américaines, anglaises ou australiennes. Non. Les trois années de navigation du Spray inaugurent avec simplicité et poésie, humour et chaleur, une ère absolument inédite des rapports entre l’homme et la mer : les océans peuvent être le théâtre d’un vagabondage éclairé, libre et heureux pour un homme seul. Slocum a beau être modeste (« il suffit de bien comprendre son travail et d’être prêt à tout »), il va, dans son style, enterrer des pans entiers et millénaires d’histoire maritime, qu’elle soit exploratoire, conquérante ou commerciale. Le Spray appareille… Lever l’ancre, certes. Mais pour aller où ? Belle question. Les navigateurs le savent : il n’existe que deux façons de faire le tour du monde sérieusement par les trois caps. D’est en ouest. Ou d’est en ouest. La boussole de Slocum semble d’abord vouloir pointer vers l’est. Vers Gibraltar, précisément. Une option fort prudente, pour une première
Aux portes de la Méditerranée, le capitaine fait demi-tour : cap sur le Horn !
solitaire ? Depuis l’ouverture de Suez (1859), la Méditerranée n’est plus un cul-de-sac. Le canal permet la liaison vers l’océan Indien, en shuntant le cap de Bonne-Espérance. Sur les côtes nord-est des États-Unis, en remontant la Nouvelle-Écosse avant de s’engager dans l’Atlantique, Joshua complète l’armement du Spray. Une bonne lanterne. Un doris (canot) pour aller à terre. Et surtout (il n’aura de cesse d’en louer ses services, y compris après avoir osé la faire bouillir pour la nettoyer), une horloge en fer-blanc négociée pour un dollar. L’article de bazar remplacera avec exactitude les coûteux chronomètres de marine, indispensables aux calculs de longitude. Pour la première fois surtout, il doit manoeuvrer seul les onze mètres du Spray. La question de la taille « idéale » d’un bateau pour un seul homme occupe toujours les solitaires aujourd’hui ? Des coups de vent au large aux
Naviguer loin, longtemps et seul ? La recette n’a pas fini de générer des rêves de marins…
manoeuvres de port, Slocum a beau avoir équipé le Spray de tous les retours nécessaires au réglage des voiles vers le cockpit, entre les focs et la voile aurique, il en bave.
Seul à la barre
En attaquant la traversée de l’Atlantique vers les Açores, il est inquiet. La solitude qu’il est venu chercher est bien au rendez-vous à bord. Il commence à discuter avec un compagnon imaginaire, « l’homme de la lune », qu’il pense être le pilote de la Pinta de Christophe Colomb, et qui va devenir son confident en mer durant trois ans. Mais il n’y a personne d’autre que lui pour tenir la barre. Comment assurer une route vingt-quatre heures sur vingtquatre sans équipage ? Dans les mers difficiles, Slocum tiendra le coup jusqu’à trente heures d’affilée. Sous des airs plus établis, le pragmatisme et l’expérience prennent la relève : bien avant les pilotes automatiques qui feront rêves et cauchemars de générations de solitaires, le capitaine se contente simplement de bloquer la barre d’un simple bout (cordage). Le Spray, correctement réglé, tiendra souvent son cap tout seul durant des jours, « sans dévier d’un quart de quart C’est assurément la première fois qu’un bateau est ainsi mené aussi longtemps « sous pilote » sur les mers, sans personne à sa barre.
La terreur du cap Horn
À Gibraltar, le programme du capitaine déclenche une vive curiosité. Des officiers britanniques lui déconseillent pourtant de continuer. Passé Suez, la piraterie en mer Rouge ne pourrait faire qu’une bouchée de l’équipage fort réduit du Spray. Qu’à cela ne tienne : il fait carrément demi-tour. Le premier tour du monde se fera d’est en ouest, en commençant par le Horn. Le Spray repointe sur l’Atlantique, semant des pirates sur les côtes marocaines, embraye les régimes d’alizés, frôle les Canaries, le Cap-Vert, s’englue dans le Pot-au-Noir. Puis touche des côtes familières à son capitaine : le Brésil. Côté vie à bord, le rythme s’est posé. Lecture, beaucoup. Entretien et réparation. Cuisine (poissons volants, biscuits chauds au beurre, patates, café). Escales à Montevideo, Buenos Aires. Un échouage sans dommage sur une plage plus tard, et, le Spray est dans le Grand Sud d’alors. La « terreur du cap Horn » se précise. Au large des côtes patagones, une énorme lame progresse vers le bateau. Joshua Slocum a juste le temps d’affaler la voilure. Et de grimper sur son mât. « Cramponné dans le gréement, j’ai vu disparaître totalement la coque du Spray pendant au moins une minute. »
Alarme anti-intrusion
Dix mois après son départ, il enroule le cap des Vierges et s’engage dans le détroit de Magellan. Le 14 février 1896, il mouille à Punta Arenas. Devant lui : le dédale « sinistre » des canaux étroits et désolés qui séparent la Patagonie de
Le style Slocum : la modestie. Une immense expérience. Et la chaleur d’un Yankee pragmatique
la Terre de Feu. Les violences démentes des williwaws, ces vents rafaleux et traîtres qui dégringolent des montagnes, rendant la mer parfois totalement blanche. Sans oublier la menace des Indiens fuégiens, qui attaquent ou incendient parfois les navires. Les coups de semonce au fusil seront nombreux, face aux pirogues des natifs. Le Spray essuiera des jets de flèches. Les nuits au mouillage, sur le conseil d’un capitaine autrichien, Slocum tapisse le pont de clous de tapissier, histoire de dormir tranquille. Un soir, l’alarme anti-intrusion fonctionnera à plein : « Je n’ai pas besoin d’un chien : ils hurlent comme une meute. » Côté navigation pure, Slocum va gagner son Pacifique aux limites de l’usure et de la ténacité. À la sortie du détroit de Magellan (cap Pilar), la tempête le cueille et le rejette « à sec de toile » droit vers le Horn. Retour Punta Arenas. Et seconde traversée du canal de Magellan.
Cartes postales d’une Terre plate…
Trois mois d’épreuve et de tension pour passer un cap ? En s’échappant de l’Atlantique, Slocum hurle sa joie aux mouettes et aux phoques : « Pourquoi ne pas se réjouir d’avoir eu de la chance, tout simplement ? » Après quatre-vingt-dix jours passés dans ce vaste enfer du Horn, l’immensité de l’eau libre à courir accompagne désormais le Spray. Une page aux douceurs de tropiques et d’exotisme s’ouvre en grand. Sur la route de l’Australie, Joshua Slocum devient – le genre littéraire n’est pas près de s’éteindre – le chroniqueur d’une liberté rare. Les escales ont des goûts inattendus
de beignets frits offerts aux enfants (sur l’île Juan Fernandez), de réception chez la veuve de Robert Louis Stevenson ou de cérémonies indigènes (îles Samoa), de visites d’écoles et de balades à cheval. En octobre 1896, il mouille dans la baie de Sydney pour plus de deux mois. Le Spray maraude vers la Tasmanie, avant de remonter la Grande barrière de corail (« en mémoire à James Cook »), et de filer ouest, vers la mer de Timor et l’océan Indien, via le détroit de Torrès. Escales aux îles Cocos : « le paradis ». Rodrigues : « un conte de fée ». À l’île Maurice, il donne des conférences à l’opéra, promène « pour les remercier de leur hospitalité à ma pauvre manière » un aéropage de jeunes filles : « Jamais navire n’eut plus bel équipage ! »
Cap sur Newport
Une traversée sous la sérénité des alizés le long du Capricorne s’achève. Là encore, Joshua Slocum esquisse, pour les générations de solitaires à venir (relisez Alain Gerbault ou Bernard Moitessier), les grands chapitres des charmes et de l’indolence des îles et des tropiques. Navigation parfaite ? Malgré un coup de chien dans le canal du Mozambique, Slocum sait parfaitement que son « entreprise » est en passe de réussir. Durban, puis Le Cap. Quatre mois de « repos » bien mérité sur la pointe de l’Afrique. La vie sociale d’un solitaire, à terre, est intense. L’épopée du Spray passionne. Ses conférences remplissent sa caisse de bord. Il voyage, en train, dans les plaines du Transvaal. Discute Afrique et navigation avec le grand explorateur Stanley. Et lorsqu’il narre son tour du monde au président Kruger, il se fait gentiment rabrouer : « Un voyage autour du monde est impossible, M. Slocum. Puisque le monde est plat .» En mars 1898, il attaque sa dernière grande étape. Dans l’Atlantique Sud, il dort dans la chambre de Napoléon à Sainte-Hélène. Sur les côtes du Brésil, il s’inquiète très sérieusement d’un risque inattendu : la guerre hispanoaméricaine, qui vient de se déclarer, pourrait bien voir le Spray arraisonné en mer. Grenade. Mer des Sargasses et Gulf Stream. Le capitaine retrouve l’étoile polaire sans rencontrer pavillon ennemi, et cavale droit sur le cap Hatteras. Il essuiera « la plus violente tempête du voyage » au large de New York. Dans l’épisode, son double à bord, n’est plus là. « Je ne le reverrai jamais » : le pilote de la Pinta s’esquive, mission accomplie. À une heure du matin, le 27 juin 1898, le Spray, après s’être faufilé au ras des cailloux pour éviter les mines qui protègent la rade de Newport, arrive pacifiquement à quai, sur son erre. Modeste Slocum. Il note que le bateau est en meilleur état qu’à son départ. Et lui-même se trouve « rajeuni de dix ans », avec juste quelques kilos de plus qu’à son départ…
38 mois de voyage. Le bateau et Joshua sont en bien meilleure forme qu’au départ