SANS DOUTE FAUT-IL AVOIR TRACÉ SA ROUTE QUELQUES ANNÉES DURANT...
pour percevoir à quel point certains lieux possèdent, dans le coeur et dans l’identité des Norvégiens, une aura quasi mystique. Loin de l’évidence des Lofoten ou des fjords de Geiranger, des maisonnettes proprettes de Bergen ou des falaises du Lysefjord, ils échappent longtemps à notre curiosité, comme tapis dans l’ombre, jaloux de leurs secrets. Rondane ? Tout au plus un air de « déjà entendu », une étrange récurrence, qui finit par en devenir intrigante, pour ne pas dire obsessionnelle, au fil des ans. Simple confetti en retrait des dentelles côtières de la carte de Norvège, Rondane semble s’effacer, encore, modeste chaîne de montagnes, dépassant de peu les deux mille mètres, dans l’ombre des sommets du Jotunheimen. Et pourtant. Évoquez ce nom aux consonances quasi latines auprès des montagnards du cru, et vous constaterez qu’une part de l’identité nationale palpite, quelque part, sur ces hauts plateaux scandinaves.
LE CULTE DE LA NATURE
Pour cerner parfaitement le « mythe » Rondane, il convient de se remémorer cet étrange culte identitaire qu’entretient le pays avec la nature. On citera, entre autres, le fameux « Allemannsretten », le « droit d’accès à la nature » présent dans la constitution norvégienne (mais également en Suède ou en Finlande), qui autorise quiconque à pénétrer sur les terrains privés pour profiter de la nature (tout en respectant son prochain, il va de soi). Ou encore, la place importante occupée, après guerre, par les tenants de « l’écologie profonde », un mouvement incarné par le philosophe Arne Naess, ou par des ONG telles que Framtiden i Vare Hender (L’Avenir entre nos mains) ou Norges naturvernforbund (Les Amis norvégiens de la Terre). Dans les faits, la nature norvégienne occupe, dans l’identité nationale, une place à part entière. Comme un miroir des valeurs profondes de la nation, entre originalité historique et identitaire, pureté et égalité, respect et responsabilité.
LE PREMIER PARC NATIONAL NORVÉGIEN
Avec la montée en puissance de l’écologie profonde dans la Norvège d’après-guerre, est apparue la nécessité de protéger les espaces sauvages du territoire national des excès de l’activité humaine. Et c’est en 1962 que fut créé le premier parc national du pays : Rondane. La formule adoptée, au-delà de la préservation des paysages pour les générations futures et de la protection de la végétation rare ou de la vie
animale sauvage, intègre une ouverture du parc à des fins pédagogiques ou récréatives. Ainsi, si le découpage du parc prend soin d’éviter les zones habitées (souvent de simples cabanes utilisées par les Norvégiens le week-end, mais aussi quelques fermes), il comporte également quelques refuges du DNT (Den Norske Turistforening), l’équivalent de notre Club alpin français. Aujourd’hui, le parc national de Rondane couvre une superficie de près de mille kilomètres carrés, dans les comtés d’Oppland et de Hedmark, et s’inscrit dans un ensemble plus large de plusieurs parcs, avec une continuité territoriale vers ses voisins de Dovre et Dovrefjell-Sunndalsfjella, mais également une proximité immédiate de parcs tels que Jotunheimen ou Reinheimen.
DIX SOMMETS DE PLUS DE 2000 MÈTRES
C’est au niveau de Otta, sur la fameuse route européenne n° 6 qui court tout du long de la Norvège en direction de la Laponie, que l’on quitte la longue vallée d’origine glaciaire du Gudbrandsdalslågen, pour atteindre les portes du parc de Rondane. L’impression est saisissante. Parvenu sur les hauteurs de Mysusaeter, passé la limite supérieure des arbres, où des cabanes de carte postales émaillent un décor de cascades et de tourbières, on découvre soudain, à l’horizon, les croupes arrondies d’un paysage de hautes steppes que l’on jurerait parachuté d’une lointaine Mongolie. La toundra à perte de vue, des kilomètres de bruyères, et surtout de lichens, blancs, verts, jaunes, foisonnants ou moutonnants, une incroyable palette végétale et rampante, où le pied s’enfonce sans jamais devoir s’arrêter. En toile de fond, des sommets aux apparences débonnaires, mais que l’on devine d’une altitude remarquable pour le secteur. Au firmament, le Rondeslottet et ses 2 178 mètres, point culminant du secteur, domine ses voisins de quelques dizaines de mètres à peine. En tout et pour tout, dix sommets au-delà des 2 000 mètres, et autant d’objectifs pour des balades sportives et panoramiques (voir « itinéraires »). Le hameau de Mysusaeter est un point de départ de prédilection pour découvrir le « coeur » de Rondane, à savoir le lac de Rondvatnet, aux couleurs émeraude, et le refuge de Rondvassbu, tout de rouge vêtu. De ce camp de base, on rayonnera vers les hauts lieux du secteur, pour des balades à la journée, ou pour des itinérances plus ambitieuses, vers l’est (Bjørnhollia), l’ouest (Peer Gynt hytta) ou vers le nord (Dørålsetter). De nombreux itinéraires existent, parfaitement balisés, pour quelques heures ou quelques jours en pleine nature, à pied ou à VTT (location possible).
RENNES SAUVAGES ET CHASSEURS ARCTIQUES
Sur la bordure ouest du parc, Høvringen est un balcon parfait pour savourer la vue sur les montagnes environnantes, tant sur le massif de Rondane lui-même, que sur les sommets de Jotunheimen, plein ouest, de l’autre côté de la vallée de Gudbrandsdalslågen. Aux portes de ce village d’estive, les hauts plateaux s’étendent à perte de vue, à une altitude oscillant entre 1 000 et 1500 mètres. On perçoit encore davantage
l’isolement et le caractère sauvage qui a conduit à la protection du lieu. Le renne sauvage, animal emblématique du parc, restera invisible. Particulièrement timide, il vit dans les secteurs les plus reculés du massif, et l’observer demande chance et patience. Si Rondane ne compte qu’une partie seulement de la population globale de rennes sauvages encore présente en Norvège (les troupeaux les plus importants sont situés plus en sud-ouest, sur le plateau de Hardangervidda), on peut distinguer ici une curiosité particulièrement intéressante : en parcourant la montagne, pour peu que vous y prêtiez attention car les vestiges sont souvent discrets, il n’est pas rare de « tomber » sur des anciens pièges à rennes (voir encadré). Il y a dix-sept mille ans, nos ancêtres chassaient le renne dans la vallée de la Vézère, en Dordogne. À Rondane, on réalise, face à ces quelques pierres empilées, d’apparence anodine, que les rennes sauvages qui vivent ici figurent sans doute parmi les dernières reliques de notre (pré)histoire.
CAP AU NORD
On atteint la bordure nord du massif par le biais de pistes poussiéreuse où seuls quelques rares véhicules s’aventurent. Passé la barrière de bois, où on laisse quelques couronnes (les pistes sont souvent des voies privées, soumises à un péage symbolique), le paysage dévoile toute son ampleur. De grands lacs entrecoupés de tourbières, des vallées oblongues et sauvages… Chaque centimètre carré d’espace respire la nature, et on imaginerait volontiers de se perdre un peu plus longtemps dans ce no man’s land de verdure. Au bout de la piste, un hameau, quelques fermes, et un drapeau norvégien qui flotte au vent. Knut Ståle Saetrom nous accueille dans son humble demeure de Haverdalseter – la ferme de Harverdal, où il élève, en compagnie de sa femme Daeng, quelques vaches. Fromage, beurre… les repas prennent ici un petit goût de paradis. De là, il faut sept heures pour rejoindre Høvringen à pied, par un itinéraire sauvage. Mais nos pas nous portent vers le sud-est, pour découvrir un autre hameau, sur les contreforts les plus alpins du massif : Døralseter.
UN SANCTUAIRE D’EXCEPTION
Le paysage porte encore l’empreinte des glaciers. En route pour le Diggeronden, un point de vue hors pair sur les hauts sommets de Rondane, nous remontons une longue moraine laissant apparaître, çà et là, les vestiges de la dernière glaciation : lacs et dolines glaciaires (kettles), crêtes (erkers)… Si Rondane ne comporte plus à proprement parler de glacier permanent, les névés s’attardent très tard en saison sur les versants exposés au nord. Au loin, on devine les eaux bleutées de Rondvatnet, tandis que face à nous, le sommet du Rondeslottet, point culminant du parc, dévoile tout à coup des lignes alpines. À trois cent soixante degrés, pas âme qui vive, hormis, dans ce sanctuaire d’exception, quelques hardes de rennes sauvages, venus d’un autre âge.