Grands Reportages

NICOLAS BOUVIER

Retour sur l’épopée d’un grand voyageur doublé d’une plume de talent.

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Une perle du voyage, un chef-d’oeuvre de la langue française, avec des expression­s genevoises, et des dessins du compère, Thierry Vernet : L’usage du monde. Un auteur essentiel dans la littératur­e de voyage. Un maître incontesta­blement, une date du voyage en Orient et en Extrême-Orient dans les sociétés de l’après-guerre, un oeil et un esprit aigu, un auteur qu’on aime à relire tous les cinq ou dix ans, pour changer le cours de ses pensées et se redonner du coeur au voyage. Mais attention : on n’apprend pas à marcher dans les bouquins de Nicolas Bouvier. C’est un flâneur, et parfois un flâneur avec du bazar dans le coffre de sa voiture, des bagages incongrus pour un voyageur au long cours. On attendait l’harmonica glissé dans une poche, la musique à bouche des bivouacs dans la steppe. Nicolas Bouvier nous sort la guitare. Bouvier ignore la croix du marcheur, l’horreur répétitive du portage. C’est un chauffeur, avec des migraines et des corvées de chauffeur, l’oeil aux nids-depoule, l’oreille au bruit du moteur, les ongles noirs de poussière et de cambouis. Le coeur d’un routard, mais l’attention et le coup de volant du routier.

Une Fiat 500 remplie comme un oeuf

De Genève à Kaboul, Nicolas Bouvier et son ami, Thierry Vernet, roulent dans une « Topolino », une Fiat 500 (fabriquée en Italie de 1936 à 1955). Vitesse maximale dans la version C de l’après-guerre (1948) : quatre-vingt-quinze kilomètres à l’heure. Poids : cinq cent trente-cinq kilos. Aux côtes terreuses entre Trabzon et le plateau de l’Anatolie, l’un conduit, l’autre pousse et court dans la poussière de la « souris » (Topolino est le nom italien de Mickey). Les pneus crèvent ! Le ventilateu­r s’épuise. Le moteur chauffe. Les ressorts n’ont plus de ressort. L’essence se fait rare. Le pot d’échappemen­t s’empoussièr­e. Eux, les fuyards d’un monde envahi, gâté par la technique, replongent corps et âme, tyrannisés par leur Topolino, dans l’enfer des pièces et des réglages, des niveaux d’huile et des coups de manivelle. L’Iran pue le garage d’Occident et le moteur surchauffé de la Topolino. C’est le prix à payer d’une voiture remplie comme un oeuf, au seuil de Cologny, la propriété des Bouvier dans la campagne de Genève. 24 juillet 1953. Un arsenal de comprimés dans la pharmacie (pénicillin­e, coramine, amphétamin­es), appareil photo, sac de couchage, pantalon en grosse laine, bons souliers, pull-over, sac à dos, trois chemises, l’accordéon et les complets de Thierry Vernet, la guitare de Nicolas Bouvier, un magnétopho­ne dernier cri pour enregistre­r les musiques locales, etc. On n’apprend ni à marcher, ni à se délester,

pas même à voyager dans les bouquins de Bouvier.

L’art d’écrire

Trop de temps a coulé depuis son passage à l’automne 1953 aux cols de Cop et de Zigana sur les hauts plateaux de l’est anatolien, dans la région d’Erzurum, où commence l’Asie centrale. J’y suis passé à l’automne 2006, fin octobre, après trois jours de pluie à Trabzon, sur la mer Noire. Un ciel enfin bleu, rincé. Mais il n’y a plus un kilomètre de piste sur la route de Trabzon à Dogubayazi­t, au pied de l’Ararat, à vingt kilomètres de la frontière iranienne. C’est du billard, au moins jusqu’à Erzurum, pour les grands cars quotidiens. Ce qui demeure, c’est la rupture du col à deux mille mètres, le moutonneme­nt brusque des montagnes arides, jaunes, immenses. « Un troupeau de montagnes dont la plupart n’ont pas même de nom », écrit Nicolas Bouvier, lassé par tant de monotonie. Pas un village sur plus de cent kilomètres, pas le moindre bled pour égayer la piste. Thierry Vernet : « Ici, on dirait que le pays refuse absolument d’avoir un village. » Bayburt enfin, confondu avec la pente, couleur de steppe. Ce que nous enseigne Bouvier, c’est l’art d’écrire. On n’oubliera jamais, par exemple, les chiffonnie­rs de Belgrade : « Des vieux, les yeux rouges et mobiles, qui à force de flairer l’ordure ensemble avaient pris l’air de furets grandis dans le même sac. » Ou la piste de Bayburt : « Un de ces paysages qui, à force de répéter la même chose, convainque­nt absolument. »

De Genève à Tokyo

Trois ans de voyage (juillet 1953-octobre 1956), de Genève à Tokyo et retour (en bateau), avec des séjours d’étape parfois prolongés pendant six mois : Tabriz, la première grande ville après la frontière turco-iranienne. Pour Nicolas Bouvier, c’est ici que commence l’Asie centrale, sans doute parce qu’il eut le temps de s’imprégner des paysages et du ciel de Tabriz. Mais les hautes steppes d’Erzurum, à neuf cents kilomètres d’Ankara, trois cents kilomètres de l’Iran, deux mille mètres d’altitude, ne sont plus d’Europe, ni même d’Asie mineure. C’est la source de l’Euphrate, et de deux autres rivières, le Tchorokhi (Coruh) qui se jette dans la mer Noire, et l’Araxe, dans la mer Caspienne. Long et lent voyage d’artiste, le voyage de Genève à Tokyo alimente les trois livres essentiels de Nicolas Bouvier. Dans l’ordre de parution : L’usage du monde ; Japon ; Le poisson scorpion. Le plus enlevé de ces récits, L’usage du monde, crépite d’images originales. L’usage du monde parut chez Droz en 1963 dans l’indifféren­ce de la critique. Notons qu’il existe un ouvrage de Claude Roy, écrivain et critique français, publié la même année aux éditions Rencontre de Genève dans la collection L’Atlas des voyages, portant un titre presque analogue : Le Bon Usage du Monde. Nicolas Bouvier publia

Nicolas Bouvier est un flâneur, avec du bazar dans le coffre, des bagages incongrus pour un voyageur au long cours

Japon dans cette collection en 1967, un livre qu’il illustra de ses photos. Couverture cartonnée, grand format, les bouquins des Éditions Rencontre connurent un grand succès dans les années 1960-1970, en partie à cause de la richesse de leur iconograph­ie. Le Bon Usage du Monde, de Claude Roy, est un essai sur l’histoire du voyage et du tourisme. Cet essai se place comme tous les livres de la collection sous une épigraphe de La Fontaine : « J’étais là, telle chose m’advint ». Raconter ses vacances est un devoir classique d’écolier. Un récit de voyage est un récit de vacances. Rien de plus facile et de plus séduisant que de raconter ses vacances. Rien de plus décevant que le résultat malgré tant de choses advenues. Combien de fois a-t-on pleuré sur l’indigence de ses souvenirs écrits pour soi-même, oubliés, retrouvés sur des feuilles volantes, et comparés à l’art des grands maîtres qu’on avait découverts entre-temps, depuis Flaubert (ses voyages en Bretagne, en Égypte), ou Eugène Fromentin, aux classiques du XXe siècle, Paul Morand, Michel Déon, Jacques Lacarrière ou Nicolas Bouvier, pour s’en tenir à la littératur­e française, ou de langue française.

Un anti-manuel du voyage

Il faut aussi lire et méditer les trois oeuvres majeures de Nicolas Bouvier quand on se mêle de voyager autrement que dans un voyage organisé par deux colonnes de rendezvous et de gentils accompagna­teurs qui vous gâtent les surprises d’une erreur de parcours, ou d’un crochet non prévu. L’usage du monde est l’antithèse du voyage Potemkine tel que le conçoit l’industrie du voyage, avec ses admiration­s et ses photos de commande aux belvédères officiels. Un voyage ouvert aux déceptions, aux arrièresco­urs, aux bafouillag­es, aux grâces de l’improvisat­ion. Aucune date de retour fixée au préalable. Cette échéance gâterait ce que Nicolas Bouvier appelle le luxe de la lenteur. Initialeme­nt, les deux amis genevois, Thierry Vernet, vingt-six ans, et Nicolas Bouvier, vingt-quatre ans, copains comme cochons depuis la prime adolescenc­e, veulent faire ce voyage autour du monde auquel on pense dès qu’on a l’âge de compulser son atlas.

L’envie de tout planter

D’entrée de jeu, en première page de son récit, Nicolas Bouvier nous met cet âge entre dix et treize ans : « C’est la contemplat­ion silencieus­e des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. » On pourrait abaisser cet âge au bambin de six ou sept ans, joueur de billes et de balançoire­s. Les cartes, presque toutes les cartes, physiques, politiques, historique­s, m’ont fait divaguer dès que j’ai su lire le nom des caps, des capitales, des villes saintes, des sommets, des royaumes,

« C’est la contemplat­ion silencieus­e des atlas, à plat ventre sur le tapis, qui donne l’envie de tout planter là »

des duchés. Tout cela marche ensemble, la géographie, l’histoire, les contours d’une mer comme d’un empire, la poésie des noms insolites, pour peu qu’on ait la lecture facile et de l’imaginatio­n dans le coco. Un atlas, c’est le premier aperçu des paradoxes de l’existence. Voilà le livre du monde ; et le monde est une sphère où l’est marche vers l’ouest, et réciproque­ment, à la grande surprise des esprits égarés par les lignes droites, où l’on rejoint l’Australie par deux caps qui s’opposent dans les eaux de l’Atlantique sud.

Éloge de la lenteur

Quatre siècles avant Nicolas Bouvier, Juan Sebastián Elcano, second de Magellan, refermait le cercle du monde (1517-1522), où nous bourdonnon­s comme des hannetons depuis la conquête de l’espace. Harcelés, l’un par sa future femme, l’autre par sa mère, tous deux emportés par le mal du pays, aucun des deux Suisses ne boucla son tour du monde. Thierry Vernet s’arrêta au bout de seize mois (mars 1955) à Ceylan, où il épousa sa promise de Genève, jolie fille d’un médecin, Floristell­a Stephani. Le peintre en a assez vu, et semble plus pressé de cajoler les seins de sa femme que de peindre les pèlerins, ou l’éventail des cannelures du mont Fuji. Nicolas Bouvier moisit, pourrit, fermente dans l’île de Ceylan où il explore sa solitude pendant cinq mois : Le poisson scorpion. Repris en bateau, son grand voyage autour du monde expira finalement (octobre 1956)

au Japon, pays où il revint avec sa femme Éliane, pour un séjour de vingt mois, et ce livre illustré par ses photos qu’il publia aux Éditions Rencontre. Ici encore, en épigraphe de ce magistral essai sur la culture et les moeurs du Japon, une célébratio­n de la lenteur. Kobayashi Issa : Monte au mont Fuji Lentement, lentement Ô escargot ! Mais monte ! Les récits de Bouvier, miroir d’un vagabondag­e sur deux continents, ne sont pas seulement des récits de voyage. C’est une réflexion sur le voyage, sur l’expérience et le profit du voyage, ses illusions, ses folles espérances. Bouvier, poète en prose, est aussi philosophe. « On ne part pas », écrit le plus grand vagabond de notre littératur­e, Arthur Rimbaud, l’homme aux semelles de vent, poète du voyage à dix-sept ans avant même d’entreprend­re des grands voyages dont il rentra marchand d’armes, et homme d’affaires, alité sur une civière. On ne part pas : une façon de dire qu’on reste le même homme. Le voyage ne vous change pas, pas plus qu’il n’a changé Rimbaud, poète déguisé en homme d’affaires par les nécessités de l’Abyssinie, d’un tempéramen­t qui le portait à se nier, à se renier, à s’anéantir. Ne fondez pas trop d’espérances sur les révélation­s de la steppe ou d’une catin de Tokyo. Nicolas Bouvier dans Le poisson scorpion : « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. » La hâte, l’impatience, les records, les défis : à d’autres ! À d’autres ! La lenteur de l’escargot, le grand luxe de l’escargot : lentement, lentement.

Les récits de Bouvier mènent une réflexion sur l’expérience et le profit du voyage, ses illusions, ses folles espérances

 ?? © Fonds Nicolas Bouvier / Museé de l’Élyseé , Lausanne. ?? Cicontre : surnommée Topolino (Mickey), la Fiat 500 n’aura jamais été un modèle de fiabilité. Page de droite : un instantané de voyage saisi par Nicolas Bouvier dans une chai khana (maison de thé).
© Fonds Nicolas Bouvier / Museé de l’Élyseé , Lausanne. Cicontre : surnommée Topolino (Mickey), la Fiat 500 n’aura jamais été un modèle de fiabilité. Page de droite : un instantané de voyage saisi par Nicolas Bouvier dans une chai khana (maison de thé).
 ??  ?? Nicolas Bouvier (à gauche) et Thierry Vernet (à droite) durant leur périple vers l’Asie. Un an et demi de voyage, jusqu’à ce que leurs routes se séparent, à Ceylan, fin 1954.
Nicolas Bouvier (à gauche) et Thierry Vernet (à droite) durant leur périple vers l’Asie. Un an et demi de voyage, jusqu’à ce que leurs routes se séparent, à Ceylan, fin 1954.
 ??  ?? Gilles Modica Rédacteur Autant attaché aux belles lettres qu’aux expédition­s inspirées, Gilles s’est replongé dans les textes de Nicolas Bouvier. Avec bonheur…
Gilles Modica Rédacteur Autant attaché aux belles lettres qu’aux expédition­s inspirées, Gilles s’est replongé dans les textes de Nicolas Bouvier. Avec bonheur…
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 ??  ?? Nicolas Bouvier, Thierry Vernet (à l’arrièrepla­n) et sa compagne, Floristell­a Stephani, à Ceylan.
Nicolas Bouvier, Thierry Vernet (à l’arrièrepla­n) et sa compagne, Floristell­a Stephani, à Ceylan.

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