SVEN HEDIN
CHAMPION TOUTES CATÉGORIES DES EXPLORATIONS SOLITAIRES, SVEN HEDIN S’ATTAQUE, À L’AUBE DU XXE SIÈCLE, À UN TERRITOIRE ENCORE INCONNU DES GÉOGRAPHES OCCIDENTAUX, L’ASIE CENTRALE. DE SES ALTITUDES ÉTOURDISSANTES AU DÉSERT DU TAKLAMAKAN, IL RAPPORTERA DES CE
L’arpenteur des steppes : le plus grand explorateur des routes de la soie.
Le haut Tibet n’est pas un plateau. Lorsqu’on le prend du nord au sud et dans sa plus grande largeur, il faut traverser trente-six chaînes de montagnes – trente-six précisément – dont l’altitude se situe entre quatre mille et six mille mètres. Mon atlas Bordas de 1957 porte encore deux noms : Transhimalaya et, entre parenthèses, « monts Hedin ». Un distrait pourrait croire qu’il s’agit d’un nom local. Ce n’est pas le cas. Sven Hedin était un géographe suédois qui fit seul, non seulement l’exploration de ce massif (nommé aujourd’hui Gangdise Shan), mais encore celle de l’Asie centrale dans son ensemble, des plateaux iraniens au désert de Gobi.
Gloires et polémiques
« Sven Hedin fut l’un des plus grands explorateurs du monde », écrit Michel Jan. Passé de l’exploration en solitaire à un rôle politique, le Suédois Sven Hedin, après avoir connu la gloire incontestée en tant qu’explorateur, suscita bien des polémiques en tant qu’éminence grise du parti conservateur. Dernier sujet suédois à être anobli au royaume de Suède, germanophile pour des raisons de culture et de géopolitique (il craignait la puissance de la Russie voisine), Sven Hedin soutint, d’une façon théâtrale, tous les actes de la politique allemande entre 1914 et 1945, à l’exception de l’antisémitisme. « Une goutte de sang sur seize dans mes veines est juive. J’insiste sur ce seizième de sang, je ne l’abandonnerai pas », écritil au moment où se déclencha la persécution. C’était l’arrièrepetit-fils d’un rabbin. Toute exploration pose des problèmes de toponymie. Très sage en la matière, le Survey of India, auquel on doit les premières cartes et les premières altitudes de l’Himalaya, adoptait les noms indigènes quand ils existaient. Il était rare qu’on donnât un nom de personne à un sommet ou à une chaîne de montagnes. Exception notable : le mont Everest. Et le nom d’Hedin Mountains sur proposition du colonel Bunard après la dernière campagne de Hedin (1909) aux résultats décisifs. C’est dire l’admiration qu’on lui portait, l’estime et l’importance qu’on accordait à ses travaux. Jusqu’au jour de 1915 où Sven Hedin, revenu d’une visite sur le front occidental, commit un éloge de Guillaume II. En pleine guerre et bien qu’il fût d’un pays neutre. En France et surtout en Grande-Bretagne, le silence se fit plus ou moins sur l’oeuvre considérable qu’il publiait à Stockholm avec l’aide de ses proches.
La dévotion du voyage
Toute sa famille, du père retraité qui fut son secrétaire bénévole aux soeurs admiratives, s’était mise à son service. Né à Stockholm le 19 février 1865, Sven Hedin est le deuxième enfant d’une famille bourgeoise et pieuse. Chaque soir, on ouvre le Dagen lösen des frères moraves et l’on se couche après avoir lu et médité le mot du Seigneur. Sven Hedin n’a jamais varié dans sa foi protestante et dans ses habitudes de prière. En Asie centrale, lorsqu’il lisait le verset du jour, il savait que sa famille en Suède se recueillait,
se rassemblait le même jour sur les mêmes mots. Cet enracinement dans une tradition religieuse et familiale l’encouragera dans les pires moments. Des caravanes qu’il constituait, Sven Hedin était le seul qui fut à même de juger en géographe, de comparer, de choisir, de dessiner. La durée de ses voyages a quelque chose d’effarant : plus de trois ans (quarante-deux mois) pour sa première expédition (novembre 1893-mai 1897) et douze mille kilomètres dans les étendues désertiques de l’Asie centrale. Certains de ces déserts étaient de vrais no man’s land, comme ce pays frontière entre Tibet et Mongolie, où la caravane chemine deux mois durant sans qu’un campement, sans qu’un nomade, sans qu’un homme apparaisse. Lorsqu’un missionnaire protestant le reçoit dans la petite ville chinoise de Tenka, au nordest du Tibet, c’est le premier Occidental auquel Hedin s’adresse depuis dix mois.
Figures de premier ordre
Pas d’assistant géographe, pas d’assistante. Sven Hedin ne s’est jamais marié et n’a pas converti l’un de ses serviteurs en fils adoptif comme Alexandra David-Néel. On pourrait dresser un parallèle entre ces deux figures de premier ordre et marquer bien des différences entre le géographe dessinateur et la chanteuse d’opérette reconvertie dans l’orientalisme de terrain. Esprit fort aux talents de comédienne et de guérisseuse, David-Néel ne croyait pas plus aux fables du lamaïsme qu’aux fictions du christianisme. « Vous savez, des miracles, j’en fais tous les jours », répondit-elle narquoise au père Teilhard de Chardin qui regrettait qu’une telle femme ne fût pas au service de la bonne cause et reprenait l’argument des miracles. L’oeuvre de David-Néel ne comporte ni les dessins, ni les cartes de géographe. C’est de l’ethnographie, une somme de lettres rédigées dans un pays défunt par une femme d’esprit qui commença sa carrière d’exploratrice à l’âge et au moment où Sven Hedin achevait la sienne. Mais bien des traits communs apparentent ces deux grands fouineurs : une passion continue pour l’Asie centrale, une sexualité maîtrisée par l’ambition ou carrément absente, le don des langues, l’orgueil, l’entêtement, la force de caractère, un pas de monarque dans tous les événements de la vie. Bien qu’anarchiste dans sa jeunesse et proche d’Élisée Reclus, Alexandra David-Néel n’eût pas dédaigné l’adoubement par un roi de Suède, un titre de baronne qui complétât son titre de lama – masque sur masque.
Bagout, assurance, autorité…
En novembre 1894, Sven Hedin descendait au terminus du chemin de fer russe. À deux mille kilomètres de Tachkent, la porte Sud d’Orenbourg s’ouvre sur les steppes du Kazakhstan, où il a l’occasion d’observer quelques nomades en dixneuf jours de malle-poste. Hedin a vingt-neuf ans.
Pour sa première expédition, Sven Hedin s’embarque pour plus de trois ans et douze mille kilomètres dans les étendues désertiques de l’Asie centrale
C’est un géographe diplômé, à Berlin. Le nom de son cher maître, (Ferdinand) von Richthofen, se lit encore sur certains atlas aux confins de la Chine et de la Mongolie. Hedin, poussé par ce qu’il appelle « la fantasmagorie de l’inconnu », repart en Asie centrale, au Turkestan (Xinjiang). Deux précédents voyages, l’un de trois mois entre Caspienne et golfe Persique, l’autre d’une année sur la route de la Soie qu’il suivit de Téhéran jusqu’à Kashgar, lui ont fait connaître le pas lent des caravanes, les dangers et les surprises de l’exploration, la grandeur monotone de l’Asie centrale. Connaître et aimer. « J’aimais la solitude et le silence des déserts. » Des autorités russes et suédoises financent cet homme si calme et si peu suédois d’apparence. Taille petite, yeux noirs, cheveux noirs : c’est un noiraud. À Kashgar, en 1890, avant même que les travaux du Suédois n’établissent sa réputation, Francis Younghusband, futur chef de l’invasion anglaise au Tibet, avait admiré ses dessins et ses acrobaties de linguiste (il parle une dizaine de langues). Comme David-Néel, Hedin avait du bagout, de l’assurance, une autorité naturelle. Il saura s’imposer à des hommes très différents, aussi notoires que le gouverneur des Indes, ou aussi durs qu’un chamelier tadjik. Ne pas montrer sa peur et son indécision : règle impérative quand on mène des hommes vers des risques avérés. Engageant quelques guides, Hedin franchit le Pamir en hiver bien que les autorités russes le lui déconseillent. Il fait moins trente-quatre degrés. Les yacks s’enfoncent dans la neige jusqu’au poitrail. Les glaces du Mustagh Ata (7 546 m), qu’il tente à trois reprises en hiver puis en été, seront trop difficiles pour sa caravane. Il échoue à six mille trois cents mètres, car il n’a ni l’expérience, ni le matériel d’un alpiniste.
Les sables du Taklamakan
À Kashgar où il s’installe chez le consul russe, ce qui lui vaudra plus tard une accusation d’espionnage au profit de la Russie, Hedin, intrigué par les légendes qui courent sur le Taklamakan, relit Marco Polo. Les sables nus du Taklamakan couvrent environ trois cent mille kilomètres carrés. Jadis, la route de la Soie traversait ce désert où l’on exhumerait, si l’on fouille bien et au bon endroit, des caravansérails ensablés, ou même des cités mortes, dit la rumeur au Turkestan. Deux fois la France, point de contact entre l’islam et l’Extrême-Orient, le Turkestan rêve, sous des peupliers d’oasis, à son passé opulent. Il n’y a plus que des orpailleurs qui fréquentent le Taklamakan où ils criblent le sable des rivières desséchées. Ces orpailleurs se disent prêts à guider Hedin. Méfiant, à dos de chameau et
chronomètre en main, Sven Hedin note soigneusement le temps qu’il lui faut pour couvrir une distance de quatre cents mètres mesurée au mètre près. Quinze jours à une moyenne de dix-huit kilomètres par jour seront nécessaires, pense-t-il, pour traverser le Taklamakan, puis atteindre la forêt du Khotan Daria et le fleuve du même nom. Départ le 10 avril avec quatre guides. Au treizième jour, les dunes, où ils remâchent du sable et leur constante solitude, se mettent à fumer. Des colonnes de sable rouge les enveloppent, les sonnent. Le sable entre dans leur bouche, dans leur nez, dans leurs oreilles, sous leurs vêtements. Lorsque la tempête cesse, le 26 avril, cela fait dix-sept jours qu’ils marchent, et trois jours qu’ils errent, trompés, profère un guide, par les mauvais esprits du désert. Deux chameaux succombent. Un troisième s’abat le 29 avril. Une dessiccation, une détresse si grave, que Sven Hedin décide d’abandonner les trois mois de vivres dont il s’était muni pour ses explorations futures et la plus grande partie du campement.
Le désert de la soif
Ce soir-là, il boit du thé pour la dernière fois. Yollchi, l’éclaireur, tabassé parce qu’il tentait de voler les réserves d’eau, disparaît dans la journée du lendemain. Le premier mai, il ne leur reste plus que seize centilitres d’eau douce et un flacon d’eau-de-vie chinoise auquel ils n’osent toucher. « Tous, nous nous sentons épuisés. Que Dieu nous vienne en aide. » En désespoir de cause, ils boivent l’eau-de-vie qui leur flanque d’extrêmes douleurs d’estomac et couche le plus âgé des guides, Mohammed Chah. Il délire, secoué de convulsions. Peu de temps après, Islam Bai, qui buvait son urine en la mélangeant à un fond de vinaigre, s’écroule. Sven Hedin et Kassim poursuivent leur chemin. Pour tout bagage, le premier porte une boussole, une boîte d’allumettes et une boîte de conserve, le second une bêche et quelques morceaux de pain dur. Loin sur le sable, ils aperçoivent la silhouette d’un arbre, un tamaris dont ils mâcheront les feuilles. Chavirant de creux en creux, ils repèrent un petit groupe d’arbustes sous lesquels ils creusent à la recherche de l’eau. Leurs bras retombent, leurs doigts s’ouvrent. Un abattement total, une faiblesse extrême.
Ils attendront la mort. Le lendemain, résolu à ne mourir qu’en pleine action, Hedin se relève. Kassim a les lèvres bleues et ne peut plus parler, mais encouragé par Hedin et par l’apparition d’une tache sombre sur l’horizon, Kassim aura pourtant la force de le suivre. Cette tache, c’est la forêt du Khotan Daria où, au crépuscule, ils s’empêtrent dans des taillis épais, butant sur des amoncellements de bois mort et troublés par des chants d’oiseaux auxquels Hedin ne peut croire. Laissant Kassim qui perd connaissance, Hedin, au lever de la lune, marche à la recherche de l’eau et entrevoit, en lisière de forêt, une plaine de sable. C’est le lit du Khotan Daria, un lit absolument sec. Il va mourir, ils vont mourir de soif dans le lit d’un fleuve. « Écoutez-le et que nul ne s’abandonne avant le vol du canard. Dans cette terrible conjoncture, je dus mon salut à la connaissance des lois de la physique du globe. Les rivières du Turkestan ont une tendance à se déplacer vers l’est. Donc, si le Khotan Daria renfermait encore quelques gouttes d’eau, cette eau devait se rencontrer sur sa rive droite. Et immédiatement, je fis route dans cette direction. Une lune éclatante éclairait le paysage. D’un moment à l’autre, je m’attendais à découvrir quelque mare. Mais non, j’avançais, et nulle part je n’apercevais le moindre ruisselet. le Khotan Daria était à sec ! J’allais m’abandonner au désespoir lorsque j’entendis un froissement d’ailes. Un canard se levait, et au même instant, je distinguai une nappe d’eau. J’étais sauvé.»
La routine du cartographe
Après avoir bu et s’être pénétré de cette eau saumâtre, Hedin remplira ses bottes en guise d’outre et se portera au secours de Kassim qui vivait encore. Pendant trois jours, ils mangeront des feuilles et des têtards. Le 6 mai, des bergers leur donneront une nourriture plus substantielle. Le 10 mai, Mohammed Chah et Islam Bai, que des nomades ont tiré d’affaire, les rallient avec le dernier des chameaux, chargé du matériel qu’ils avaient abandonné. Hedin reprend son journal, ses cartes, ses instruments et son travail, sa routine exigeante de voyageur géographe. Chemin faisant, muni d’une boussole et d’un chronomètre, il marquait les distances, les directions afin d’établir sa carte le soir, sous une tente glaciale, quand les autres se reposaient ou piquaient un roupillon.
Chemin faisant, muni d’une boussole et d’un chronomètre, il marquait les distances, les directions, afin d’établir sa carte le soir, sous une tente glaciale
Au retour de cette seule expédition dans le Turkestan, il aura tracé pas moins de cinq cent vingt-deux cartes et esquisses où s’inscrivaient également la nature du terrain, des plantes ou les sites remarquables. Hedin fit une nouvelle traversée du Taklamakan, au mois de janvier cette fois-ci, quand l’eau ne manque pas au fond des rivières intermittentes. Hedin repéra bien des sites archéologiques et une tribu nomade dont les Chinois ignoraient l’existence. La Suède le comble d’honneurs à son retour (1897). Commencée en août 1899, la seconde expédition s’acheva en juin 1902. C’est au cours de ce voyage que Hedin, déguisé en moine bouriate, voulut gagner Lhassa, cité interdite de facto, où les Anglais entrèrent en force l’année suivante après des massacres d’une facilité odieuse. Sans armes à feu, les guerriers tibétains étaient moins bien armés que les chevaliers français à la bataille de Marignan. Hedin se rase le crâne, la moustache, glisse baromètre et boussole sous sa robe de pèlerin mongol et se couvre le visage d’une pâte écoeurante (cendres, lard et teinture brune). Son visage gris et graisseux ne trompera pas les Tibétains qui l’arrêteront à deux cents kilomètres de Lhassa.
Un dessinateur hors pair…
Troisième voyage d’octobre 1905 à décembre 1908. Après l’Iran, où il quadrille le grand désert de sel, après le Pamir et le bassin du Tarim, Hedin explore toutes les chaînes transhimalayennes du Tibet sans que l’hiver affaiblisse la force, la pertinence, l’acuité de ses observations. En trois mois de caravane sur le plateau iranien, il a levé cent soixante-deux cartes manuscrites, brossé une centaine de portraits pris entre quatre et cinq cents photos, ramassé deux cents échantillons de roche, etc. À Stockholm, c’est le triomphe et l’anoblissement solennel (1909). Quarante-quatre ans. Si l’on écarte son retour tardif dans le désert de Gobi, à soixante-deux ans, dans le cadre d’une expédition scientifique dont il coordonnait les recherches et qui circulait en grosses cylindrées, c’est au total pendant onze années que Sven Hedin aura cheminé en Asie centrale dans l’odeur et le rythme des caravanes, vrai nomade d’ailleurs et de jadis. « Dans mes rêves, écrirat-il en 1950 alors qu’il faisait le bilan (il meurt en 1952), j’entends le son mélancolique des cloches de bronze des caravanes, cette chanson immuable des déserts à travers les millénaires. » Sven Hedin ne quittait jamais son carnet de croquis. Hommes et paysages sont les grands thèmes de son oeuvre. C’était un dessinateur hors pair malgré un oeil affaibli par une grave ophtalmie, un artiste qui préférait le dessin à la photographie. D’inoubliables portraits illustrent ses récits et nous laissent entendre ce que fut ce choeur de bronze dans le silence de la steppe.
Au total, Sven Hedin aura passé onze ans à cheminer, nomade parmi les nomades, dans l’odeur et le rythme des caravanes de l’Asie centrale