KHOTAN-YARKAND LA PISTE SUD
LONGEANT LE MASSIF DES KUNLUN, LARGEMENT INEXPLORÉ, LA ROUTE SUD DU TAKLAMAKAN RESTE PEU PARCOURUE. L’OCCASION DE RESPIRER, AVEC BONHEUR, LE SOUFFLE DE CONFINS LONGTEMPS INTERDITS.
« Chez nous, les Chinois sont une minorité nationale », me glisse malicieusement Mehmet. Le ton est donné. Le jeune Ouïghour, mon voisin dans ce café-Internet de Khotan, retourne à sa partie de war zone. De fait, cette importante ville-étape de deux cent mille habitants reste ouïghoure à 84 %, et l’ensemble des oasis de son district, soit deux millions d’âmes, l’est à 96 %, un record ! L’ancien Turkestan chinois vibre ici au quotidien, évoquant encore la Tartarie romanesque de Peter Fleming et Ella Maillart. Établie en bordure immédiate du Taklamakan, la ville est prise les deux tiers de l’année sous une épaisse chape de poussière, due aux vents de sable incessants, ce qui lui confère une atmosphère délétère. Alentour, les vestiges ténus de cités bouddhiques, comme Niya, Handan-uilik ou Endere, rasées ou abandonnées lors des guerres de religion accompagnant l’arrivée de l’Islam, vers le Xe siècle, disparaissent lentement sous les sables.
KHOTAN, LA CITÉ DE LA SOIE
Khotan, fut, pendant des siècles, un important centre de production de tapis, de broderies et de jades. Mais l’ancienne capitale du royaume de Udun est surtout connue pour ses soieries. C’est là, en effet, que, pour la première fois, fut divulgué le secret de fabrication de la soie, jalousement gardé en Chine « intérieure ». On a longtemps cru que l’origine de la sériciculture, attribuée à Lei Zu, épouse du mythique Empereur Jaune, ayant régné sur la Chine vers 3 000 avant Jésus-Christ, n’était qu’une légende. Mais les recherches archéologiques les plus récentes attestent que l’industrie de la soie a bien commencé en Chine, il y a plusieurs millénaires avant notre ère. On raconte que les légions de Marcus Crassus, gouverneur de Syrie, perdirent la bataille de Carrhes près de l’Euphrate, en 53 avant Jésus-Christ, à cause de la stupeur provoquée par d’immenses étendards de soie éclatante, agités par les troupes parthes. Les soies chinoises connurent dès lors un succès croissant à Rome, où les familles aisées les mirent à la mode et dès le IVe siècle, les deux tiers de la trésorerie de l’Empire byzantin étaient consacrés aux importations de produits de luxe venus d’Orient.
LE TEMPS DES SECRETS
La route de la Soie connaissait alors son apogée. Il semble incroyable que les Chinois aient réussi à éviter les fuites de leur secret
vers l’étranger, pendant toute l’Antiquité et même au-delà. En 440 cependant, la tradition affirme qu’une princesse chinoise, promise au roi de Khotan, cacha des oeufs de vers à soie dans son volumineux chignon, pour ses besoins personnels. Petit à petit, la technique essaima vers l’Ouest. En 550, deux moines nestoriens parvinrent à rapporter le ver à soie à Byzance, ou l’Église créa des ateliers impériaux, verrouillant à son tour le secret. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle, grâce à l’arrivée en Italie de deux mille tisserands émigrés de Constantinople au moment de la deuxième croisade, que la production de soie s’étendit à toute l’Europe. Le mystère avait tenu bon pendant plus de 1 500 ans !
DANS L’ATELIER DES FILEUSES
Assise face à un énorme chaudron où «mijotent»descentainesdecocons,qu’elle s’apprête à effiler, Bai Mahan, dévideusechef de la coopérative de Jiya, dévoile le processus : « Les chenilles sont gavées, jour et nuit, de feuilles de mûrier blanc, cueillies à la main. Le ver à soie multiplie son poids par dix mille en un mois. C’est le moment de le placer sur un tas de paille auquel le ver attachera son cocon, formé par un seul fil de soie d’environ un kilomètre. Les cocons sont alors chauffés pour tuer la chrysalide, et envoyés dans des filatures comme la nôtre. » Elle plonge les mains dans l’eau brûlante qui adoucit et libère le fil, pour trier les cocons, y saisir les fils de plusieurs cocons à la fois, qu’elle place dans une machine à dévider, dont il ressort un fil unique, très solide, avant embobinage et tissage. « Ce qui reste des cocons est transformé en bourre de soie pour faire des matelas, et les chrysalides constituent une excellente source de protéines pour la basse-cour. » De son côté, la vieille Tursanhun, qui prépare les teintures, renchérit : « La soie est bonne pour ma santé. Depuis que je travaille à l’atelier, mes yeux sont meilleurs…»
AU-DELÀ DES KUNLUN
D’une déconvenue résulte parfois une bonne surprise. Ayant cherché en vain, au sud de Khotan, les vestiges de plusieurs forteresses gardant les passages vers le Tibet, au-delà des crêtes des Kunlun, j’étais tombé par hasard sur un étonnant village de pieux vieillards, gardant un mausolée shiite au décor insolite : le sanctuaire du Mahdi Ahir Zaman. Ce chef de guerre se retira ici en ermite, après avoir défié et battu son propre père au combat, ce père disparu qu’il recherchait vainement depuis son enfance. Le site, entre canyon rouge (sa honte), sources sacrées (ses larmes) et peupliers géants (sa foi), exsude une réelle aura mystique. Des milliers de drapeaux à prière colorés lui donnent un petit air tibétain, alors que des carcasses de moutons sacrifiés, remplies de foin, sont accrochées aux branches, rappelant des rites animistes de propitiation. La nature transformée en allégorie de l’expiation : ma route de la soie se muait soudain en route de la foi…
Ce n’est qu’au treizième siècle que la production de la soie s’étendit à toute l’Europe. Le mystère avait tenu bon pendant plus de 1 500 ans !