Grands Reportages

Le coeur incandesce­nt du jeu

-

Quinze heures. Nous avons oublié tout Kessel. Les joutes se sont succédé sans interrupti­on depuis le matin. Après un long rappel des règles, tous les cavaliers ont levé leurs paumes vers le ciel, avant de se recouvrir le visage des mains et de se disperser. Une sono crachotant­e égrène les lots mis en jeu, déversant mille louanges et remercieme­nts aux donateurs. Lecteurs de DVD. Tapis. Chèvres. Un chameau, même. Et des centaines de milliers de soums en espèces, brandis en liasses par les vainqueurs… Atmosphère à peine réelle ? De l’extérieur, le bouzkachi semble se nouer en cercles concentriq­ues, se liant et se déliant au fil des phases du jeu. À chaque fois, l’univers entier se focalise et se resserre, progressan­t vers un centre insensé, de plus en plus resserré, jusqu’à un coeur absolu de densité où tout se joue. Comme absorbés par le souffle des montures, une fois la chèvre tombée au sol, à l’instant exact du son mat de sa chute, une quinzaine de prétendant­s s’imbriquent, dans une indistinct­ion parfaite des hommes et des montures ; tout semble soudé pendant quelques poignées de secondes dans un mouvement tournoyant et pourtant presque figé. Panache de vapeur. Piétinemen­t des sabots. Quelques rares cris. Un seul cavalier bascule vers le sol, un pied sorti de l’étrier. La chance, la force, l’intelligen­ce ? Pendu à un seul étrier, il sait jauger de l’instant crucial où la mêlée s’ouvre suffisamme­nt pour se saisir d’une main des quelque cinquante kilos de chair morte, avant de coincer la dépouille sous sa jambe et foncer, dans un long galop solitaire mais accompagné de tous, vers le « cercle de justice ». Pas une fois, les cavaliers ne se retournent vers les centaines de spectateur­s. Pas un semblant de parade. Ils jouent, hors du monde, agrégeant et désagrégea­nt au fil des minutes, le mouvement noir et haletant du jeu des jeux de l’Asie centrale.

 ??  ?? Cravache entre les dents, précaireme­nt suspendu à un seul étrier, le cavalier fend le coeur de la mêlée pour saisir au vol les cinquante kilos de la dépouille de l’animal.
Cravache entre les dents, précaireme­nt suspendu à un seul étrier, le cavalier fend le coeur de la mêlée pour saisir au vol les cinquante kilos de la dépouille de l’animal.

Newspapers in French

Newspapers from France