LE BAZAR DE L’EVEREST
On évoque souvent l’Everest mal à propos. Pour dénoncer les méfaits des expéditions d’alpinisme, principalement, avec, au premier chef, l’emploi des populations sherpas comme porteurs d’altitude (le terme « sherpa » désigne une ethnie, et non pas un métier, rappelons-le une énième fois), sans réelle gratification, tout juste un salaire « au mérite » – indexé sur la réussite du sommet par les participants plutôt que sur l’extrême prise de risque que requiert leur effort. Ou encore l’inacceptable pollution des principales voies d’ascension, par des bouteilles d’oxygène, du matériel d’alpinisme abandonné durant la retraite, lorsqu’il ne s’agit pas des corps des alpinistes eux-mêmes, qui mettent parfois des années avant d’être redescendus (lorsqu’ils le sont ; cherchez « Green Boots » sur Wikipédia, il y a de quoi être sidéré)… On pourrait clore le chapitre sur ce grand bazar du Toit du monde en imputant ces dérives touristiques à la seule pratique du « huit-millisme » (qui désigne l’ascension des quatorze plus hauts sommets du monde, par des alpinistes qui, parfois, n’en sont même pas) mais il serait malgré tout bien cavalier de ne pas étendre la question au tourisme tout entier. On estime à trente-cinq mille le nombre de personnes qui découvrent la haute vallée du Khumbu chaque année, principalement des randonneurs, voire des touristes classiques. Chacun savoure – de plus en plus – le plaisir de la vue, mais également d’une douche chaude le soir venu, devant une bière bien fraîche, avant de se réfugier au coin du poêle pour déguster une bonne assiette de nouilles sautées. Sans oublier la mise à jour de son profil Facebook, car le Wi-Fi (pas donné au demeurant), irradie désormais tous les lodges du Khumbu. En étant parfaitement honnête, il y a largement de quoi se poser des questions sur nos pratiques de voyageurs dès lors que l’on examine avec attention les problématiques environnementales ou sociales qu’elles engendrent. Loin de moi l’idée de jeter la pierre à quiconque, si ce n’est à moi-même. Toutes les critiques énoncées ci-dessus sont parfaitement justifiées, et personne ne cherchera sérieusement à les nier. Mais il n’en demeure pas moins qu’un voyage dans la vallée de l’Everest n’est pas QUE ça. C’est également – et d’une manière encore plus péremptoire – une merveilleuse expérience. Qui mêle avec maestria la beauté du monde (on ne l’a peut-être pas encore assez dit dans ce numéro, mais cet itinéraire est réellement d’une beauté stupéfiante), la sagesse et la douceur du peuple sherpa, sans oublier que cette activité économique qu’est le tourisme dans cette partie du monde, apporte à une population de montagne, jusqu’à des altitudes déraisonnables, la possibilité de vivre, d’habiter, d’envisager leur avenir autrement que dans les gourbis des grandes villes. Et tout bien considéré, après vingt ans de baroude de par le monde, si vraiment j’avais à choisir un voyage et un seul… cet Everest ne serait vraiment pas loin du nirvana…