LE CHEMIN DES GLACES
MAGISTRALEMENT DÉVOILÉS DANS LES ANNÉES 1980, LES MONDES SINGULIERS DU LADAKH ET DU ZANSKAR EN HIVER ONT RÉVÉLÉ L’UN DES ITINÉRAIRES LES PLUS ATYPIQUES DE L’HIMALAYA : LE FLEUVE GELÉ, CONNU LOCALEMENT SOUS L’APPELLATION CHADAR. RETOUR SUR UN ITINÉRAIRE D’
L’i néraire le plus original de la planète, au coeur du Zanskar, en plein hiver !
1983. Coup de tonnerre dans l’univers du voyage, mais pas seulement : avec la publication de Deux hivers au Zanskar. Le talent du photographe franco-suisse Olivier Föllmi entrouvre les portes de l’une des régions des plus isolées de la planète Himalaya. Révélation majeure : en séjournant à plusieurs reprises dans l’hiver des monastères et des villages de cet ancien royaume bouddhiste, enserré autour de sa haute plaine centrale par un chaos tectonique le séparant rigoureusement de la vallée de l’Indus et du Ladakh, Olivier, en solo, puis avec sa compagne Danielle, va non seulement tomber profondément amoureux du mode de vie isolé et de la sagesse des Zanskaris. Mais apprendre, parfois au bord de la survie que la malédiction hivernale des cols d’altitude bloqués par la neige, ici, possède pour les habitants eux-mêmes une unique et extraordinaire alternative : les gorges de la puissante rivière Zanskar.
LA RÉVÉLATION DU CHADAR
Un itinéraire incroyable autant qu’éphémère. Un court-circuit d’ombre et de glace à la fois évident et engagé. Durant quelques courtes semaines, entre janvier et février, les eaux tumultueuses de la Zanskar se figent provisoirement à l’ombre des défilés. Pour les Zanskaris, c’est le temps du Chadar. Une fenêtre temporaire pour un allerretour possible de quelque cent dix kilomètres au coeur de l’hiver et du froid, rompant, de grottes en villages, pour les marchandises comme pour les hommes, l’étau de l’isolement. En 1989, Olivier va emprunter cet axe pour conduire, jusqu’à l’école de Leh, Motup et Diskit, deux enfants confiés par un couple de paysans zanskaris. Le livre relatant ce Chadar peu banal, Le Fleuve gelé, sera salué par Life Magazine comme de l’une des « plus belles aventure humaines du XXe siècle ». Et sera récompensé par un World Press Photo. Pour les grands voyageurs ? Cette révélation des univers du fleuve gelé devient vite une réelle tentation. Et dès l’hiver 2000, des agences françaises (Allibert et Terres d’Aventure) proposent l’itinéraire dans leur catalogue. Une « aventure » aussi exclusive que difficile à cerner, versant mode d’emploi, pour les premiers élus. L’apprentissage du Chadar et de ses mondes commence. À quoi ressemble la formidable barrière himalayenne en hiver ? Et l’isolement de Leh,
accessible uniquement en avion. Aux questions sur l’équipement (crampons ? bâtons ?) et le froid (-10 °C ? -20 °C ? -30 °C ?) s’ajoutent celles sur les bivouacs (grottes ou tentes ?), les incertitudes sur l’état de la rivière (est-ce que la glace sera là ?), la météo (que se passe-t-il en cas de fortes chutes de neige ?)…
UNE AVENTURE MAJUSCULE
L’équation délicate de ces premières, sur un itinéraire pourtant familier aux Zanskaris, se termine dans l’enthousiasme. Le cocktail Chadar est réellement unique. La progression sur la glace. Les « paysages » fermés, d’une fixité et d’une minéralité magnifiée par l’hiver. Les mouvances et les sons de l’eau sous la « surface ». Les pièges potentiels et les glissades assurées du « chemin ». L’isolement réel de certaines sections des gorges. Les passages un peu délicats sur des portions de falaises, lorsque la rivière elle-même n’est pas suffisamment gelée. Tout est neuf. Inattendu. Unique. La gestion du froid. Le son des lourds bâtons qui sondent la glace avec chaque pas. Des rencontres avec les groupes de Zanskaris engagés sur leur Chadar jusqu’aux énormes bûchers qu’enflamment les équipes de porteurs à la tombée de la nuit (le bois flotté et sec, qui s’amoncelle sur certains coudes des rives, est pour beaucoup la bénédiction inattendue des nuits passées dans les gorges), les petites angoisses du départ sont balayées. Mais par-dessus tout, bien au-delà des soucis « techniques », de Lingshed à Karsha, les heures et les nuits passées dans les villages zanskaris offrent aux voyageurs quelques fragments précieux de la vie quotidienne en hiver des habitants et des moines. Pour beaucoup, la vaste plaine de Padum recouverte par la neige dans un écrin de sommets devient l’image même de l’Himalaya hivernal. Le Chadar, seul itinéraire
hivernal « facilement accessible » en Himalaya, accède de facto au statut de trek… exceptionnel.
FENÊTRE MÉTÉO
Le Chadar va prendre son rythme de croisière dans les années 2000. Un véritable mythe en passe de devenir un itinéraire rodé et « facile » ? Voire. En plusieurs épisodes, les conditions météo vont se rappeler au bon souvenir de quelques individuels et groupes d’agences. En 2005, fortes chutes de neige. Plus question de circuler dans les gorges dominées par d’impressionnantes pentes : le risque objectif d’avalanche fige net des dizaines de voyageurs à Padum. Évacuation en hélico pour certains. Vols retours retardés de quelques jours, le temps que les pentes se purgent, pour d’autres. Le scénario inverse, côté température, existe : réchauffement climatique ou simple épisode local de relatif redoux, en 2011, les conditions d’englacement du Chadar furent suffisamment mauvaises pour dissuader plusieurs groupes de s’engager au-delà de Guru Do. Plutôt facile techniquement (dénivelée ridicule, et « pas glissé » économe), l’extraordinaire Chadar demeure bien, quoi qu’on en dise, un itinéraire potentiellement engagé : les contes et légendes zanskaris font suffisamment la part belle aux voyageurs piégés dans les gorges par l’absence de glace (et toujours miraculeusement sauvés par le retour du froid, « les dieux sont vainqueurs ! ») pour oublier que le chemin est par nature… éphémère.
LA FIN D’UN MYTHE ?
Cette dernière décennie, une tout autre menace pèse sourdement, sur l’existence même du Chadar : la construction d’une route reliant Shilling à Padum. Le chantier de cette « all season paved road » est engagé depuis 2007. Le Zanskar n’est accessible – l’été – que par une unique route (depuis Kargil) : à l’image d’autres projets locaux (route et tunnel du Rothang La, depuis Manali) visant au désenclavement « stratégique » du Zanskar, le tracé grignote très lentement les rives des points de départ (au-dessus de Shilling) et d’arrivée (en aval de Zangla). Le Chadar est passé en mode obsolescence programmée ? Si la fin de l’isolement absolu des gorges n’est pas pour demain, et si l’on peut même douter de l’ouverture de cette route en hiver, l’ombre de ce chantier a modifié pour beaucoup (cf. encadré « Une fréquentation en baisse ») l’aura du lieu, écorné également par la concentration de
prétendants sur un itinéraire aux points de bivouacs (grottes notamment) limités. La « problématique » de la route est à la fois une malédiction pour les marcheurs (rarement pour les populations) et, à l’image du Népal, une excellente occasion d’aller voir plus loin.
VALLÉES SECONDAIRES
Un oeil sur les cartes. Et une oreille aux savoirs des Zanskaris suffit : les vallées secondaires de la Zanskar possèdent bien évidemment toutes leurs propres « fleuves gelés ». Des itinéraires moins connus. Moins fréquentés, y compris par les Zanskaris eux-mêmes. Mais d’un isolement quasi absolu. Parmi les exemples les plus évidents : la branche de la Kargyag, qui remonte vers le Shingo La, la Tsarap, la Doda, la Lungnak ou la haute vallée de la Marka et de la Jumlam demeurent de vastes réservoirs à « l’esprit Chadar ». Tout autant que les bordures nord (secteurs entre Lamayuru et Photoskar) du royaume, sans oublier, au nord de l’Indus même, les vallées de la Nubra ou de la Shyok. Dans ce vaste répertoire de possibles, une solide piste existe déjà : la « vieille » jonction depuis les hauts plateaux du Changtang (lac Tso Moriri) vers la Zanskar, via la vallée de la Zara, le col de Yar La (4 940 m…) et la Khurna Chu a été parcourue en 2008. Vingt-et-un jours de marche pour traverser les solitudes des mondes nomades des hauts plateaux et s’engager dans les dédales d’autres fleuves gelés. Possible ? Il suffit de regarder les cartes : à partir de Leh, sous les immensités silencieuses de l’hiver himalayen, des dizaines de Chadar potentiels sommeillent encore…