Grands Reportages

LE CHADAR

« JULAY ! » ET SOURIRES. GLISSADES PAR -20 °C ET CORRIDORS DE GEL. VILLAGES ET MONASTÈRES. AU FIL D’UN CHADAR, L’ÉCRIN TITANESQUE DE L’HIVER HIMALAYEN CHANGE DE MASQUE, LE TEMPS D’UN ITINÉRAIRE D’EXCEPTION, AUSSI ÉPHÉMÈRE QU’EMPLI DE VIE…

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Il est 17 heures passées. L’ombre qui nous accompagne depuis des heures semble se renforcer avec la tombée de la nuit et la venue d’un autre froid. Fin de journée sur le fleuve gelé. Assis sur un rocher poli, au bord de la langue de sable clair, regarder les hautes falaises, les volutes de synclinaux fracturés. Là-haut, à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la rivière, tout est encore au soleil. Rêve d’entomologi­ste ? Se sentir épinglé au fond d’un décor titanesque, arasé de lumière claire dont aucune chaleur pourtant ne parviendra jusqu’à nous… Voyage au pays des ombres ? Un genévrier qui se découpe au bord des couleurs d’une crête lointaine. Le jeu des strates suspendues dans l’air. Le croissant de la lune pâle a disparu des quelques minces degrés de ciel « ouvert » au-dessus de notre étrange monde de falaises et de glace : cette nuit, une nouvelle année tibétaine commence.

UN HIVER EN HIMALAYA

Se raccrocher à l’altitude ; 3 370 mètres qui ne veulent rien dire au fil horizontal du fleuve… Et au nom du lieu : Tasrak Do. Tasrak Do ? Le « coin où l’on file vite ». Pour les Zanskaris, la réputation de ce campement n’est plus à faire, toute d’histoires de gelures subites, doigts et oreilles confondus. Bref : le coin le plus frigo du Chadar. Nous avons de la chance, ce soir, il fait bon. À vue de nez, un petit -20 °C… En regardant les lueurs des feux s’élever des abris de roche sous les falaises, chercher vainement à retrouver les images « d’avant ». La réalité, ou peut-être plus justement encore l’irréalité complète de la rivière gelée a subverti tout imaginaire. Même le mot de « trek » ne convient plus : le Chadar est un monde en soi, qui finit par ne plus se signifier que de lui-même… Mémoires de cette défaite magnifique ? Un vol

sur Leh, en hiver. Par le hublot, regarder naître des plaines brumeuses du Pendjab les contrefort­s de l’Himalaya. Les Nun-Kun. Rêver de reconnaîtr­e les géants de l’est, K2 ou Nanga Parbat. L’infini des reliefs qui s’installe, finissant par excaver de lumière jusqu’à la courbure du globe. Ce jour-là, le Boeing a fait demi-tour à la verticale de la vallée de l’Indus. La piste de Leh n’était pas en condition. Choc encore, passé cet allerretou­r improbable : l’hiver de Leh. La lumière d’or le soir dans le bazar. Les échoppes de souvenirs et les hôtels fermés. Plus tard, sous les arches de roche du monastère d’Hemis, transfigur­é d’hiver, des enfants, sur le ruisseau gelé, glissent accroupis sur de petits traîneaux de bois. Me demander si bientôt, nous serons aussi habiles à maîtriser nos propres glissades…

LE CHEMIN DES GLACES

Un 28 janvier. Nous sommes à Chilling. Chilling comme point de départ du Chadar ? Sur ce linceul gelé, que nous sommes allés toucher du bout de nos bottes si timidement tout à l’heure, je regarde progresser un homme. Chargé d’un fagot, il passe, légère silhouette, semblant presque danser, exactement là où je n’imaginerai­s même pas mettre les pieds… Je me souviens que la rivière, ce soir-là, était tout entière dans mon esprit une appréhensi­on d’inconnu… 30 janvier. Sensations nouvelles. Les heures de marche entre l’ombre froide, magnifique, des falaises. L’apprentiss­age du « laisser-aller » très attentif des pas sur la glace. Les silhouette­s rapides des porteurs. Les éclats de blanc et d’émeraude du fleuve. Au kaléidosco­pe des lumières et des contrastes, des ombres et des formes, répondent sans cesse de folles harmonies sonores, toutes jouées de glace et d’eau. Bruits de torrents et de rapides, de lents ressacs aussi, jusqu’à frôler, parfois, des semblants de bord de mer. Résonance des pas et de nos bâtons de rose sauvage, du simple glissement aux sourdes résonances pas très amicales. Parfois, c’est la « banquise » elle-même qui rugit, dans une brève et invisible convulsion, rehaussée d’autres silences. Rire avec les porteurs, de nos magistrale­s pertes d’équilibre, de nos chutes et de nos figures libres. Ne pas trop rire, encore, de certains passages au bord des rives. La langue de glace qui se faufile contre le rocher. Parfois guère plus d’un mètre. Attention maximale, souvent, lorsque la surface, fracturée à force de passages, se gorge d’eau. Regarder sans y croire certains porteurs se déchausser et traverser pieds nus. Ne pas trop rire non plus de certaines sentes, qui remontent parfois au détour de barres rocheuses, au-dessus de la rivière… Et ne surtout pas imaginer lorsque la débâcle interdit d’utiliser le linceul du fleuve, à quoi peut ressembler un « mauvais » Chadar…

UN THÉ AU MONASTÈRE

Lundi 3 février. Village de Lingshed. Une matinée de marche à l’écart de la Zanskar, à remonter dans les gorges étroites, hier. Des arbres (!). La neige si cristallin­e. Les enfants en file indienne sur le chemin. Corvée de bois, sourires amusés. Nanouche est remplie d’émotion : visiter ce village en hiver, après tant d’étés de « passages », est au coeur même de son Chadar. Le thé au monastère. Sa fierté de nous faire visiter la nouvelle nonnerie qu’elle a financée. La grande maison où nous nous sommes installés. Dans le paysage, depuis la terrasse surchargée de réserves de bois : la silhouette d’un cavalier rentrant chez lui. Le tissage des sentiers entre les fermes. Penser longtemps, dans la cuisine sombre où nous préparons le repas du soir (boudins grillés, à base de sang de chèvre et de tsampa…) à l’invraisemb­lable « permanence » de

la vie si loin de nos propres mondes. S’ancrer jour après jour dans ce qui pour nous est nulle part ? Et regarder ces mondes de l’hiver himalayen vivre, comme un luxe sans nom du voyage. Quelques jours plus tard. Quitter Lingshed pour retrouver le fleuve, en croisant les doigts derrière les porteurs qui foncent par crainte des avalanches. Transfigur­ation du paysage : il a (un peu) neigé. La rivière est immobile, monochrome. Deux jours encore dans ce décor si étrangemen­t apaisé, avant de sortir, petit à petit, de l’univers si particulie­r des gorges.

UNE CARAVANE EN HIVER

La plaine vers Padum qui s’ouvre lentement. Les fermes silencieus­es d’Anomil. Des stupas dans l’immensité, sous l’horizon des hautes montagnes. Après Pichu, le voyage finit par prendre des allures de véritable caravane. Chevaux dans la lumière. Vertige d’espace libre. Regarder de très loin avancer les silhouette­s de notre équipe dans ce fantastiqu­e silence. Vendredi 7. Karsha. L’appel de la trompe au monastère. La puja des moines. En brûlant des bouses de yacks dans un poêle à kérosène, écouter la rumeur des rues de gel, assis sur une terrasse. Les cris des enfants. Des animaux. De ces heures d’étrange décompress­ion après le « tunnel » du fleuve, tout le monde, dans notre petit groupe, mesurer la puissance des jours passées à frôler la vie forte et simple des Zanskaris, entre nos étonnement­s et la « normalité » (pour eux) de ce chemin de glace. Paysans allant vendre le beurre à Leh. Familles entières ou groupes de villageois. Nos mémoires étaient peuplées de furtifs et joyeux échanges. Du goût mêlé du froid et du thé au beurre de yack. De « julay » sonores lancés en avant de toutes ces improbable­s rencontres sur le fleuve gelé…

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