Grands Reportages

WESTERN BREACH

Réservé aux experts !

- LAURENCE FLEURY

« Et où allez-vous donc, chargés comme ça ? demande un garde du parc national du Kilimandja­ro en voyant les casques d’escalade sur nos sacs. — À la Western Breach… — Vous voulez mourir alors ! rétorque-t-il. Vous avez trouvé un guide pour ça ? C’est qu’il doit ignorer que de là-haut dégringole­nt des rochers gros comme des immeubles ! » Les réactions sont toutes les mêmes à Londorossi Gate, et les superlatif­s employés par les Tanzaniens, quant à la voie que l’on a choisie, sont aussi peu engageants les uns que les autres. À croire que l’on s’apprête à partir en enfer. En janvier 2006, quarante tonnes de roche se sont décrochées de la crête à l’aplomb de la fameuse voie, située à l’ouest du cratère, emportant trois grimpeurs américains qui, à cause des rafales de vent, n’ont pas entendu arriver le danger. Suite à cet accident, les autorités du pays ont interdit l’accès de la Western Breach pendant une saison. Elle a rouvert l’année suivante, mais depuis, bon nombre de guides et d’agences locales demeurent peu enclins à y retourner. Moins de 4 % des candidats au sommet choisissen­t cette voie.

AU PIED DE LA VOIE

Cinq jours plus tard, après une montée par la voie Lemosho (voir page 52), l’itinéraire n’a rien à voir avec la « voie redoutable » qu’on nous a décrite. La paroi rouge et ocre, qui se dévoile à mesure que l’épais brouillard se déchire, est spectacula­ire de beauté. Vu du bas, le passage semble raide, mais pas infranchis­sable. Tout juste exposé, par endroits. À cause de l’instabilit­é des blocs délités à l’aplomb de la voie ; le pierrier à remonter est si large qu’il n’y a pas d’abri

où se protéger. La solution est de partir tôt, très tôt, avant que la glace qui fige les rochers ne se réchauffe. Peu à peu, le ciel s’éclaircit, présumant une nuit froide et étoilée. C’est bon signe. Dernière prise de pouls avant d’aller se coucher, derniers relevés de notre saturation en oxygène. Les résultats sont satisfaisa­nts, tout le monde devrait pouvoir monter. Ce soir, à l’heure où le jour bascule, les corps s’enfoncent dans les duvets, se recroquevi­llent, cherchent le sommeil, impatients d’être déjà demain.

CORPS À CORPS AVEC LA BRÈCHE

À 4 heures du matin, le froid nous réveille comme une morsure. Il fait -15 °C dehors. Le gel a tout figé. Pita, le cuisinier, a préparé un petit déjeuner gargantues­que : toasts, pancakes, porridge. On a même droit à de la mangue et de l’avocat, à 4 900 mètres d’altitude ! Mais, les estomacs sont noués. Le stress en filigrane, personne ne souffle mot. À 5 heures, les lampes frontales s’élèvent en file indienne dans la nuit. Et, l’ascension à peine entamée, les craintes s’envolent. L’effort est d’emblée intense. Le froid saisit les chairs et les articulati­ons. Il paralyse le corps tout entier si on ne lutte pas contre. La solution : ne pas s’arrêter et marcher à son rythme. Mais devant, ça piétine. À 5 150 mètres, à l’abri d’un bloc rocheux, un replat permet de souffler avant de poursuivre. Un panneau d’ailleurs l’indique : « Rest before the challenge spot » (dernier repos avant le point de défi). Il est interdit de traîner en route une fois reparti. Le groupe se divise ; les plus rapides en tête, les autres derrière. L’essentiel étant d’arriver là-haut sains et saufs. Au-dessus, la pente se redresse et l’ascension devient plus sportive. Il faut poser les mains sur des blocs instables, en équilibre sur des piles d’assiettes qui ne demandent qu’à tomber. Cela dit, l’itinéraire est évident.

AU COEUR DU CRATÈRE !

Les porteurs qui ont défait le campement nous passent déjà devant. Ces hommes, équipés comme s’ils partaient à la plage, certains en basket de toile et semelle archilisse, sont impression­nants d’aisance avec leur charge sur la tête. Mais ils en bavent autant que nous. La souffrance se lit sur certains visages, tout comme les effets de l’altitude. À 5 500 mètres, le passage appelé

Le stress en filigrane, personne ne souffle mot. À cinq heures, les lampes frontales s’élèvent en file indienne dans la nuit

« Rock Steps » est un point de non-retour. Si une évacuation est nécessaire, il faudra, à partir de cette altitude, l’effectuer par le haut, la descente de la Western Breach étant trop difficile et trop longue. Il est 9 heures, les nuages déferlent sur les pentes. Il faut presser le pas pour atteindre le cratère avant que le brouillard ne nous engloutiss­e. On accélère, chose absurde et à ne surtout pas faire à cette altitude, mais l’excitation est à son comble. C’est le seul itinéraire qui débouche ainsi à l’intérieur du cratère ! Il n’est pas de paysage contemplé sans fatigue. Le souffle est court, mais la joie intense de parvenir enfin dans le cratère du Kilimandja­ro, à 5 750 mètres. C’est une vaste plaine jonchée de misérables morceaux de glaciers échoués sur le sable, agonisant sous un soleil de plomb. Des glaciers auxquels s’attaquent déjà les porteurs, à coup de piolet, pour nous faire chauffer de l’eau. Le peu de neige qu’il reste au Kilimandja­ro sert donc à réhydrater les touristes morts de soif. Spectacle désolant.

NUIT À 5 750 MÈTRES

Après cinq heures de marche, on s’affale sous les toiles de tente déjà montées. Mais il est impossible de trouver le sommeil. Nausées, maux de tête presque insupporta­bles, le crâne comme pris dans un étau. Pour espérer dormir à cette altitude, mieux vaut monter plus haut puis redescendr­e. Le guide nous invite à rejoindre l’Uhuru Peak, point culminant du Kilimandja­ro, à 5 895 mètres. On se hisse tant bien que mal sur la pente sommitale à l’aplomb du campement. Il nous faut plus d’une heure et demie pour rejoindre le toit de l’Afrique, à peine cent cinquante mètres plus haut. Et il est bien difficile de savourer l’exploit malgré la beauté des lieux. De retour au campement, la nuit s’annonce effroyable. Mal de tête intense, difficulté­s à respirer. Crises de panique à peine allongé. L’oxygène manque. Boire et uriner. C’est, dit-on, la clé de tous nos maux. Alors on boit, sans cesse et à petites gorgées, l’eau glacée des gourdes sur le point de geler. À 6 heures du matin, c’est la délivrance. Dans un dernier effort, on plie bagage et on se presse de redescendr­e. La traversée du cratère sur le faux plat montant jusqu’à Stella Point est encore une souffrance, mais dès qu’on amorce la descente, les jambes retrouvent un peu de leur vitalité. Mille mètres plus bas, comme par enchanteme­nt, l’étau qui compressai­t nos crânes a disparu. Reste à dévaler la pente jusqu’à Mweka Camp à 3 000 mètres pour une dernière nuit sur le Kili. Une nuit sous les tropiques !

 ??  ?? Cicontre : les chandelles de glace de la Western Breach, en contreplon­gée, durant l’ascension, peu après le camp d’Arrow Glacier. Le cheminemen­t zigzague parmi les blocs rocheux qui nous surplomben­t. Seuls quelques passages, vers 5 600 m, nécessiten­t...
Cicontre : les chandelles de glace de la Western Breach, en contreplon­gée, durant l’ascension, peu après le camp d’Arrow Glacier. Le cheminemen­t zigzague parmi les blocs rocheux qui nous surplomben­t. Seuls quelques passages, vers 5 600 m, nécessiten­t...

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