L’HIMALAYA DES LILLIPUTIENS
UNE SÉRIE DE VALLÉES ENCLAVÉES AU-DESSUS DE DIGNE. UN MONDE ENTRE ALPES ET SUD, PINS ET LAVANDES. UNE PERLE PLUTÔT RARE OÙ, SOUS LA TÊTE DE L’ESTROP, RÈGNE ENCORE UN BONHEUR TRÈS PARTICULIER À MARCHER LOIN D’UN PEU TOUT, DANS UN PAYS QU’ALEXANDRA DAVID-NÉEL A UN JOUR APPELÉ L’HIMALAYA DES LILLIPUTIENS…
Il existe deux façons d’aller en Haute Bléone. Pas trois. Pas quatre. Juste deux. D’abord, la route qui remonte plein nord depuis Digne. De très loin, on ne voit ni ne soupçonne… rien. Il y a juste, accrochant le regard comme une muraille dans un désert, la très longue barre claire des crêtes du massif de la Blanche, tissée tard encore, à certains printemps, de névés clairs. Dans ce sens d’approche, physiquement, la Haute Bléone, abrite la première muraille des Alpes qui se dégage nettement lorsque l’on remonte depuis le Sud, depuis la route Napoléon ou en remontant sur Barcelonnette. Ou qui marque, si l’on est un alpin « du nord », l’inverse exact: les derniers hauts reliefs de l’immense arc alpin se tendent jusqu’ici, dans une ultime vague sèche de calcaires et de marnes délitées, dominant les pâturages d’altitude et les forêts denses des basses vallées.
UN MONDE EN IMPASSE
La Bléone, comme une fin? Comme un commencement? Sur son versant nord, les presque 3000 mètres de la tête de l’Estrop abritent, sous ses moraines protectrices le glacier le plus méridional de France. La route, elle, mène à Prads, la petite capitale des mondes de la Haute Bléone. Pas de royaume inoui. Juste neuf communes silencieuses, qui tissent toujours la mémoire des lieux. Le temps est loin où la Bléone était frontière entre France et États de Savoie. De ces hautes heures ne restent que les bergers en estive, aux mois d’été. Et quelques très rares marcheurs engagés sur le tour du massif de la Blanche, ou remontant d’Allos depuis le GR60. Des vallées où les bouts de route et de piste remontent, toujours le long des torrents encaissés, vers des bonheurs silencieux. Heyre ou Rencure Grange, sous la montagne du Carton. Tercier, sous les crêtes de la Chau, en remontant sur le col de la Baisse. Ou la Favière, nichée sur sa crête, à main droite dans la vallée, plus au nord. Ou Saume-Longe, tout au nord, sublime d’isolement, sous les arêtes austères de la tête du Bau. La piste qui y mène a été ouverte… dans les années 1970. Et Vière, où se jette le torrent issu de l’immense cirque du Galèbre, n’a, elle, tout simplement pas d’accès routier. Après? Il faut marcher. Pistes forestières. Sentiers à crêtes. C’est à pied que l’on mesure l’enclavement réel de la Bléone (et sa beauté): d’un lit de torrent à une crête d’altitude, partout, on ressent la beauté de ce monde en impasse, adossé à 2 000 mètres de crêtes, entre les roubines (zones et forêts)…
DES SIGNES VENUS D’AILLEURS
Les territoires singuliers ont-ils une aura « à eux » ? Belle question en Bléone. Pour le marcheur un peu curieux, on peut évoquer, peut-être, la force et le genius loci, en se penchant sur deux
noms, devenus familiers de ses pays. Des noms qui hantent, ou qui habitent, à des titres étonnamment divers, les solitudes préservées la Haute Bléone. Le premier est bizarrement lié à un atelier d’artiste à New York. Là-bas : blocs et sculptures brutes de bois dans un fatras dense. Pièces massives sur des établis, écornées d’angles de coupe. Machines, scies et outils. Au mur, des canoës inuits. Des fenêtres du loft, rien qui ne parle des Alpes de Haute Provence. Hasard? Nécessité? Même si personne ne sait réellement pourquoi Richard Nonas a installé une oeuvre de land art dans les champs qui bordent le hameau de Vière, la présence de ses alignements de rectangles blancs court dans les champs du village, se répondant de part et d’autre de la barre rocheuse contre laquelle semblent se blottir les anciennes maisons et l’église à la toiture quasi disparue. Nonas et le vallon du Galèbre ? New York et le pic des Têtes ? L’oeuvre s’appelle Edge Stones. Vaste présence, à peine marquée, là où il ne reste que des mémoires silencieuses et l’eau vive du torrent. Nonas a été ethnologue. Avant de devenir artiste, il a côtoyé aussi bien les Inuits du nord des Amériques que les peuples natifs du Mexique. Son univers de créateur, égrené de New York jusqu’en Pologne, parle de la « dissonance entre les objets, dans leurs croisements contradictoires ». Difficile de penser mieux, ici : dans la verdure, sous le ciel pur, à l’heure où les feuilles des
deux chevaux solitaires remontent les prés, dans l’axe des blocs alignés. Autre présence, autre trace : celle posée par un Hollandais plutôt chauve, au visage dévoré d’une vaste barbe blanche, le Hollandais Herman de Vries. Peut-être l’un des artistes les plus impliqués en Europe dans les liens (pour lui immensément perdus) entre l’homme et la nature. Ses tableaux sont des poésies d’herbiers, des agencements de branchettes, ou des poèmes d’ailes de libellules. Dans le vallon au nom si magnifique de Faillefeu, De Vries a laissé, gravé sur le chemin même comme sur des blocs quasi introuvables, des fragments de (son) message. Pour le marcheur, un jeu de piste et d’esprit, où les mots finissent par devenir d’étonnants rébus. Ambulo ergo sum ? Ici et partout, écrit en lettres d’or, brille ainsi dans le silence, non loin du hameau de Tercier; plus haut, passé les murs de l’ancienne abbaye, un puzzle dispersé à même le sol :
To be / All / To be / All Ways / To be / To be. Être. Ou plutôt être de toutes les manières. Ou sur toutes les routes. Être. Difficile, des dissonances de Nonas aux éclats d’or de De Vries, de se préoccuper uniquement des balisages des sentiers, en Haute Bléone…
LOIN, AU-DESSUS DE PRADS…
Prendre de l’attitude. Et gagner en puissance? Possible. L’étage alpin de la Bléone est une formidable présence qui domine les horizons du lieu. Vers l’est, alignées du sud au nord, les crêtes de la montagne du Carton, de la Chau, de Mourréen et du Cadun débouchent toutes au-dessus des 2 200 mètres. Autant de marches entre alpages et baisses, pistes et sentiers perdus. Plein nord, l’ampleur des sommets monte d’un cran encore: à partir du Mourre Gros (le gros nez), la tête Noire, les Trois Évêchés gagnent en puissance jusqu’à la tête de