Grands Reportages

PIERRE SUR PIERRE

GRANIT SUR GRANIT. CALCAIRE SUR CALCAIRE. C’EST PIERRE SUR PIERRE QUE L’ARCHITECTU­RE SINGULIÈRE DES FERMES ET DES HAMEAUX DES CAUSSES ET DES CÉVENNES RÈGNE DANS DES PAYSAGES CLASSÉS PAR L’UNESCO.

- TEXTE ET PHOTOS : JEAN-MARC PORTE

La quête peut parfois avoir comme un vague goût de remake du feuilleton Les Envahisseu­rs. Une route perdue, à la recherche d’un lieu-dit que vous ne trouverez peut-être jamais. Et au pire, la nuit qui finit par avaler le paysage et les cartes, sans aucune autre lumière visible que celle de vos phares sur des kilomètres à la ronde. Dans les vastes solitudes des Cévennes, la recherche de certains hameaux ou de fermes isolées est souvent – pas toujours – une redoutable confrontat­ion indécise avec la radicalité singulière des lieux. La quête peut s’arrêter net au bord du vide des gorges de la Jonte ou du Tarn, hésiter au fond d’une longue vallée sous les pentes du mont Lozère, ou courir sans fin sur les crêtes qui longent les hauteurs de l’Aigoual. Mais elle n’est jamais vaine : elle compte, selon les critères du parc national, près de quatre mille groupes d’habitat ruraux, bâtiments et fermes, aujourd’hui protégés, qui sont autant d’émouvants témoignage­s d’une forme de génie infiniment modeste en apparence, mais marquant pourtant la puissante force d’adaptation des hommes à l’austérité des lieux. Hommage à une architectu­re où la pierre entretient un lien entre le sol et le bâti sans équivalent en France ?

LE GÉNIE DU CALCAIRE

Ce matin, exactement comme on nous l’avait indiqué d’ailleurs, c’est au son uniquement (coups de masse) que nous avons trouvé Jean Vernhet et son fils au travail, sur le causse Méjean. Ce maître artisan est l’un des derniers grands lauziers à connaître sur le bout des doigts la singulière architectu­re et les techniques qui ont façonné les extraordin­aires habitats de calcaire des causses. Son chantier du moment? Retravaill­er, de l’intérieur, les volumes d’une ferme de village traditionn­el. Démontage précaution­neux de l’existant. Hésitation autour du four à pain, sous l’arche du premier étage. L’objectif final est de créer une nouvelle voûte à la place d’un mur. La forme, en

bois, est déjà en place. « On s’en est sorti jusque-là sans que le pignon de droite ne bouge. On verra bien pour la suite si tout nous tombe dessus ou non. Ces maisons, c’est ce que j’appelle des maisons de cueillette. Les gens n’ont pas eu le choix, à l’époque, que de prendre littéralem­ent ce qu’ils avaient sous la main: le calcaire, le sable et la chaux, des lauzes taillées et le tout-venant des pierres. Et ils ont pourtant réussi à monter des bâtiments parfaiteme­nt adaptés à leur besoin et aux contrainte­s locales, à l’esthétique indiscutab­le, et à la complexité de constructi­on témoignant d’un vaste savoir-faire. Essayez d’enlever une lauze ou deux d’un toit, ou de démonter un bout de pignon de pierre. Vous risquez de voir s’effondrer la moitié de la maison. C’est ça, le génie du calcaire, ici. »

RÉSONANCE PARFAITE

Sur les horizontal­ités des Causses, flottant comme isolés du monde par les réseaux de gorges et de falaises, la pierre claire est réellement au coeur des paysages : il y parfois l’affleureme­nt brut du socle naturel, arasé de vent ou de gel, qui strie longuement les zones de pâturages. Il y a aussi la géométrie des anciens murets, et surtout les ordonnance­ments innombrabl­es des « clapas », ces empilement­s circulaire­s et réguliers, témoi

gnant, sur les versants au-dessus des dolines, de l’intense travail d’épierrage des champs effectué par les laboureurs d’antan, bien avant que les moutons ne deviennent les maîtres du paysage des Causses. Et enfin, comme en résonance parfaite à ces « déserts », les fermes isolées et les hameaux, implantés toujours à l’abri, même relatif, d’un relief et souvent à la frontière d’anciennes terres cultivées et des vastes zones de pâture. Matériaux? Pas moyen d’y échapper: jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’ensemble du bâti doit tout à la roche. Calcaire sur calcaire ? Pierres et dalles, lauzes et linteaux. Jamais ou presque de fondations. Pour la plupart des habitation­s, aucune pièce de charpente en bois. La signature de ces mondes humbles et difficiles se donne tout entière, de l’extérieur, dans les motifs harmonieux des lourdes lauzes des toitures qui tombent parfois jusqu’au sol, dans des arrondis de recouvreme­nt des lucarnes et dans la puissance des grands murs de long pan, où s’enroule, au-dessus de l’arche qui marque l’entrée des étables occupant tout le premier niveau au sol, une vaste terrasse. Pas une pièce de charpente ? Pénétrer dans les arcanes de calcaire de l’architectu­re des Causses est un hommage laïc aux univers subtils des voûtes. De plein cintre, en berceau, en arêtes, elles se courbent et se croisent partout, de la moindre « chazelle » (abri de bergers) aux linteaux de portes, aux fours à pain, aux citernes. Jusqu’à la structure des grands bâtis de ferme à deux étages, elles sont l’unique et spectacula­ire réponse architectu­rale aux contrainte­s de la nature. Des dizaines de tonnes de calcaire, pour édifier, sans un madrier souvent, des bâtisses qui abritaient, aux grandes heures des Causses, des familles entières de paysans. Il faut marcher un peu (zone centrale de Parc oblige) pour découvrir, au-dessus des chaos de blocs de Nîmes-le-Vieux, l’impression­nant domaine de la Fretma, en pleine réhabilita­tion aujourd’hui. Ou chercher sur des cartes précises Sablières ou Boubals, autour du village

et de l’église de Saint-Pierre-des-Tripiers presque entièremen­t restaurée par Jean Vernhet. La Bastide ou Croupillac, tout près de Florac, la ville coeur du parc national. Ou Pauparelle, non loin de Meyrueis. Ou Saubert, vers Hures-la-Parade. Ou la chapelle Saint-Côme, près de Mas-Saint-Chely…

CHAOS GRANITIQUE­S

Plus sobre et plus sombre ? Les mondes de granit semblent appartenir, eux, tout entiers au mont Lozère tout proche. Ultimes bastions sud-est du Massif central. Autres géologies, autres climats, autres mondes. Des crêtes désolées de ce point haut (1 700 mètres) jusqu’aux plateaux de la Margeride ou de l’Aubrac au nord, s’étend le règne, caractéris­tique, foncé et sévère, des blocs granitique­s. Des menhirs dressés sur les crêtes aux chaos de blocs erratiques, une dominante sans partage, sur des mondes difficiles, ouverts aux vents et aux rigueurs de longs hivers. À une dizaine de kilomètres du Pont-de-Montvert, les croix de Malte gravées de l’ancienne commanderi­e des Hospitalie­rs de Jérusalem, posées entre les forêts et des pelouses rases d’altitude, ne sont plus entourées que de murets en ruine. Pourtant, dans le hameau de l’Hôpital, à la fin du XIXe siècle, cent dix-neuf habitants vivaient dans ce village, qui n’est plus habité de façon permanente depuis les années 1970. Lecture à ciel ouvert de l’architectu­re du granit? La plupart des fermes de la région s’enterrent à moitié, creusant leur assise dans le sol, adossées aux pentes, dos au nord. L’eau, bien plus présente que sur les Causses, n’est plus un problème: fin des réservoirs et des puits dans les bâtiments. Le logis et la grange-étable ne sont pas superposés, mais forment des structures en « L » d’un étage. Les bâtis sont moins hauts, mais témoignent d’un impression­nant savoir-faire

Calcaires, granits et schistes : le triptyque de pierre des Causses, de la Lozère et des Cévennes

dans la taille et l’assemblage de blocs de pierre magnifique­ment ajustés. Et si les charpentes évincent ici les grandes voûtes caussenard­es, la pierre reprend toute son ampleur autour des énormes linteaux de cheminée qui traversent de part en part la pièce commune des fermes.

CHÂTAIGNES ET SCHISTES

Ultime bascule de monde vers les schistes et les vallées des Cévennes ? Après les solitudes horizontal­es des plateaux des Causses et les hauteurs du mont Lozère, les villages enserrés de terrasses des hautes vallées de Cévennes, plus sèches et chaudes, chantent le mariage des lames de schistes et du bois retrouvé. Murs d’apparence presque fragile, en lits horizontau­x et fins. Toitures aux pentes plus douces. Jeux des treilles cassant le soleil dans les petites ruelles séparant les maisons, mais encore charpentes et planchers : le bois revient partout, dans des villages accrochés aux pentes striées des murets des terrasses. Des terrasses au goût de sud ? Entre vieilles magnanerie­s et filatures, c’est tout le passé des vignes, des châtaigner­aies, des mûriers et des oliviers qui accompagne les ultimes villages des Cévennes vers les mondes si proches de la Méditerran­ée…

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 ??  ?? Paysages immenses, ouverts : les plateaux du Méjean portent souvent la signature de l’intense travail agricole d’antan : les clapas, ces tas de pierre rassemblés dans les champs.
Paysages immenses, ouverts : les plateaux du Méjean portent souvent la signature de l’intense travail agricole d’antan : les clapas, ces tas de pierre rassemblés dans les champs.
 ??  ?? De La Grande Vadrouille (1966) à Seules les bêtes (2019), les immensités singulière­s des Causses ont inspiré bien des réalisateu­rs de cinéma.
De La Grande Vadrouille (1966) à Seules les bêtes (2019), les immensités singulière­s des Causses ont inspiré bien des réalisateu­rs de cinéma.
 ??  ?? Arrondis de lauzes et de pierres, toitures sous voûte : les noues et les capes des toits et des portes appartienn­ent de plain-pied à l’esthétique du bâti traditionn­el caussenard.
Arrondis de lauzes et de pierres, toitures sous voûte : les noues et les capes des toits et des portes appartienn­ent de plain-pied à l’esthétique du bâti traditionn­el caussenard.
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 ??  ?? Le village de Nîmes-leVieux enserré de ses chaos de blocs, un haut lieu du causse Méjean.
Le village de Nîmes-leVieux enserré de ses chaos de blocs, un haut lieu du causse Méjean.
 ??  ?? Seigneurs du Tarn et de la Jonte, les vautours fauves et moines ont été réintrodui­ts avec succès dans les années 1990.
Seigneurs du Tarn et de la Jonte, les vautours fauves et moines ont été réintrodui­ts avec succès dans les années 1990.

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