PIERRE SUR PIERRE
GRANIT SUR GRANIT. CALCAIRE SUR CALCAIRE. C’EST PIERRE SUR PIERRE QUE L’ARCHITECTURE SINGULIÈRE DES FERMES ET DES HAMEAUX DES CAUSSES ET DES CÉVENNES RÈGNE DANS DES PAYSAGES CLASSÉS PAR L’UNESCO.
La quête peut parfois avoir comme un vague goût de remake du feuilleton Les Envahisseurs. Une route perdue, à la recherche d’un lieu-dit que vous ne trouverez peut-être jamais. Et au pire, la nuit qui finit par avaler le paysage et les cartes, sans aucune autre lumière visible que celle de vos phares sur des kilomètres à la ronde. Dans les vastes solitudes des Cévennes, la recherche de certains hameaux ou de fermes isolées est souvent – pas toujours – une redoutable confrontation indécise avec la radicalité singulière des lieux. La quête peut s’arrêter net au bord du vide des gorges de la Jonte ou du Tarn, hésiter au fond d’une longue vallée sous les pentes du mont Lozère, ou courir sans fin sur les crêtes qui longent les hauteurs de l’Aigoual. Mais elle n’est jamais vaine : elle compte, selon les critères du parc national, près de quatre mille groupes d’habitat ruraux, bâtiments et fermes, aujourd’hui protégés, qui sont autant d’émouvants témoignages d’une forme de génie infiniment modeste en apparence, mais marquant pourtant la puissante force d’adaptation des hommes à l’austérité des lieux. Hommage à une architecture où la pierre entretient un lien entre le sol et le bâti sans équivalent en France ?
LE GÉNIE DU CALCAIRE
Ce matin, exactement comme on nous l’avait indiqué d’ailleurs, c’est au son uniquement (coups de masse) que nous avons trouvé Jean Vernhet et son fils au travail, sur le causse Méjean. Ce maître artisan est l’un des derniers grands lauziers à connaître sur le bout des doigts la singulière architecture et les techniques qui ont façonné les extraordinaires habitats de calcaire des causses. Son chantier du moment? Retravailler, de l’intérieur, les volumes d’une ferme de village traditionnel. Démontage précautionneux de l’existant. Hésitation autour du four à pain, sous l’arche du premier étage. L’objectif final est de créer une nouvelle voûte à la place d’un mur. La forme, en
bois, est déjà en place. « On s’en est sorti jusque-là sans que le pignon de droite ne bouge. On verra bien pour la suite si tout nous tombe dessus ou non. Ces maisons, c’est ce que j’appelle des maisons de cueillette. Les gens n’ont pas eu le choix, à l’époque, que de prendre littéralement ce qu’ils avaient sous la main: le calcaire, le sable et la chaux, des lauzes taillées et le tout-venant des pierres. Et ils ont pourtant réussi à monter des bâtiments parfaitement adaptés à leur besoin et aux contraintes locales, à l’esthétique indiscutable, et à la complexité de construction témoignant d’un vaste savoir-faire. Essayez d’enlever une lauze ou deux d’un toit, ou de démonter un bout de pignon de pierre. Vous risquez de voir s’effondrer la moitié de la maison. C’est ça, le génie du calcaire, ici. »
RÉSONANCE PARFAITE
Sur les horizontalités des Causses, flottant comme isolés du monde par les réseaux de gorges et de falaises, la pierre claire est réellement au coeur des paysages : il y parfois l’affleurement brut du socle naturel, arasé de vent ou de gel, qui strie longuement les zones de pâturages. Il y a aussi la géométrie des anciens murets, et surtout les ordonnancements innombrables des « clapas », ces empilements circulaires et réguliers, témoi
gnant, sur les versants au-dessus des dolines, de l’intense travail d’épierrage des champs effectué par les laboureurs d’antan, bien avant que les moutons ne deviennent les maîtres du paysage des Causses. Et enfin, comme en résonance parfaite à ces « déserts », les fermes isolées et les hameaux, implantés toujours à l’abri, même relatif, d’un relief et souvent à la frontière d’anciennes terres cultivées et des vastes zones de pâture. Matériaux? Pas moyen d’y échapper: jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’ensemble du bâti doit tout à la roche. Calcaire sur calcaire ? Pierres et dalles, lauzes et linteaux. Jamais ou presque de fondations. Pour la plupart des habitations, aucune pièce de charpente en bois. La signature de ces mondes humbles et difficiles se donne tout entière, de l’extérieur, dans les motifs harmonieux des lourdes lauzes des toitures qui tombent parfois jusqu’au sol, dans des arrondis de recouvrement des lucarnes et dans la puissance des grands murs de long pan, où s’enroule, au-dessus de l’arche qui marque l’entrée des étables occupant tout le premier niveau au sol, une vaste terrasse. Pas une pièce de charpente ? Pénétrer dans les arcanes de calcaire de l’architecture des Causses est un hommage laïc aux univers subtils des voûtes. De plein cintre, en berceau, en arêtes, elles se courbent et se croisent partout, de la moindre « chazelle » (abri de bergers) aux linteaux de portes, aux fours à pain, aux citernes. Jusqu’à la structure des grands bâtis de ferme à deux étages, elles sont l’unique et spectaculaire réponse architecturale aux contraintes de la nature. Des dizaines de tonnes de calcaire, pour édifier, sans un madrier souvent, des bâtisses qui abritaient, aux grandes heures des Causses, des familles entières de paysans. Il faut marcher un peu (zone centrale de Parc oblige) pour découvrir, au-dessus des chaos de blocs de Nîmes-le-Vieux, l’impressionnant domaine de la Fretma, en pleine réhabilitation aujourd’hui. Ou chercher sur des cartes précises Sablières ou Boubals, autour du village
et de l’église de Saint-Pierre-des-Tripiers presque entièrement restaurée par Jean Vernhet. La Bastide ou Croupillac, tout près de Florac, la ville coeur du parc national. Ou Pauparelle, non loin de Meyrueis. Ou Saubert, vers Hures-la-Parade. Ou la chapelle Saint-Côme, près de Mas-Saint-Chely…
CHAOS GRANITIQUES
Plus sobre et plus sombre ? Les mondes de granit semblent appartenir, eux, tout entiers au mont Lozère tout proche. Ultimes bastions sud-est du Massif central. Autres géologies, autres climats, autres mondes. Des crêtes désolées de ce point haut (1 700 mètres) jusqu’aux plateaux de la Margeride ou de l’Aubrac au nord, s’étend le règne, caractéristique, foncé et sévère, des blocs granitiques. Des menhirs dressés sur les crêtes aux chaos de blocs erratiques, une dominante sans partage, sur des mondes difficiles, ouverts aux vents et aux rigueurs de longs hivers. À une dizaine de kilomètres du Pont-de-Montvert, les croix de Malte gravées de l’ancienne commanderie des Hospitaliers de Jérusalem, posées entre les forêts et des pelouses rases d’altitude, ne sont plus entourées que de murets en ruine. Pourtant, dans le hameau de l’Hôpital, à la fin du XIXe siècle, cent dix-neuf habitants vivaient dans ce village, qui n’est plus habité de façon permanente depuis les années 1970. Lecture à ciel ouvert de l’architecture du granit? La plupart des fermes de la région s’enterrent à moitié, creusant leur assise dans le sol, adossées aux pentes, dos au nord. L’eau, bien plus présente que sur les Causses, n’est plus un problème: fin des réservoirs et des puits dans les bâtiments. Le logis et la grange-étable ne sont pas superposés, mais forment des structures en « L » d’un étage. Les bâtis sont moins hauts, mais témoignent d’un impressionnant savoir-faire
Calcaires, granits et schistes : le triptyque de pierre des Causses, de la Lozère et des Cévennes
dans la taille et l’assemblage de blocs de pierre magnifiquement ajustés. Et si les charpentes évincent ici les grandes voûtes caussenardes, la pierre reprend toute son ampleur autour des énormes linteaux de cheminée qui traversent de part en part la pièce commune des fermes.
CHÂTAIGNES ET SCHISTES
Ultime bascule de monde vers les schistes et les vallées des Cévennes ? Après les solitudes horizontales des plateaux des Causses et les hauteurs du mont Lozère, les villages enserrés de terrasses des hautes vallées de Cévennes, plus sèches et chaudes, chantent le mariage des lames de schistes et du bois retrouvé. Murs d’apparence presque fragile, en lits horizontaux et fins. Toitures aux pentes plus douces. Jeux des treilles cassant le soleil dans les petites ruelles séparant les maisons, mais encore charpentes et planchers : le bois revient partout, dans des villages accrochés aux pentes striées des murets des terrasses. Des terrasses au goût de sud ? Entre vieilles magnaneries et filatures, c’est tout le passé des vignes, des châtaigneraies, des mûriers et des oliviers qui accompagne les ultimes villages des Cévennes vers les mondes si proches de la Méditerranée…