Grands Reportages

AVEC OU SANS GIONO

Un avant-poste d’observatio­n à cheval entre la Durance et la vallée du Rhône

- TEXTE ET PHOTOS : JEAN-MARC PORTE

UNE MONTAGNE MODESTE. UN BELVÉDÈRE RARE POURTANT, POSÉ À L’EXACTE BONNE DISTANCE ENTRE ALPES ET PROVENCE. UNE LUMIÈRE ET DES SOLITUDES QUI INSPIRÈREN­T TOUTE L’OEUVRE ET LA VIE DE JEAN GIONO. DIFFICILE D’Y ÉCHAPPER : « SUR CE RADEAU PERDU DANS LA PLEINE MER DU CIEL », LES UNIVERS RÉELS OU IMAGINAIRE­S DE LURE N’ONT JAMAIS ÉTÉ AU PLUS PRÈS DE LA HAUTE PROVENCE QU’EN Y FAISANT UN PAS SUR LES SENTIERS…

Le sifflement caractéris­tique nous a rejoint sur les crêtes avec la montée du vent furieux. Nous sommes en tout début d’après-midi, un peu sous le pas Jean Richaud. Le coup de poing de Lure (ce moment de bascule subjuguant, où l’on découvre en quelques pas depuis le versant sud, le K.-O. visuel qu’offre, par ce jour de mistral, ce qu’il faut peut-être appeler l’« espace » de Lure) est en train de devenir un compagnon presque familier, assagi par la facilité de la progressio­n. Depuis quelques minutes, dans un ciel dont la densité du bleu n’a rien ou presque à envier à ceux de la haute altitude, un planeur nous survole. En enroulant les thermiques, les vingt mètres d’envergure de la voilure semblent parfois disparaîtr­e au regard, s’effacer du ciel, avant de réapparaît­re en une silhouette épurée, parfaite. Exercice d’apparition / disparitio­n un peu magique, vu du grand sol ? Un petit geste de la main du pilote. Puis la machine se lance dans une transition vertigineu­se, droit vers le nord… Cap sur Laragne ? Sisteron ? Le massif de la Blanche ? Les falaises de Céüse? Les Écrins? Imaginer un instant l’état d’esprit du pilote, derrière sa verrière effilée, alors qu’il survolait plein badin le long serpent de la crête de calcaire à vif qui filait sous lui sur près de dix kilomètres : nous avons beau progresser à moins de 1 600 m d’altitude, le panorama de Lure mérite plus que du respect.

UN BELVÉDÈRE SUR LA PROVENCE

Un cas rare ? Lure est assez « basse » pour que, vue de la vallée de la Durance, au fil de l’autoroute ou du canal, elle n’égratigne qu’à peine le paysage. Reste sa position extraordin­aire : en décalage des Alpes, à cheval entre la Durance et la vallée du Rhône, les mondes de Lure sont comme un avantposte d’observatio­n avant ou après la grande bataille des reliefs alpins. Un truc à la fois discret, modeste. Et fabuleux. Du signal, son point haut (1 826 m), juste sous les grandes antennes, impossible de manquer la rondeur du Ventoux plein ouest, l’extension géologique ultime et lointaine des calcaires de Lure. À quarante kilomètres à vol d’oiseau, difficile de ne pas rêver, au delà du col de l’Homme mort, à une bambée sauvage vers cette pyramide, massive et sèche, qui balise

depuis le Vaucluse toute la basse vallée du Rhône. Juste derrière ? Ce sont les dentelles de Montmirail… Nord? Passée la vallée du Jabron, qui creuse de ses falaises le vide des versants nord de Lure, la portée devient à la fois plus complexe, en lecture, et d’une ampleur assez sidérante pour les familiers des Alpes. Les crêtes de Laragne, les Baronnies, la faiblesse de la vallée du Buëch qui dessine la Drôme provençale jusqu’à l’horizon qui cogne finalement sur le Vercors sud, mais surtout vers les abrupts du pic de Bure, de l’Obiou et des falaises sud du massif du Dévoluy. Dans ce jeu bleuté des altitudes et des lointains, les Écrins alignent les neiges de la Meije, des Bans, de l’Olan, du Sirac comme autant de présences encore étincelant­es en automne…

En tombant progressiv­ement vers l’est, les HautesAlpe­s dessinent encore la frontière italienne au ras de l’Ubaye, du Queyras. On cherche — on trouve — le Viso, par beau temps. Le regard suit aussi, plus près, le long serpent de la vallée de la Durance qui sculpte les pays de la Motte du Caire - Turrier, les crêtes de Vaumuse, les pénitents des Mées. Sous le levant, débutent les solitudes de Valensole, le tapis enfin horizontal des lavandes, qui mène au regard jusqu’à la sortie du grand canyon du Verdon. Au sud, en contre-jour, les barres de la montagne Sainte-Victoire et de la Sainte-Baume, mais encore en pivotant vers l’ouest, Forcalquie­r, le Luberon, la ligne lointaine des Alpilles, les solitudes du plateau d’Albion… Lure, comme un belvédère stratégiqu­e, dégagé et à bonne distance ? À peine 1 800 m d’al

titude, le voyage du regard — comme miraculeus­ement installé a une distance enfin acceptable, excède toute modestie: la leçon de géographie entre les grands massifs et les Alpes dites sèches, jusqu’à la présence bleue de la Méditerran­ée, englobe en puissance et en douceur les mondes de l’altitude et de la Provence…

LA CRÊTE AVANT LES CRÊTES

Retour au sol ? Lure est aussi une montagne « à l’envers ». Abritant des Provence admirables, lorsque l’on se laisse replonger modestemen­t vers de singulière­s échelles locales. Hier encore, nos univers de marche cheminaien­t très modestemen­t loin des vastes profondeur­s d’horizons offerts par les crêtes. À une tout autre portée d’une Provence où l’oeuvre de Giono a presque dessiné chaque repère du paysage. Une Provence à la fois imaginaire et réelle, allégoriqu­e mais ancrée dans la lumière et le calcaire des lieux. Une Provence qui tient, sur le terrain, presque tout entière dans le bleu singulier du ciel sous le mistral, ponctuée de la sécheresse des bories magnifique­s, des drailles et des chemins à flancs de forêts, vers un col tout de pâturages, sous le moutonneme­nt doux des collines. Des terres calmes, ourlées d’espace et de simplicité ronde, d’odeur des thyms sauvages et des sarriettes. Des terres où ne sont jamais loin au regard les champs de lavande, sous des versants de calcaire éclatant, à l’ombre des petites forets de chênes et de hêtres, au-dessus de hameaux pas tout à fait abandonnés, adossés parfois aux voutes romanes de petits prieurés en ruine. Nous marchions avec Giono ?

À deux pas du Contadour, là-même où Giono, avant la Seconde Guerre mondiale, réunissait en ces

déserts, deux fois l’an, amis, auteurs, musiciens, cinéastes et poètes parisiens pour confronter ensemble utopie(s) de pensées et silences terrestres, notre rando du jour remontait depuis Saumane vers le col de la Roche, l’un des points de bascule ancestraux entre les versants sud et nord de Lure, reliant les contrefort­s sud à la vallée du Jabron et Villeviell­e. Des mondes « en dessous » des crêtes et des envolées majeures de Lure? L’itinéraire, dans les descriptio­ns du topo de JeanLouis Carribou (voir encadré À lire), emprunte pourtant son nom à l’un des textes clefs pour qui veut saisir les valeur spirituell­es et humaines de Jean Giono: le chemin des Vraies richesses. Laissons de coté l’exégèse de ce texte complexe malgré le caractère si explicite de son titre: pour Giono, comme pour nous ce jour-là, les vraies richesses avaient effectivem­ent à voir avec la simplicité brute de la lumière sur un jas de pierres sèches. Sur ces collines moutonnant­es, ourlant des vallées toutes de champs clairs. Sur de simples bories aux voûtes d’ombre fraîche, adossées aux « présences » des hêtres surnaturel­s et des landes dorées. Sur la force du vent sculptant l’aplat bleu du ciel déjà, et d’amitiés partagées, aussi.

LECTURES CROISÉES

Pour Giono, grand voyageur somme toute très immobile, la rencontre avec le dépouillem­ent de Lure (mais encore celui du Dévoluy tout proche et aussi férocement minéral, où il séjourna et écrivit beaucoup) c’est probableme­nt inscrite au coeur de son oeuvre (quarante ans d’écriture inspirés et offerts par les univers d’un unique « pays ») via un épisode initiatiqu­e fondateur. Une histoire qui devrait faire réfléchir tout randonneur normalemen­t amoureux du monde, voire tous les aventurier­s auto-proclamés de nos modernités : encouragé par son père à l’âge de onze ans à partir faire seul (!) « le voyage le plus long que tu pourras », Giono, une pièce de cinq francs en poche, remontera droit depuis Sisteron, sa vile natale, vers les sauvagerie­s de Lure. Le nom même du lieu, porté par les bergers en transhuman­ce, le fascinait depuis longtemps? Il traversera la grande barrière du « pays bleu à la lisière des nuages » non loin de notre boucle du jour, en remontant avec des maquignons en route depuis Banon vers le nord, pour la foire de Séderon. Le plus grand voyage que tu pourras ? À un jet de diligence, de chemins et de drailles de Sisteron, nous

aussi, du hameau ressuscité de Vière aux visions des collines chevauchan­t vers le sud du côté de la ferme des Graves, du long vallon de la Combe Maurel aux bergeries du ravin des Plaines, nous avons cheminé sur le chemin des vraies richesses… Lure en lectures croisées, avec ou sans Giono, cela peut être aussi la découverte ses versants Jabron, si différents avec ses « montagnes » secondaire­s, ses falaises et ses balcons, de la longue vague verte et claire de son versant sud. Ou une visite à la plus improbable librairie de France, « le Bleuet » (170000 ouvrages en rayon) installée à Banon (1000 habitants). Ou encore la poursuite de ses villages et de ses châteaux perdus, désertés, oubliés dans le silence dans des secteurs où la densité de population descend loin sous celle du Sahara: si l’emprise de Lure touche à une quinzaine de communes, au-dessus de 800 m, le ciel du massif ne compte qu’une dizaine d’habitants permanents. Il y a encore ses avens et ses gouffres : plus d’une centaine, de toute taille, qui truffent ses flancs de calcaire. Histoire ? À Cruis, les trente-trois mètres de la bouche du « trou », aujourd’hui comblé, ont, dit-on, avalé indifférem­ment au cours des siècles femmes adultères, bergers et troupeaux, chanoine rêvant d’exploratio­n (la magie de Lure existe même en version souterrain­e?) ainsi qu’un bâton sculpté par un berger dont on certifia qu’il fut recraché à la résurgence des eaux de la Fontaine de Vaucluse !

LES CHIMÈRES DE GANAGOBIE

Lure abrite des mondes fantastiqu­es? Il faut tourner le dos à la montagne, pour en découvrir l’un des plus émouvants: un immense témoignage de ce que fut de ce lieu géographiq­ue singulier entre tous de la Haute-Provence. Il continue de vivre à l’ombre des voûtes de la chapelle de Notre-Dame de Ganagobie. Au sud du massif, ancré sur un socle de calcaire cerné de falaises claires surplomban­t la Durance, dans ce vaisseau de silence qui fut au Moyen Âge un haut lieu clunisien, une mosaïque fantastiqu­e, empreinte d’influences perse, byzantine et lombarde, déploie à même le sol un extraordin­aire tapis de satyres, de chimères, d’éléphants, d’oiseaux, de chevaliers. Mythologie antique et illuminati­ons médiévales ? Paganisme et lointains ? Les sentiers de Lure, avec ou sans Giono, sauront vous emmener bien plus loin que leurs modestes traces…

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 ??  ?? DeV crêteV de calcaire araVéeV par le Voleil et le vent : à 1800 m d’altitude, les sommets de Lure émergent d’immenVe forêtV de pins, de chênes et de hêtres.
DeV crêteV de calcaire araVéeV par le Voleil et le vent : à 1800 m d’altitude, les sommets de Lure émergent d’immenVe forêtV de pins, de chênes et de hêtres.
 ??  ?? Sentiers et drailles : Lure est un immense territoire d’estives, jusque sous les antenneV de Von Vommet (1826 m).
Sentiers et drailles : Lure est un immense territoire d’estives, jusque sous les antenneV de Von Vommet (1826 m).
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 ??  ?? L’abbatiale de l’ancienne abbaye de Notre-Damede-Lure, fondée au XIIe siècle, sur la commune de SaintÉtien­ne-les-Orgues.
L’abbatiale de l’ancienne abbaye de Notre-Damede-Lure, fondée au XIIe siècle, sur la commune de SaintÉtien­ne-les-Orgues.
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Les crêtes de la montagne de Lure filent plein ouest vers le Ventoux et le Vaucluse.
 ??  ?? Balises inattendue­s dans les immensités de Lure : sous son sommet, un champ de grands cairns domine ses versants sud.
Balises inattendue­s dans les immensités de Lure : sous son sommet, un champ de grands cairns domine ses versants sud.
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Les horizons est et nord de Lure englobent Dévoluy et Écrins jusqu’au Queyras et à l’Ubaye.

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