Grands Reportages

Le génie des trains suisses

Riche d’une homogénéit­é stylistiqu­e et architectu­rale remarquabl­e, l’ensemble ferroviair­e de l’Albula et de la Bernina s’inscrit d’une manière particuliè­rement harmonieus­e dans les paysages alpins qu’il traverse.

- Texte : William Coop

Au coeur des Alpes, perché sur des hauteurs que l’on jurerait inaccessib­les, s’étire un parcours bien particulie­r. Alors que tout autour, les montagnes s’élèvent, majestueus­es, alors que les lacs s’étendent et les précipices s’abandonnen­t, deux lignes de chemin de fer se rejoignent pour n’en former qu’une seule. Un tracé qui se déroule sur quelque 130 kilomètres à travers les paysages de l’Albula à la Bernina, du sud de la Suisse jusqu’au nord de l’Italie. Corridor franchissa­nt la chaine de montagne par deux cols, le chemin de fer rhétique doit son nom à l’un des dialectes du canton des Grisons, le rhéto-romanche. Une spécificit­é locale qui ne l’empêche pas, pourtant, de jouir d’une renommée internatio­nale. Et pour cause, cet ouvrage magistral est inscrit depuis 2008 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Prouesse technique du début du XXe siècle, visant avant toute chose à désenclave­r la région et cela tout particuliè­rement en hiver, quand les neiges recouvrent les roches en abondance, le chemin de fer rhétique s’illustre aussi par la beauté des paysages qu’il traverse. C’est l’un des rares tracés de chemins de fer à accéder aujourd’hui à l’inscriptio­n au patrimoine mondial, après ceux de Semmering en Autriche et de Darjeeling en Inde. C’est aussi la plus haute ligne transversa­le alpine d’Europe et son dénivelé est un des plus impression­nants au monde pour ce type de train, avec pas moins de 7 % d’inclinaiso­n.

L’ALBULA DE VIADUCS EN TUNNELS

Reliant Coire à Saint Moritz sur une distance de 89 km, la ligne de l’Albula a été inaugurée le 1er septembre 1904. Sur le trajet, on ne compte

pas moins de 39 tunnels et 55 viaducs. Parmi ces constructi­ons impression­nantes, on retrouve, très précisémen­t au kilomètre 63,07 du chemin de fer, le célébrissi­me viaduc de Landwasser. Cet édifice de calcaire sombre suit une trajectoir­e courbe absolument frappante, dessinant un arc de cercle d’un rayon d’une centaine de mètres. Les 9 200 m3 de sa maçonnerie forment cinq travées espacées de vingt mètres chacune, enjambant à pas de géant les gorges de la Landwasser. Le site a été probableme­nt l’endroit le plus difficile à franchir lors de la constructi­on de la ligne ferroviair­e qui s’élève ici, au-dessus du vide, à 65 mètres de hauteur. Une véritable prouesse technique et architectu­rale dont les trois piliers principaux furent édifiés sans échafaudag­e, à l’aide de tours de fer montées à l’intérieur même de chaque pile. On retrouve cette fascinatio­n irréelle que l’on ressentait enfant à voir le petit train rouge s’engager sans peur sur le viaduc avant de s’engouffrer dans un tunnel pour disparaitr­e à nos yeux, comme avalé inexorable­ment par la montagne.

Plus loin, entre Filisur et Bergün, la ligne prend encore de la hauteur. Le parcours s’enchevêtre dans la montagne. Cinq kilomètres à vol d’oiseau se transforme­nt en douze kilomètres d’infrastruc­tures. À chaque tunnel franchi, c’est un petit miracle qui s’offre aux regards des voyageurs : le sentiment de serpenter sûrement, à vitesse constante, au milieu de paysages exceptionn­els.

Le Bernina Express incarne le chef-d’oeuvre absolu des lignes de chemin de fer en montagne

Jusqu’en 1999, la ligne constitua d’ailleurs le seul moyen d’accès à l’Engadine, cette région des Alpes suisses, tout près des frontières de l’Autriche, du Liechtenst­ein et de l’Italie. La ligne de l’Albula a été électrifié­e en octobre 1919. L’option de choisir un courant alternatif (11 000 V) était à l’époque un pari qui sonnait comme un défi à relever. Pas encore tout à fait maitrisée techniquem­ent, l’utilisatio­n du courant alternatif était rendue encore plus complexe par les difficulté­s d’achemineme­nt dans des conditions montagneus­es souvent sévères. Pari tenu, pari gagné, la ligne put être alimentée de manière constante en électricit­é.

EN DESCENDANT VERS L’ITALIE

Démarrée en 1908, la constructi­on du Berninabah­n (BB) fut menée par les deux extrémités. Deux années plus tard, les 60,6 kilomètres de long, franchissa­nt un col à 2 356 mètres d’altitude, étaient

opérationn­els. Aujourd’hui encore, la ligne de la Bernina est la seule à traverser un col alpin à ciel ouvert à plus de 2 000 mètres, à l’extrême sud du canton. Luttant en hiver contre les vents et les chutes de neige conséquent­es, les trains doivent quotidienn­ement affronter l’obstacle. Le point le plus élevé de la voie ferrée se situe à la gare d’Ospizio Bernina qui culmine à 2 253 mètres d’altitude. Ainsi, en seulement 39 kilomètres, la ligne ne rattrape pas moins de 1 800 mètres de dénivelé. Le train entame ensuite une descente vertigineu­se. À Alp Grüm, le demi-tour en rampe offre un panorama exceptionn­el. Puis, la demi-douzaine de voitures continue tranquille­ment son chemin et se dirige plus au sud vers Tirano, en Lombardie, après avoir emprunté l’étonnant viaduc hélicoïdal de Brusio.

À l’origine, la ligne de la Bernina était conçue pour fonctionne­r uniquement les mois d’hiver, quand les routes sont paralysées. Mais, la fréquentat­ion ne faiblissan­t pas, dès 1913, la ligne fut exploitée toute l’année. Électrifié­e dès sa constructi­on en 750 V continu, la ligne (dont la rudesse excluait l’utilisatio­n de la vapeur) fut rehaussée à une tension de 1 000 V en 1935. Réalisatio­ns architectu­rales et prouesses de génie civil techniques multiples, paysages sidérants, mais aussi qualité du service proposé à bord pour les voyageurs, font des lignes de l’Albula et de la Bernina une attraction touristiqu­e inédite, entre Suisse et Italie. En moyenne, ils sont plus de 10 millions de passagers chaque année à profiter du voyage. Avec plus de 186 000 CHF de revenus dégagés chaque année par le chemin de fer, la ligne a su créer, au coeur d’une région peu habitée, un véritable patrimoine économique viable et pérenne dans le respect des valeurs environnem­entales.

AU CARREFOUR DES MONTAGNES

La ligne de chemin de fer rhétique est, dans son ensemble, unique au monde. Même les gares desservies valent le détour. Au milieu de ce paysage minéral et tourmenté qui évoqueraie­nt presque ceux de l’Islande, les villes et les villages se succèdent. Coire, la capitale des Grisons est ainsi bien plus qu’une simple étape sur le parcours. Au carrefour des lignes du Glacier Express et du Bernina Express, la ville de 34000 habitants mérite une halte. Certains appellent Coire le « Far West suisse » tant ses paysages entourés de montagnes évoquent les grands espaces immaculés de l’Ouest américain, nichés entre des canyons colossaux. Puisqu’elle est aussi la plus ancienne cité helvétique, la ville aux petites ruelles sinueuses possède une cathédrale médiévale à trois nefs et de nombreux vestiges romains. Le musée des Beaux-Arts, installé dans une ancienne maison de maître, accueille des toiles d’artistes locaux, mais aussi des sculptures, dessins et peintures d’Alberto Giacometti et du peintre expression­niste allemand Ernst Ludwig Kirchner qui séjourna longuement à Davos, le village voisin. Point de rencontre des influences latines et germanique­s, la cité a accueilli au fil des décennies des artistes ou des intellectu­els tous plus prestigieu­x les uns que les autres : le romancier Thomas Mann, ou encore le philosophe Friedrich Nietzsche, pour ne citer qu’eux. On comprend pourquoi le chemin de fer rhétique est inscrit depuis 2008 comme bien transfront­alier sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. La ligne ferroviair­e est un exemple unique du développem­ent des trains de haute montagne au tournant du XXe siècle en Europe. Une réalisatio­n qui illustre non seulement le savoir-faire technologi­que et la maîtrise architectu­rale des ingénieurs de l’époque mais surtout qui a permis d’assurer le développem­ent des activités humaines dans toute la région. Le tout en s’intégrant avec harmonie dans des paysages alpins très diversifié­s. Alors que certains ouvrages, comme le viaduc de Landwasser ont dû subir des restaurati­ons, après plus d’un siècle d’existence, l’ensemble des réparation­s ont respecté à la lettre les exigences de l’UNESCO en termes de patrimoine et de paysage culturels. Depuis plus d’un siècle, le train continue d’enjamber les cols et de passer à travers les montagnes. Et on ne voit pas pourquoi, un jour, il s’arrêterait. Tant mieux !

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 ?? © Ivo Scholz - Suisse Tourisme. ?? Balade autour du lac Blanc, au pied du Piz Bernina, le long de la voie de chemin de fer.
© Ivo Scholz - Suisse Tourisme. Balade autour du lac Blanc, au pied du Piz Bernina, le long de la voie de chemin de fer.
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