Grimper

LES GILLARDES, UNE CERTAINE IDÉE DE L’ENGAGEMENT

Quand vous êtes en train de grimper et qu’un base jumper passe dans votre dos, ça vous donne deux informatio­ns. La première, c’est que vous êtes probableme­nt assez loin du sol. La seconde, c’est que ça doit être très raide.

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Les Gillardes font partie de ces sites où croiser un base jumper en plein vol est assez ordinaire. Il vaut mieux le savoir, d’ailleurs, car en plus de donner une idée du profil de la falaise, cela peut vous éviter une belle terreur. En effet, le base jumper en chute libre s’entend avant de se voir et votre cerveau prendra ce sifflement pour celui d’une chose énorme qui vous tombe dessus… avant de vous fournir, avec un léger temps de retard, la véritable informatio­n : « ha ha, t’as eu peur, hein, mais c’est juste un mec qui saute ».

Une falaise très raide, donc, avec des itinéraire­s d’ampleur. Sur la paroi de la Grande Roche, celle de gauche, hiératique et un tantinet austère, les voies font de 500 à 550 mètres. Et sur la paroi de droite, celle des Gillardes, de 300 à 500 mètres.

Raide et haute, en un mot, nous avons affaire à une falaise d’envergure. Dans les années 1980, ébahi par tant de majesté, Bruno Béatrix est tombé amoureux de cette impression­nante paroi au premier regard. Il passait par là avec Bruno Martel, et ils ont su instantané­ment qu’il y avait quelque chose à y faire…

Ce n’est pourtant pas en voisin qu’il vient passer des journées ici, puisqu’il habite à une heure et demie de route. Mais depuis la première voie équipée là en 1987, d’abord avec Bruno Martel, puis les suivantes avec Éric Revolle, et jusqu’à la dernière, terminée au printemps 2019 soit plus de trente ans plus tard, et même pas encore nommée, sa fascinatio­n et son attirance pour ce lieu grandiose n’ont jamais faibli. Au contraire : « Plus on connaît le coin, plus on voit des nouvelles choses ! » s’émerveille-t-il.

Petit big wall

Avec de telles dimensions, c’est un véritable petit big wall à l’ambiance très aérienne qui s’ouvre sur un panorama de marque : le Dévoluy, de l’Obiou tout proche au méridional Pic de Bure. Côté caillou, le rocher calcaire est incrusté de silex qui offrent des aspérités bienvenues dans tant de raideur. Mère géologie en a semé un peu partout dans la falaise, et surtout vers le haut, soigneusem­ent alignés en bancs saillants et rectiligne­s. Le bas fait un peu penser à Ordesa, avec un rocher fracturé et beaucoup d’à-plats. Sous le sommet, presque toutes les voies traversent une couche de poudingue pour sortir. Des galets de toutes tailles, de minuscules à gros comme une balle de tennis, sont fichés là dans leur ciment, avec cet air pas très honnête de pouvoir se desceller à tout instant. C’est d’ailleurs ce qui avait rebuté Patrick Cordier en 1970 à l’ouverture de la “Voie de la Toussaint” (500 m, TD+) avec Jean Afanassief. Venu buter sous cette strate de poudingue aux airs douteux, il avait cherché à l’éviter au prix d’une traversée à droite d’une quarantain­e de mètres, tout en haut de la face, jusqu’à un rocher de meilleure facture… En fait, ce poudingue est très bon par endroits, comme dans “Et Dieu créa la flemme” (Grande Roche), qui comporte deux longueurs sur ce surprenant congloméra­t plus solide qu’il n’y paraît. Enfin, même si ce n’est pas ce qui caractéris­e le rocher « made in Gillardes », on trouve quelques belles longueurs à gouttes d’eau dans du rocher orange, inhabituel­les, comme dans la longueur en 7a+ de “Miroir tectonique”.

Rien de facile

Le décor étant posé, que peut-on faire dans du très raide et très haut ? On s’en doute un peu : rien de facile. La voie la plus abordable reste la “Abert-Devantay” (2011). Mais aux Gillardes, le plus « facile » comporte tout de même deux longueurs en 6c, et les 6a+ qui lui confèrent cette réputation d’accessible, bien que peu homogène, n’empruntent pas le meilleur rocher…

S’il n’y a rien de facile, dans cette paroi, c’est tout simplement qu’elle ne s’y prête pas. Ceux qui ont équipé du haut ont bien sûr cherché les plus beaux passages, mais joli

ne rime pas nécessaire­ment avec facile. Les itinéraire­s les plus anciens, ouverts du bas, suivent quant à eux en général les lignes de faiblesse où le passage est plus aisé, mais en contrepart­ie, le rocher pas toujours bon… Ces voies restent peu parcourues et peinent à rivaliser avec leurs voisines plus récentes et plus conformes aux standards de l’escalade moderne (agrémentée à la sauce Gillardes tout de même). Alors pour se faire plaisir aux Gillardes, et rester à l’aise dans les nombreux pas de 6b entre des points éloignés, on suggère un niveau 7a et un solide 6c à vue pour le ticket d’entrée. Moyennant quoi vous aurez le choix, sur la paroi de la Grande Roche (celle de gauche), entre quatre grandes voies : “La ballade d’un bienheureu­x et d’un sauvage” (1988), “Et Dieu créa la flemme” (années 2000), toutes deux équipées par Bruno Béatrix, et la toute récente “La main dans la main” à droite, équipée par Jean-Philippe et Jean-Rémi Volpi en 2018. Voilà pour les trois modernes, auxquelles s’ajoute la très belle “voie Ottman-Chauchefoi­n” (600 m, ED), plus classique (1976), aujourd’hui archétype de la voie d’époque restée dans son jus, c’est-à-dire hyper herbeuse en terrain d’aventure sur pitons et coinceurs, et en rocher moyen. Allez savoir pourquoi, elle est très peu grimpée.

La paroi de droite, celle des Gillardes, est dotée de douze voies modernes, et quelques-unes plus anciennes comme la voie Livanos, en plein milieu, qui porte la distinctio­n honorifiqu­e de première voie des Gillardes (1968), et propose une définition académique du concept de « terrain d’aventure » sur 400 m d’ascension dans le dièdre central avec des difficulté­s variées et soutenues (TD), pour une voie « de caractère », sauvage et d’envergure, typique du Dévoluy. Un style de grimpe qui a ses aficionado­s, car le dièdre du Grec, ouvert en trois jours avec 185 clous et accusant un demi-siècle d’existence, reste régulièrem­ent parcouru. Toujours au rayon des classiques, citons aussi les voies Cordier, “La Toussaint” (1970), à l’époque la plus difficile avec ses 500 m d’escalade libre soutenue en 5+/6a, et le “Pilier ouest – voie Cordier-Jouty” (1969). Cette dernière, rarement grimpée, pourrait pourtant prétendre au titre de voie la plus facile, au regard de sa difficulté modérée d’après les cotations (12 longueurs, 6a max, 6a obl.), mais à ce jour elle est restée en l’état, sur pitons d’époque A.O.C Dévoluy, à compléter avec des coinceurs et un minimum de vécu personnel. Certains aimeraient bien la convertir en voie moderne, et en faire une voie facile et confortabl­ement équipée qui rendrait accessible­s Les Gillardes à d’autres grimpeurs… D’autres préfèrerai­ent qu’elle reste la ligne historique qu’elle est, colportant jusqu’à notre époque éclatante d’inox les souvenirs vibrants d’un âge de plus en plus reculé, un âge où l’on confiait sa vie à des coins de bois et où les clous chantaient sous le marteau de loin en loin… mais où l’on savait quand même sortir au sommet ! Grimpeur emblématiq­ue de cette époque s’il en est, Desmaison a bien sûr laissé son nom aux Gillardes, notamment sur le pilier nord-ouest ouvert en 1970 avec Guido Bertone, Michel Claret et José Giovanni, une très longue voie qui fait plus de 600 mètres. Des voies que René Desmaison et ses compères d’alors faisaient non pour elles-mêmes, mais davantage pour s’entrainer en vue d’autres projets d’ampleur, notamment dans les Dolomites, et qui ne restent guère documentée­s aujourd’hui que par des topos d’époque, où l’on trouve aussi de vagues descriptif­s d’autres itinéraire­s reliques, encore plus à gauche, à mi-chemin entre caillou et prairie.

Époque banzaï

Après cette époque brocante, la face se présente à l’entrée des années 1980, où elle tombe aux mains de Bruno Béatrix, qui commence à ouvrir ses premières voies du bas. Une longue série qui démarre avec Bruno Martel, en 1987, par “Sous la griffe de Lucifer”, une belle et longue voie de 400 m en 6c+ max. Parce qu’ils avaient le niveau, ils équipent « à la banzaï », avec assez peu de points. Le virus est pris. Aussitôt après, il pond “La paix n’a pas de prix” avec Éric Revolle, dont le nom évoque les journées entières de solitude et de tranquilli­té absolue sur la paroi, d’autant plus appréciées qu’ils débarquaie­nt alors de Buoux dans sa période « bondée ». Avec “Sous la griffe…”, ils se sont familiaris­és avec le rocher, donc se sentent encore plus en confiance. Résultat : ils engagent encore plus et les points sont encore plus éloignés ! Vient dans la foulée la troisième, “Associatio­n de bienfaiteu­rs”, faite

en deux jours. On imagine l’espacement entre les clous… Mais arrivés au sommet, Bruno et Éric, enchantés par la beauté de l’itinéraire, et assez lucides sur leurs procédés minimalist­es, conviennen­t qu’il serait quand même dommage de laisser la voie équipée de la sorte. Ils reprendron­t donc leur ouvrage et la rééquipero­nt entièremen­t en goujons de 10, juste après ! Longtemps restées dans leur esprit d’origine, avec des points espacés qui ont fait la réputation d’engagement, voire d’élitisme, de la grimpe aux Gillardes, ces trois voies ont été rééquipées en 2015 par Bruno Béatrix lui-même. Les points ont été entièremen­t changés et remplacés par des goujons de 12 mm en inox (plaquettes inox fournies par la FFME et les goujons par Promo-Grimpe). Mais même si Bruno en a rajouté quelques-uns (départs des relais mieux protégés) et déplacé d’autres, l’ensemble conserve fidèlement l’esprit de l’ouverture et n’a pas allégé grandchose à leur sérieux, car elles restent en 6a+/6b obligatoir­e. Après quelques années de trêve qui avaient relégué au rang de bons et intenses souvenirs les ouvertures en compagnie de Bruno Martel ou Éric Revolle, Bruno Béatrix était en panne d’enthousias­me pour continuer à équiper sur ce qui restait pourtant sa falaise de coeur… La dernière, “Et Dieu créa la flemme” (500 m, niv 6c, 6b+ obl.) à la Grande Roche, avait déjà connu une naissance aux forceps. Commencée en 1989, puis continuée en 2001 jusqu’à R9 (première partie à l’équipement austère), elle est restée inachevée longtemps, faute de binôme (mais pas que, d’où son nom), jusqu’à ce que Bruno la termine finalement seul, du haut, en 2007 (deuxième partie sur goujons, plus généreux). Bien loin des inoubliabl­es et heureuses aventures des premières ouvertures, dans une délicieuse solitude, agrémentée­s de bivouacs au beau milieu de l’immense paroi, concrétisa­nt le rêve de tout ouvreur : tracer sa ligne, passer la nuit dans une petite niche à la fin de la première journée d’ouverture, et repartir le lendemain, pour sortir au sommet, dans ces prairies verdoyante­s parsemées de pins, si accueillan­tes, où l’on ne peut que se mettre pieds nus dans l’herbe et apprécier l’instant suspendu au coeur du Dévoluy. L’histoire de Bruno Béatrix avec les Gillardes aurait pu s’arrêter là, d’autant qu’il leur a fait de longues infidélité­s avec Presles, puis avec les Rochers du Midi, mais Bruno croise un jour, sur place, Martin Hurtaj avec qui le courant passe tout de suite. C’est l’homme de la situation ! Et c’est reparti pour un tour ! Avec Martin, il équipe du haut les autres grandes voies sportives modernes de la paroi. Dans cette génération-là, citons “Patate de l’Espace” (2015), une belle voie dure en 6b+ obligatoir­e avec de l’envergure et un peu d’engagement, qui doit son nom aux plaquettes fournies par Espace Vertical, “Humeurs vagabondes” (2016), la plus haute de la paroi avec ses 20 longueurs pour 650 mètres d’escalade en 6b/c (compter 9 à 11 h), et “Miroir Tectonique” (l’avant-dernière voie, millésime 2018), des voies « bien équipées pour les Gillardes » (doux euphémisme !), c’est-à-dire un peu loin dans le facile, mais avec des points judicieuse­ment placés pour protéger les pas durs. Plus explicitem­ent, ça reste du 6b obligatoir­e et vous pouvez trouver 5 à 6 m de 6a sans rien. De l’avis de Martin, “Miroir tectonique” est très jolie et assez dure, avec 400 m d’escalade soutenue, principale­ment dans le 6c (une longueur en 7a, une en 7a+ et une en 7b), et mieux vaut être bien réveillé pour se présenter au pied. Les premiers répétiteur­s semblent également enthousias­tes. Elle a trouvé sa place à gauche de “Flamme éternelle” et à droite de “Sous la griffe de Lucifer”, ce qui incite à se demander s’il y aura encore du nouveau aux Gillardes dans les années qui viennent. Martin répond oui, sans hésitation. « Il y a encore du potentiel, mais il faut bien connaître la falaise pour arriver à tracer des lignes correctes pour ce qui est de la qualité du rocher. Entre bon et ingrimpabl­e, ça se joue à quelques mètres près ! » Les Gillardes, c’est comme ça. Des cotations un peu sèches, et des longueurs qui grimpent entre les points. Une véritable marque de fabrique qui imprègne les lieux depuis le début. Et les récents rééquipeme­nts n’y changent rien. Les points sont neufs, mais l’escalade reste engagée (à part dans la voie “Abert-Devantay” qui est très bien équipée, mais en rocher moyen) - sans être exposée. Comme sur beaucoup d’aspects de l’escalade (pour ne pas dire tous), les avis divergent. L’équipement espacé dans des voies soutenues ne fait évidemment pas l’unanimité, même s’il en faut pour tous les goûts et que la paroi des Gillardes a su se faire un nom sur des itinéraire­s d’ampleur qui ne déçoivent pas. Alors, que faut-il en penser ? Le mieux était de le demander à Bruno Béatrix lui-même. « Dans “La dernière tentation d’un été trop court”, il y a trois longueurs en V+, mais ça n’en est pas ! C’est au moins du 6a. Comme la première longueur de “La paix n’a pas de prix”, qu’on a cotée V+ à l’ouverture, qui est plutôt 6a, voire 6a+. Les gens y allaient, et ils n’arrivaient pas à clipper le premier point ! C’est resté comme ça, un peu sous-coté, espacé et dur. Mais nous, à l’époque, on trouvait ça facile et normal de faire comme ça ! Aujourd’hui, je reconnais que c’est coté sévèrement et équipé bizarremen­t… » Trente ans plus tard, Bruno lui-même se demande si cet engagement n’est parfois pas un peu limite dans certaines longueurs de “Fort, feignant frileux” ou de “L’esprit meut la masse”, avec des pas obligatoir­es loin des points… Trop tard, Bruno ! L’esprit Gillardes est rentré dans l’Histoire. Les Gillardes sont, et resteront, ce qu’elles ont toujours été.

 ??  ?? Ci-dessous : le panorama sublime des Gillardes.
Ci-dessous : le panorama sublime des Gillardes.
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 ??  ?? Ci-dessous : Sylvain AUDIBERT dans la diagonale de L11 : 6b+ de “Forts, feignants, frileux” aux Gillardes, France.
Ci-dessous : Sylvain AUDIBERT dans la diagonale de L11 : 6b+ de “Forts, feignants, frileux” aux Gillardes, France.
 ??  ?? Lise BILLON et Nina GABORIAU dans la diagonale de L11:6b+ de “Forts, feignants, frileux” aux Gillardes, France.
Lise BILLON et Nina GABORIAU dans la diagonale de L11:6b+ de “Forts, feignants, frileux” aux Gillardes, France.

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