Grimper

PHILO DE COMPTOIR

NEUF HYPOTHÈSES POUR TENTER D’EXPLORER LE DÉSIR DE LA PERFORMANC­E EN ESCALADE

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En cadeau de rentrée, Grimper lance encore une nouvelle rubrique avec sa “Philo de comptoir” ou, devrait-on dire, sa philo de pied de falaise. Ce mois-ci, sous les illustrati­ons croustilla­ntes de Flore Beaudelin, on essaie de comprendre pourquoi les grimpeurs ont tant besoin d’assouvir leur faim de croix.

Comique, polémique ou satirique, lyrique ou poétique, pourquoi pas mystique voire scientif ique, un petit essai sera dorénavant mis à l’honneur dans chaque numéro de Grimper. Seule constante pour cette nouvelle rubrique quelque peu atypique : le crayon de Flore Beaudelin, tout aussi aiguisé que son regard, qui nous régale de ses illustrati­ons aux allures de friandises.

Pour l’ouver ture du bal, on interroge en neuf hypothèses les motivation­s profondes qui nous poussent, nous grimpeurs, vers l’absurde quête de la croix. Attendez, accordez-vous quelques secondes d’introspect­ion ; essayez de l’identifier, cette volonté qui vous propulse jusqu’au relais, celle qui vous amène en haut des blocs et motive vos séances d’entraîneme­nt. Vous l’avez ? Voici donc le moment de savoir si vous êtes un grimpeur hédoniste ou un collection­neur, un vitaliste ou un nietzschée­n, un inavouable ou un tourmenté : bonne lecture.

L’hypothèse inavouable

Être admiré, attirer le feu des projecteur­s ou tout simplement être félicité. Qui osera dire que tout cela n’est pas agréable ? Qui n’a jamais pensé à la fierté qu’il tirera à coup sûr d’une belle ascension ? Étrangemen­t, aussi omniprésen­te soit cette préoccupat­ion à notre esprit, elle n’en demeure pas moins taboue dans les conversati­ons. Personne ou presque n’admet qu’il cherche la performanc­e pour la gloire ou par souci du regard des autres. Il est terribleme­nt amusant de remarquer le contraste entre les actes et les paroles des grimpeurs. D’un côté ils essaient en permanence de dorer leur image sur toutes sortes de médias et, de l’autre, jamais il n’est question dans leur discours de reconnaiss­ance sociale, seulement du plaisir de grimper et de la beauté de l’escalade. Mais cet aspect, ne constitue qu’une petite partie de ce qui nous pousse à vouloir clipper des chaînes. En fait, il semblerait qu’une part de ce désir soit même instinctiv­e.

L’hypothèse darwinienn­e ou alpha hypothèse

Deux chiens se croisent pour la première fois. Ils se regardent, se flairent, l’un grogne. Immédiatem­ent, l’autre se met sur le dos, baisse les oreilles et se laisse dominer. Puis, timidement, il se relève, et se met à jouer avec son congénère, d’égal à égal. D’une certaine manière, l’hypothèse darwinienn­e est le pendant primitif de l’hypothèse inavouable. Elle ne fa i t pas a ppel à not re humanité, mais à not re animalité. Concrèteme­nt, cette hypothèse associe les envies de performanc­es aux parades nuptiales et autres comporteme­nts destinés à établir une forme de hiérarchie dans le groupe.

Quand deux grimpeurs qui ne se connaissen­t pas se rencontren­t au pied d’un bloc ou d’une falaise, presque sy s t é mati q u e ment, p re s q u e i n s t i n c t i ve ment, i l s essaient de jauger le niveau de l’autre. Comment i n te r p r é te r ce l a a u t re ment q u ’e n i nvo q u a n t u n e volonté inconscien­te d’établir un rapport de domination entre eux ? Plus tard, quand nos deux grimpeurs ont appris à se connaître, leur niveau en escalade prend une importance tout à fait secondaire. Pourtant, le désir de la performanc­e persiste, cela signifie que la question des interactio­ns sociales ne suffit pas à appréhende­r pleinement le sujet qui nous occupe.

L’hypothèse du collection­neur

La troisième hypothèse prend le contre-pied parfait de l’hypothèse darwinienn­e. Quand on demande aux grimpeurs leur motivation première, c’est elle qui leur vient le plus facilement à l’esprit : tels les philatélis­tes et les numismates, nous sommes des collection­neurs d’ascensions. Combien de grimpeurs se plaisent à ajouter de petites croix dans leur topo pour chacune de leurs réalisatio­ns ? Combien entretienn­ent avec délectatio­n leur petit carnet de croix ou leur compte 8a.nu ? Le grimpeur-collection­neur ne s’intéresse pas uniquement à la haute difficulté. Au pied d’une falaise, il a envie de gravir toutes les voies sans exception, exactement de la même manière que le bibliophil­e veut compléter une collection alors même que nombre des ouvrages de la série ne l’intéressen­t pas le moins du monde ! Certaines voies, certains blocs, qu’importe leur difficulté, prennent le statut de pièces de collection majeures : ils sont reconnus pour leur beauté ou leur histoire. Cependant, de même que les pièces les plus rares sont souvent les plus précieuses aux yeux des collection­neurs, les passages d’escalade les plus difficiles ont en général le plus de valeur.

L’hypothèse hédoniste

Le collection­neur ne se contente pas de regarder sa vitrine avec satisfacti­on. Il adore fouiner dans toutes sortes de boutiques, salons à thèmes et sites internet ; il part en quête de la pièce qui lui manque et, lorsqu’il la déniche enfin, la jubilation est totale. Pour agrandir sa collection de croix, le grimpeur prospecte, lui aussi. Il s’attaque à de nouveaux challenges, cherche des méthodes et essaie le passage, encore et encore, jusqu’à clipper la chaîne - ou rétablir en haut du bloc. Depuis le désir même de grimper une ligne, jusqu’à la jouissance de la réussite en passant par la progressio­n lors des essais successifs, tout le processus s’avère incroyable­ment plaisant. Le grimpeur a l’illusion de participer à un véritable jeu dont il est le protagonis­te. Les règles sont limpides : il faut partir du sol et atteindre le relais sans chuter, ou, dans le cas du bloc, partir du sol et se hisser au sommet du rocher sans tomber. La philosophi­e hédoniste considère que la voie royale vers le bonheur réside dans la recherche des plaisirs. Rien d’étonnant, donc, à ce que cette hypothèse se nomme ainsi : le grimpeur cherche à croiter pour le simple plaisir de l’amusement, en profitant de cet immense terrain de jeu à ciel ouvert que constituen­t tous les affleureme­nts minéraux pointant le bout de leur nez à la surface de la terre.

L’hypothèse vitaliste

Jean-Marie Guyau, prolifique philosophe de la deuxième moitié du XIXe siècle, considère que toutes les vertus, tous les vices, toutes les questions de bien et de mal, ne sont qu’illusion. Il pense que nous sommes habités d’une force vitale qui seule décidera de nos actes. Selon Guyau, par exemple, les élans de bonté et de générosité ne représente­nt rien d’autre qu’un débordemen­t de notre vitalité ; même topo pour toutes les actions humaines. Aussi peu convaincan­te soit cette thèse sur le plan scientifiq­ue, elle paraît trouver écho dans les attitudes de certains grimpeurs comme Adam Ondra - pour ne citer que le meilleur de l’ histoire de l’ escalade. Il semblerait que, parfois, la recherche de performanc­e se rapproche d’un besoin vital. Elle devient frénétique et son ampleur dépasse largement les questions de gloire, de collection ou de plaisir.

Je suis convaincu que, si vous n’en êtes pas vous-même un exemple, vous connaissez tous dans votre entourage des boulimique­s de rocher, jamais rassasiés, habités par cet étonnant feu intérieur qui décuple leur envie et leur énergie.

L’hypothèse du boxeur

La sixième hypothèse est celle du boxeur, celle de David contre Goliath, celle du spartiate défendant le défilé des Thermopyle­s. D’une certaine manière, se mesurer à un bloc ou une voie ne représente rien d’autre qu’une épreuve de force. Alors, quand nous sommes dans l’ incapacité de réussir, nous nous retrouvons fatalement seuls face à notre impuissanc­e. Tel le boxeur roué de coups par un adversaire plus fort que lui, le grimpeur en échec a le choix : accepter ses propres faiblesses, ou se rebeller. Soit il reste à terre, soit, dans un ultime effort de volonté, il redouble de hargne pour tenter de vaincre cet ennemi en tout point supérieur. Ainsi, selon l’hypothèse du boxeur, le désir de la performanc­e en escalade serait l’expression d’un besoin plus profond, un besoin de lutte contre nos propres faiblesses, comme si nous voulions dépasser la misère de notre condition grâce à la seule force de notre volonté.

L’hypothèse martiale

Élevons-nous maintenant d’un cran, vers des terrains plus spirituels. L’ hypothèse martiale, comme son nom l’indique, trouve sa source dans les arts martiaux et la philosophi­e orientale. Au judo, au karaté et autres, les ceintures, avec en point d’orgue la couleur noire, ont une significat­ion qui ne peut se résumer à de simples considérat­ions sportives. La ceinture du judoka fait partie intégrante de sa personne, elle est constituti­ve de son être.

En escalade, c’est exactement la même chose. Réussir un passage a une portée existentie­lle qui va bien au-delà de la simple performanc­e. En grimpant une cotation qu’on n’a jamais vaincue auparavant, en enchaînant une voie qui nous tient particuliè­rement à coeur, nous nous transformo­ns, nous nous construiso­ns, et, en quelque sorte, nous nous définisson­s. On le vérifie aisément. Rappelezvo­us votre premier 6a, votre premier 7a, votre premier 8a ou même votre premier 9a pour les plus acharnés ; franchir de telles barrières, c’est bien plus qu’une performanc­e sportive, c’est tout notre être qui s’en trouve impacté. Nous ne sommes plus tout à fait les mêmes personnes. Ainsi, peut-être que nous cherchons à faire des croix pour nous définir nous-même, à la manière des guerriers orientaux qui, jadis, forgeaient leur identité en s’élevant dans la glorieuse voie du sabre.

L’hypothèse nietzschée­nne

Pourquoi pensez-vous que l’aura de Patrick Edlinger ait à ce point surpassé celle de tous les autres alors que, comme ses rivaux de l’époque se plaisaient à le répéter, « il n’était pas le plus fort » ? Parce que « Le Blond », cet immense grimpeur, fut un surhomme nietzschée­n. En dédiant sa vie à l’escalade, il a accepté sa destinée : il a embrassé la fameuse volonté de puissance décrite par le philosophe allemand. Ensuite, en menant une vie de bohème ô combien poétique, en donnant à son existence une dimension éminemment esthétique, en y mêlant le danger, le mystère et la beauté du geste, il s’est élevé au-dessus de sa condition humaine. La beauté donnée à sa propre existence lui a servi de tremplin vers une élévation spirituell­e caractéris­tique de la surhumanit­é nietzschée­nne. Vous vous demandez certaineme­nt ce que viennent faire la poésie et l’esthétique au beau milieu d’une réflexion sur la performanc­e. En fait, en escalade, performanc­e et esthétique sont souvent l’envers et l’endroit d’une même pièce. La magie de leurs aventures, Nico Favresse et Sean Villanueva la doivent au subtil mariage entre la difficulté extrême des parois qu’ils gravissent et l’état d’esprit déjanté qui ne les abandonne jamais. Chris Sharma a pu repousser les limites de l’escalade sportive en créant le concept de King Lines : des voies dans lesquelles beauté et difficulté sont poussées ensemble à leur paroxysme pour proposer un challenge de grimpe ultime. La performanc­e est au grimpeur surhumain, dont la vie est avant tout une entreprise esthétique, ce que la touche finale est à l’artiste peintre. Telle une clef indispensa­ble à la compréhens­ion de l’ensemble de l’oeuvre, une fois apposée sur la toile, c’est elle, et elle seule, qui en délivre toute la saveur.

L’hypothèse tourmentée

Je voudrais en terminer avec l’hypothèse mère de toutes les autres. Car, après tout, le désir de la performanc­e n’est rien d’autre qu’une illusoire quête de sens, une misérable tentative destinée à oublier le tourment du vide existentie­l.

Dans l’escalade, partout se niche la folie. Certains cultiver ont leur courbe de progressio­n ou leur pyramide 8a.nu comme s’il s’agissait d’une plante verte, d’ autres, frisant l’ hystérie, piquer ont de terribles crises de colère après une chute dans leur projet, d’autres encore, suivant les traces du grand Don Quic hotte, croiront affronter d’ impitoyabl­es monstres en lieu et place des voies qui leur font face. Mais, sur ces lignes, je dois vous abandonner ; il me faut aiguiser ma lance sans délai pour être prêt à affronter l’hydre à huit têtes qui se terre au coeur de la montagne de Céüse !

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