HOMMAGE DAVID LAMA
Qu’aurait-il fait de l’escalade ? Son aisance, son talent, son charisme : tout en lui le préparait à marquer l’histoire de ce sport jusqu’à le façonner.
Enfant prodige parti trop tôt, David Lama restera comme l’un des meilleurs grimpeurs du monde, ainsi qu’un alpiniste précoce et talentueux.
Enfant prodige de la grimpe, n’ayant offert au monde qu’une esquisse de ce qu’il aurait pu accomplir, il a délaissé celle qui l’avait pourtant consacré. À même pas 20 ans mais déjà numéro 1, il a levé la tête vers des sommets qu’il n’a plus jamais quittés. Au Cerro Torre, à Trango, au Lunag Ri, ses exploits ont fait le tour du monde. Réinventant peu à peu l’alpinisme technique, il courait sur ses 29 ans quand tout s’est envolé, avec le souffle meurtrier d’une avalanche, dans la prestigieuse sphère de la postérité. Par son oeuvre inachevée, par sa jeunesse comme par son talent, David Lama restera donc un fantasme, un génie insaisissable dont la bouille de gamin, angélique et chaleureuse, restera à jamais gravée dans nos mémoires.
Cédric Lachat « Le problème, en grimpe, c’est qu’il se faisait ch*** »
« Quand il est arrivé sur le circuit sénior, à 15 ans, on a fait toute la saison de coupe d’Europe et de coupe du monde ensemble. Il était doué, il était fort : pour résumer, avant Adam Ondra, il y avait David Lama. En plus de son don pour l’escalade, il ne se prenait pas la tête, il était toujours sympa et, disons-le, il faisait beaucoup de conneries ! En compétition, en isolement, il y en a qui se mettent dans leur bulle et ne parlent à personne ; ce sont les gens normaux. David, lui, faisait partie de ceux qui font plein de conneries pour évacuer le stress. S’il fallait shooter dans une énorme balle, il était là. S’il fallait faire une pile de matelas jusqu’en haut de la salle, monter dessus et se casser la gueule, c’était lui à l’initiative. Il les a toutes faites, sans exception ! Il n’avait peur de rien. C’est peut-être ce qui le définissait le mieux et, d’une certaine manière, c’est comme ça qu’il est mort… Il allait, et il faisait. Il acceptait de ne pas réussir, mais il donnait tout jusqu’au bout sans jamais rien lâcher. Il analysait tout avant les autres, et si l’on combine sa ténacité, son talent, sa rapidité, sa lecture du mur, du rocher et des conditions, on comprend facilement pourquoi il était le meilleur. Comme Adam, en fait. Ça allait plus vite dans tous les sens du terme. Sur la fin, petit à petit après son éloignement de l’escalade sportive, on s’est perdu de vue, mais, à l’époque, on s’entendait super bien. On ne peut pas dire qu’on était des méga potes, mais on était quand même des copains. On faisait des trips Mammut ensemble et on se retrouvait à la falaise quand il venait en France. Le problème, en grimpe, c’est qu’il se faisait ch***. Ça ne lui procurait pas assez d’émotion. Dans les dernières compétitions qu’il a faites, il ne parlait plus que d’alpinisme, à la limite de ski ou de montagne, mais certainement pas de grimpe. Fuzzy, tout le monde l’appelait Fuzzy, je crois que ça veut dire « petite chatte », c’est un surnom qu’on lui a donné en Autriche quand il était tout jeune… Fuzzy avait besoin de sensations que seul l’alpinisme pouvait lui procurer. »
Rainer Eder « Il était conscient des risques qu’il prenait »
« J’ai rencontré David en juin 2002 à Imst, dans le Tirol autrichien. Reini Scherer et François Legrand ouvraient une coupe du monde, et David testait leurs voies alors qu’il n’avait que 11 ans ! Pour être honnête, je connaissais déjà son nom comme celui d’un grimpeur en avance sur son âge. Ça me fait plaisir d’évoquer ces moments, car ce sont de très bons souvenirs ; en plus d’être talentueux, David était vraiment drôle, et super attachant aussi. Quand il s’est tourné vers l’aventure, David était vraiment au-dessus du lot. J’ai eu l’honneur de l’accompagner à quelques reprises pour faire des photos, au Kirghizstan avec la team Mammut, en Angleterre, dans le Tyrol ou encore dans les Dolomites. Sur ses derniers exploits en haute montagne, évidemment, je ne pouvais plus le suivre. Parfois, quand il faisait les choses seul, c’était tout simplement parce que personne ne pouvait le suivre… Jusqu’à la fin, nous sommes restés de très bons amis, même quand il a quitté Mammut - pour North Face puis Red Bull - et que c’est devenu beaucoup plus compliqué de prendre part à ses aventures en faisant des photos. Ce dernier contrat chez Red Bull, pour moi, c’était un peu triste. En alpinisme, David n’avait aucun point faible. Son passé de grimpeur de haut niveau lui a en plus permis de percer immédiatement dans le monde de la montagne. C’est peut-être dû à ses ancêtres sherpas, je n’en sais rien, mais même quand il a commencé la cascade de glace, il était tellement rapide, tellement facile ! Il était conscient des risques qu’il prenait ; ils faisaient partie de sa philosophie. Il aimait bien dire que « si tu as peur de la mort, tu as aussi peur de la vie ». Ce drame est arrivé bien trop tôt. Il se préparait très bien, mais à son niveau d’engagement, il ne pouvait pas tout contrôler. C’est dur à croire, c’est dur de se réveiller le matin en se disant que David n’est plus là. »
Jorg Verhoeven « Même si les autres disaient le contraire, ce qu’il faisait était pour lui la bonne et la seule chose à faire »
« Un jour, après avoir grimpé dans une partie très reculée du Zillertal où nous équipions une nouvelle grande voie, Fuzzy a voulu me faire part de ses nouvelles compétences en matière de pêche. On avait froid, on était complètement trempés parce qu’on avait dû traverser une rivière, mais ses yeux pétillants m’ont empêché de refuser sa démonstration. Il a pris une vieille bouteille en plastique au bout de laquelle il a simplement enroulé une ligne de pêche. Il est monté sur un tronc d’arbre déraciné, il a lancé sa ligne dans le torrent déchaîné et, alors qu’il n’avait débuté que quelques semaines auparavant, mais aussi excité que s’il avait pêché toute sa vie, il s’est mis à gesticuler en me parlant du meilleur moment de la journée pour attraper les truites. Sa joie, dans ces instants, était si contagieuse, que je m’en souviens beaucoup plus clairement que des moments d’escalade. Fuzzy vivait une vie brûlante, rythmé par les choses qui le passionnaient. Cela tournait évidemment autour de l’escalade et de l’alpinisme, mais ce pouvait aussi être très spontané : la pêche, le vélo de route, le surf et pas mal d’autres choses. Alors, sa motivation et sa persévérance devenaient infectieuses. Il avait un état d’esprit très particulier ; ce qu’il ne considérait pas comme utile, il le négligeait totalement. Il avait une détermination et une confiance que j’ai rarement rencontrées. Ce qu’il faisait était pour lui la bonne et la seule chose à faire, même si les autres disaient le contraire. Fuzzy était Fuzzy, il se moquait de ce que les gens pensaient de lui, quant à la société, elle ne l’influençait quasiment pas. Malgré son jeune âge, il avait une
expérience alpine très élevée et, contrairement à ce que beaucoup pensent, il n’était pas sans peur. Il avait juste un seuil plus élevé que les autres et, surtout, il la maîtrisait très bien. Une fois, on avait même ri ensemble sur le fait qu’il avait plus peur en salle avec un point tous les mètres que dehors sur un rocher friable. Il disait que c’était logique mais je n’ai jamais vraiment compris. Je crois qu’il avait accepté le fait que sa passion pouvait le conduire à la mort à tout moment, ou, en tout cas, qu’elle augmentait considérablement ses chances de mourir. C’est une chose à laquelle beaucoup – sinon tous – les alpinistes doivent penser : où se trouve la limite de risque acceptable, sachant que, souvent, les moments les plus intenses, les plus mémorables, sont aussi ceux ou le risque est le plus élevé ? »
Jakob Schubert « Quand il avait un objectif, ce n’était jamais simple et évident, c’était toujours incroyable »
« J’ai commencé l’escalade à 11 ans à Innsbruck, précisément dans le club où David s’entraînait depuis déjà plusieurs années. J’ai donc appris à le connaître assez rapidement même si, au début, je ne grimpais pas trop avec lui. Il faut dire qu’il était beaucoup plus fort et talentueux que moi. Il était la star de l’équipe et tout le monde savait qu’il gagnerait des coupes du monde en grandissant.
Les premières années, il était un vrai modèle pour moi. À ma première participation aux championnats du monde jeune, j’ai terminé avec la médaille d’argent, et l’or, évidemment, c’est David qui l’avait autour du cou. L’année suivante, on a inversé les places. C’était là toute première fois que je finissais devant lui ; j’étais extrêmement fier. En fait, pour être honnête, à ce moment, il commençait déjà à s’intéresser à d’autres choses – grandes voies, ski, alpinisme – et il n’était plus complètement à fond dans la compet. J’ai bien conscience que c’est seulement pour ça que j’avais réussi à le battre.
David était très talentueux, certainement le plus doué que j’ai jamais connu, mais il était aussi très flemmard. Alors qu’il ne s’entraînait pas du tout, ou très peu, j’ai tout juste réussi à me rapprocher de son niveau en m’entraînant comme un fou, et, au fond de moi, je trouve dommage et un peu triste pour le monde de l’escalade qu’il se soit dirigé vers l’alpinisme. Il pouvait faire tant de choses ! Comme Adam, il aurait pu repousser les limites de ce sport. Son choix, pourtant, on le sentait venir dans ses dernières
années de compétition. Au lieu de s’améliorer, ses résultats se sont mis à baisser en même temps que sa motivation. Même au début, il avait ça dans les veines : il grimpait partout et, surtout, il n’hésitait pas à se mettre en danger juste avant les compétitions…
À une époque, lorsqu’il s’est tourné vers l’alpinisme, justement, on ne se voyait plus trop, mais quand j’ai gagné mon premier titre de champion du monde à Paris en 2012, il m’a appelé directement après pour me féliciter, alors même qu’il ne faisait plus de compétition depuis un moment. Je ne saurais pas vraiment répéter ce qu’il m’a dit mais, venant de sa bouche, un grimpeur que j’ai toujours admiré et pris en exemple, c’était incroyablement touchant. Je n’oublierai jamais ce coup de téléphone. Pour en revenir à David, enfin, l’ambition est peut-être le mot qui l’a le mieux défini. Quand il avait un but, un objectif, ce n’était jamais simple et évident, c’était toujours incroyable. À l’image de David, d’ailleurs, je crois que l’ambition est un trait de caractère commun à tous les grands du sport. »
Adam Ondra « Ses choix de vie peuvent être une inspiration pour nous tous »
« David Lama fut probablement le premier vrai « enfant génie » de l’escalade. Tous ceux qui l’ont connu petit voyaient déjà en lui l’incroyable grimpeur qu’il est devenu. De trois ans son cadet, je ne l’ai jamais affronté en compétitions jeune. En revanche, je l’admirais et, dans un sens, j’aimais bien me comparer à lui. Si je savais qu’il grimpait telle cotation à tel âge, j’étais extrêmement motivé pour grimper encore plus fort au même âge que lui.
Quand, à 15 ou 16 ans, il est arrivé sur la scène internationale, il avait l’air de ne pas ressentir la pression… Il écrasait tout simplement la compétition. Sa première saison chez les séniors a été magique. Non seulement il gagnait, mais toutes les voies semblaient faciles, très faciles, et ça, c’était vraiment impressionnant. J’adorais son style de grimpe léger et sans effort.
Après quelques années sur le circuit, il a finalement choisi la voie de l’alpinisme ce qui, selon moi, était extrêmement courageux. Certains n’ont pas compris cette décision ; en grimpe, il était tellement bon, tellement supérieur aux autres, que tous le voyaient continuer. Mais David, lui, il s’en foutait. Il voulait s’investir à 100 % dans ce qu’il aimait vraiment, et, en ce sens, je pense que ses choix de vie peuvent être une inspiration pour nous tous. Mieux vaut faire quelque chose que tu aimes profondément plutôt que ce que les gens attendent de toi.
Je pense qu’il a eu une grosse pression étant jeune, car tout le monde attendait qu’il performe en compétitions et en extérieur. C’est quelque chose qui est dur, et que j’appréhende très bien pour l’avoir tout comme lui ressenti. Pourtant, je ne crois pas que cela soit lié à son arrêt de la compétition : il a simplement écouté son coeur. Le début de sa carrière d’alpiniste n’a d’ailleurs pas été facile, il a été violemment critiqué lors de son ascension de la Voie
duCompresseur mais, comme toujours, il est passé au-dessus de ça avec beaucoup de style. Il a refait la voie en entier sans ses vieux points, et c’est une des meilleures choses qui a pu arriver à l’alpinisme.
S’il me fallait décrire David en un mot, je crois que c’est le terme de « génie » qui me viendrait en premier à l’esprit. Tout venait à lui naturellement. Il n’avait pas à réfléchir ou à lutter pour accomplir ses rêves ; il ressentait les choses, tout simplement. Quand il est parti dans cette avalanche, même si je ne le connaissais pas très bien personnellement, je savais qu’une personne incroyable venait de nous quitter. »