Grimper

GARDIENS DES COTES

- © Alexandre Eggermont

« Babsi ne peut qu’y penser : comment pourrait-elle ignorer l’appel de cette aventure ? »

Comme dans chaque numéro, Lucien Martinez vous propose quelques éléments de réflexion sur les dernières perfs qui ont marqué le microcosme de l’escalade. Au programme de cet ultime analyse de performanc­es de 2019 : les fameuses « listes » de croix qui fleurissen­t sur Instagram, le nouvel exploit de Babsi Zangerl sur la paroi d’El Capitan et, avant cela, retour sur les dernières décotes de Seb Bouin à Rodellar.

Rappelons-nous cette même chronique, il y a deux mois environ (Grimper #200), quand nous évoquions tout en mesure la cotation douteuse des nouvelles voies extrêmes de Rodellar.

« Sans aucunement remettre en cause les aptitudes de cette belle et rafraîchis­sante relève espagnole, écrivionsn­ous, on peut émettre de sérieux doutes sur les 9b qu’ils ont proposés à Rodellar cet été. Et comme toujours, concluions-nous, on ne saura le fin mot de l’histoire qu’après répétition de ces monstres de continuité. » Quelques semaines plus tard, Seb Bouin réalisait

Patanics (proposé à 9b) et ramenait la cote à gros 9a ou petit 9a+…

Je vais maintenant vous avouer, en toute honnêteté, ce que j’avais dans la tête au moment d’écrire ces lignes. « Pour savoir réellement ce que valent ces ouvertures aragonaise­s, me disais-je, il faudrait qu’Adam Ondra ou Seb Bouin aillent les répéter ; aux autres grimpeurs je ne fais pas confiance. » Et puis je me suis aperçu, en réfléchiss­ant à cela, que je me faisais exactement la même réflexion lors de chaque ascension marquante. Quand Jakob Schubert a expédié Perfecto Mondo (9b+) en même pas deux semaines de travail, tout en ayant conscience de la surpuissan­ce du compétiteu­r autrichien, je n’ai pu m’empêcher d’avoir un petit doute sur la cotation et de me dire : « vivement qu’Adam Ondra ou Seb Bouin se frottent à cette voie pour qu’on en ait le coeur net ! »

Prenant conscience de cela, j’ai alors compris que le meilleur grimpeur du monde et le meilleur falaisiste français avaient acquis le statut, évidemment non officiel - mais bien réel – de gardiens des cotations. Depuis maintenant un bon petit nombre d’années, ils ont su démontrer leur capacité à toujours privilégie­r l’honnêteté et la transparen­ce, y compris quand, au moment crucial des plus grosses performanc­es, les sirènes de la gloire et de la médiatisat­ion font souvent perdre la tête aux grimpeurs. Mais la franchise ne suffit pas pour faire un gardien des cotes : Adam et Seb ont en plus en commun une forme de boulimie de rocher qui leur donne envie de tout répéter, d’autant qu’Adam est capable, et Seb aussi à peu de chose près, de réussir tout ce que les autres ont enchaîné.

Vous pensez peut-être que je fabule, avec mes histoires de gardiens des cotes ? Si je délire, alors eux aussi, car j’ai appris, après avoir mené cette réflexion, qu’Adam Ondra avait personnell­ement suggéré à Seb de se rendre à Rodellar pour opérer une petite vérificati­on de ces nouveaux 9b. Sous-entendu : « je suis occupé avec les JO, mais je compte sur toi pendant mon absence pour ne pas laisser les autres faire n’importe quoi avec les cotations ».

Attention, en aucun cas il ne faut déduire de cette analyse de performanc­e que l’avis de ces deux-là est infaillibl­e. Comme tout le monde, ils peuvent passer à côté des méthodes et se tromper ; disons simplement que leur expérience et leur transparen­ce rendent leur point de vue un peu plus crédible que celui des autres.

L’art de la Liste

Cette analyse de performanc­es sera décidément celle des nouveaux concepts. Après la notion de « gardiens des cotes », voici celle, beaucoup moins glorieuse, de « Liste ». Bien qu’il n’en soit pas véritablem­ent le créateur, c’est à Nicolas Pelorson qu’on en doit la très amusante mise en lumière. Le technicien grenoblois a effectivem­ent remarqué l’habitude qu’ont prise les grimpeurs forts, pour chacun de leurs trips de bloc, d’exhiber sur Instagram la liste de croix la plus impression­nante possible à la fin du séjour. Il ne s’agit pas, comme quelques âmes naïves pourraient le croire, de grimper sans se prendre la tête et de communique­r sur ses performanc­es une fois parti, non, faire une Liste est une entreprise préméditée : le trip y est en très grande partie dédié et, souvent, la désinvoltu­re avec laquelle on annonce l’orgie de croix est caractéris­tique de l’énergie investie. Des Listes aussi démesurées les unes que les autres fusent ainsi sur les internets, mais la palme revient probableme­nt à Jakob Schubert pour sa virée en Afrique du Sud durant l’été 2017. « J’ai finalement décidé de partager la liste de croix de mon voyage à Rocklands », écrira-t-il en toute sobriété. Verdict, pour 17 jours de grimpe : 55 blocs dans le 8 dont 20 en 8B ou plus. Durant ce trip, on raconte que Jakob, en compagnie de son acolyte Gabriele Moroni, se baladait dans le chaos avec une corde, commençait systématiq­uement par descendre au grigri dans le passage pour toucher les prises et caler les mouvements, expédiait le bloc en un ou deux essais, puis passait au suivant sans perdre une minute. Voilà, chers lecteurs, comment on fait une liste !

Or Nico Pelorson, fort de ces observatio­ns et de la petite semaine qu’il avait à dispositio­n pour les vacances de la Toussaint, s’est mis en tête d’aller se faire une Liste sur les arquées saignantes du site de bloc pyrénéen de Targassonn­e. En 4 jours de grimpe, il a littéralem­ent écumé le chaos : 22 blocs dans le 8, dont un 8B/+, trois 8B (1 flash) et huit 8A+ (2 flash). Non content de cette razzia aux limites de l’indécence, Nico, habité par ce second degré qui le caractéris­e, a réuni le tout dans une amusante vidéo qu’il a appelé… « La Liste ». Interrogé sur cette expérience de grimpe de consommati­on caractéris­ée, le principal intéressé conclut : « C’était rigolo, mais je ne le referai plus ». Une chose est sûre, après le visionnage de cette vidéo, vous ne verrez plus jamais les Listes de la même manière sur Instagram !

C’est maintenant, Babsi !

Il est de ces moments très rares où l’improbable exploit devient une évidence. On ne parle pas du Nose (900 m, 8b+) ; Lynn Hill l’a réussi 26 ans avant que Barbara Zangerl n’en refasse fin novembre, en compagnie de Jacopo Larcher, une nouvelle ascension féminine. En fait, il ne s’agit pas de ce que Babsi a déjà accompli, mais de ce qui est écrit dans sa destinée.

Cela crève les yeux, Le Nose n’était pas un vrai challenge pour celle qui, nous le mentionnio­ns dans cette même chronique il y a seulement trois numéros (grimper #199), possède en matière de grandes voies un carnet de croix largement plus fourni que toutes les autres femmes.

Or quand on se promène de la sorte dans les 900 m en 8b+ de l’éperon mythique d’El Capitan, c’est qu’il est temps de tourner la tête vers la gauche, et de marcher sur le Dawn Wall (900 m, 8c+/9a).

Babsi Zangerl ne peut qu’y penser : comment pourraitel­le ignorer l’appel de cette aventure, aussi incroyable à vivre que parfaite pour entrer dans la légende de l’escalade par la grande porte ? La grimpeuse autrichien­ne tutoie régulièrem­ent le 9e degré en falaise, beaucoup plus fréquemmen­t en tout cas que Tommy Caldwell et Kevin Jorgeson au moment de leur réussite du Dawn Wall. Ce niveau technique impression­nant, associé à sa grande expérience du big wall et du Yosémite, lui permet de prétendre sans rougir à une répétition en libre de la grande voie la plus dure du monde. La chose n’était pas encore imaginable il y a seulement 5 ans… Babsi, voici venu le moment d’attaquer l’oeuvre de ta vie.

Avec Le Nose (900 m, 8b+), Babsi Zangerl a allongé encore un peu plus son incroyable liste de croix en grandes voies.

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