ITW SEB BOUIN
RETOUR SUR UNE ANNÉE HERCULÉENNE
Le meilleur falaisiste français a fait tellement de croix en 2019 - deux 9b/+ tout de même - qu’on pouvait difficilement passer à côté de cette interview pour l’ultime numéro de la décennie…
Tous les superlatifs ont déjà été usés au sujet de ce qu’a accompli Seb Bouin en falaise cette année. Les habitués du magazine n’ont d’ailleurs pas manqué de remarquer, dans la colonne à Momo comme dans l’analyse de performance, son omniprésence presque caricaturale ! Quoi de plus naturel donc, après être revenu en long en large et en travers sur ses perfs tout au long de l’année, que d’aller à la rencontre du principal intéressé pour l’ultime numéro de 2019 ?
Mais avant de lui donner la parole, accordons-nous une rétrospective tout à fait terre à terre de ses réalisations marquantes depuis janvier. Seb Bouin ouvre l’année 2019 de façon quasi anecdotique avec, en janvier au Thaurac, la libération de la Folle Histoire immonde qu’il soumet à 8c+/9a. Ce n’est finalement que relativement tardivement, le 5 mars très précisément, qu’il concrétise deux longs mois d’adaptation au style ultrarésistant d’Oliana en clippant la chaîne de Pachamama (9a+). Alors que les derniers ascensionnistes avaient imperceptiblement tenté de faire glisser la king lined eS har ma vers le 9b, en parlant de 9a+/9b ou d’une voie « plus dure que tous les 9a+ qu’ils ont essayé », Seb remet les pendules à l’heure en se positionnant sur un 9a+ référence. Immédiatement après, il amorce le travail de sa variante en 9b, Mamichula, seulement réussie par Adam Ondra jusqu’alors. Confiant quant à la réussite de ce monstre de résistance longue, il n’aura besoin que de quelques séances supplémentaires pour, le 15 avril, se retrouver au relais de la bête. En omettant le cas très polémique du plafond sans corde d’Akira, il s’agit le premier 9b réalisé par un Français.
Comme il aime le travail bien fait, Seb expédie enfin le 9a+ classique de Papichulo juste avant de quitter la bourgade catalane. Pour lui, la voie vaut 9a et pas 9a+, mais ayant peur de passer pour un castrateur, surtout après la première féminine par Margo Hayes moins d’un mois auparavant, il n’ose pas l’annoncer officiellement. « Le 9a+, ce n’est plus mon combat », se contentera-t-il de dire. Quelques jours plus tard, direction le Valais pour un séjour éclair sur le superbe mur orange du Rawyl. Pour ce trip placé sous le signe de l’efficacité, il expédie le très beau 9a de SuperFinale.
De retour à Montpellier, il amorce sa préparation pour le véritable objectif de son année, Move (9b/+) à Flatanger. Pour cela, il associe séances de falaise et volume/muscu à la salle ce qui lui laisse le temps de libérer, le 26 mai, juste avant de partir au combat en Norvège, un projet somptueux du Pic Saint-Loup, Beyond, 9a. Le premier trip de l’année à Flatanger sera payant et le 16 juin Seb Bouin signe, après Adam Ondra, la deuxième ascension de Move (9b/+). Il juge la voie incontestablement plus difficile que Mamichula, le 9b réalisé durant l’hiver à Oliana, ce qui le fait pencher pour le 9b+ sans pour autant se risquer à une recote officielle.
De retour en France, il n’a qu’une idée en tête : la libération d’un projet qui le tient en échec depuis près de 5 années à La Ramirole, sa falaise de coeur. Attaqué en début d’été, le bras de fer prend fin le 6 septembre et Seb propose 9b/+ avec, à l’inverse de Move, une présomption de 9b pour celle qui se nomme désormais LaRaged’Adam. Il s’agit sans contestation possible de la voie la plus difficile enchaînée à ce jour sur le territoire hexagonal.
Juste le temps de souffler et direction Rodellar pour la Toussaint. Dès son premier jour sur place, Seb y libère une vieille bête noire, Detectives, qu’il cote 9a. Il poursuit alors le trip aussi bien qu’il l’a commencé par une décote violente de Patanics (9b) à 9a/+ et une dévaluation à « petit 9a » de sa variante de gauche ( NoPainNoGain).
Tout feu tout flamme dans ce séjour en Sierra de Guarra, il enchaînera au passage De battre mon coeurs’ est
arrêté dont la cotation de 9a se retrouve épargnée. Sachez enfin, quand vous lirez ces lignes, que ce résumé ne sera peut-être plus à jour car leur écriture s’est faite en synchronisation parfaite avec le départ de Seb Bouin pour l’Albanie où il essaie TheDream, une monocolo de 50 m en possible 9b ; place aux questions.
Grimper Magazine (GM) : Rentrons directement dans le vif du sujet. Comment expliques-tu cette année incroyable en matière de performances ? Seb Bouin (SB) : Tout ce qui s’est passé cette année découle de ce qui s’est passé les années précédentes. Elles m’ont permis de progresser physiquement, mentalement, mais aussi, et c’est peut-être le plus important, en stratégie. Pour Move, je pense que j’étais à la hauteur physique l’année d’avant, je n’étais pas beaucoup moins fort. Mais cette année j’ai été plus stratégique, je me suis mis moins de pression ; j’ai réussi à mentaliser la bataille et non la simple réussite, et ça, ça a été salvateur. Cet état d’esprit gagnant, je l’ai construit dans le trip de fin d’hiver à Oliana. Quand je dis que les réussites de cette année sont aussi le fruit des années précédentes, c’est également parce que cela faisait pas mal de saisons que j’avais commencé le travail des voies que j’ai réalisées en 2019, c’est le cas de Move (9b/+) et de La Rage d’Adam (9b/+).
Pour être honnête, ça m’a fait presque bizarre d’avoir été aussi peu (en fait pas du tout) en situation d’échec cette année, d’autant que, paradoxalement, je me suis beaucoup moins accroché que d’habitude à l’exigence de résultats. Il faut croire que c’est une méthode qui fonctionne ! Dernier élément qui contribue au combo gagnant : j’ai réussi à trouver, entre les trips falaise, un équilibre et une routine de remise en forme autour de Montpellier, efficace, rassurante, et parfaite pour attaquer l’objectif suivant dans les meilleures conditions.
GM : Est-ce que tu t’imaginais réussir autant de choses cette année ou tu t’es surpris toi-même ? SB : On ne peut pas dire que j’ai été vraiment surpris mais je ne l’aurais pas parié. En fait, je ne me pose pas ce genre de questions ; je suis tellement habitué à ce qu’il y ait des trucs qui foirent que je ne raisonne plus comme ça… Je vais faire de l’escalade comme j’aime le faire, un point c’est tout. Je prends du plaisir à grimper comme je le fais, je crois que c’est primordial au final.
GM : Si tu ne devais garder qu’une seule des réalisations de cette année ?
SB : La Rage, bien sûr ! Arf, j’hésite. Non, je garde Move… ça a quand même été une plus grosse bataille mentale. Même si je suis plus attaché à la Rage d’un point de vue affectif car c’est à la maison, je pense que Move marque une étape dans ma façon d’entreprendre le haut niveau en falaise. J’ai beaucoup appris sur l’échec et la réussite, la pression, la gestion mentale et la préservation de soi pendant ces trips en Norvège.
GM : Pour Move alors, raconte-nous la réussite de A à Z
SB : Tout a commencé en 2013. J’étais resté un mois à Flatanger au cours duquel j’avais équipé et enchaîné une variante de Move en 9a ( LittleBadder) qui partage avec cette dernière toute la première partie dure. Durant ce même trip, j’avais assuré Adam dans l’enchaînement de Move et j’étais alors monté vite fait toucher les prises de la seconde partie (N.D.L.R. : un 9a teigneux de 15 m qui fait suite au 9a de conti de 40 m). En 2017, après avoir enchaîné Thor’sHammer (9a) en début de séjour, j’ai commencé à bosser la deuxième partie de
Move sérieusement. En 2018 j’y suis retourné deux fois deux semaines. J’étais très bien physiquement et je suis même tombé une fois dans la petite rési juste après le crux final. Ma forme a ensuite baissé et j’ai dû repartir sans la croix. Ça a été assez terrible. En 2019, le premier trip a été le bon…
GM : Parle-nous un peu de ton entraînement
SB : Dans mon entraînement, il y a une règle d’or : toujours inclure la falaise ! Sinon, c’est simple, j’arrête ! Ce n’est pas possible autrement au niveau motivation. Pour moi, la combi gagnante c’est falaise dans un projet la journée puis double séance en fin d’aprem ou le soir. Cette double séance intègre une session de grimpe pure et une séance à thème qui peut être de la muscu ou autre chose suivant les objectifs du moment. J’ai fait jusqu’à présent assez peu de bloc car pour Move ce n’était pas la filière problématique, mais je suis en train de m’y mettre !
GM : Une question un peu plus tatillonne. Tu as, avec assez peu de contestation possible au niveau mondial, le plus gros carnet de croix de 2019. Des réalisations comparables à celles de Sharma et Megos, et pas si loin de celles d’Ondra en après travail. Or ces trois-là ont eu droit à des films à gros budget pour leurs meilleures performances. Patagonia n’a pas attendu que Megos fasse du 9b+ pour lui coller deux cameramen aux fesses en permanence. La question est la suivante : que font tes sponsors ? C’est quand même dommage de ne pas raconter un peu plus les combats monstrueux que tu te mets pour libérer ces voies de la
Ramirole et autres !
SB : Ouch ! Il y a pas mal de choses dans cette question. D’abord, je pense que pour le moment mon niveau n’est pas trop comparable avec celui de Megos où d’Ondra. On n’est pas très loin en après travail, ok, mais ils font des compétitions, le 9a à vue, etc. Je trouve donc normal que ces personnes-là aient une médiatisation plus avancée que la mienne. Mon objectif est de progresser dans tous les domaines de ma carrière, tant en niveau de grimpe qu’en communication et médiatisation. Car la médiatisation/communication est clairement un point clef qui influe sur le confort de vie et donc le confort de grimpe. Et tout ce qui permet d’être plus à l’aise pour grimper permet de faire de plus grandes performances.
Ensuite, c’est indéniable, j’ai beaucoup de tâches à faire moi-même pour la partie médiatisation. Par exemple pour les films c’est assez compliqué, et il faut savoir que grosso modo je suis le producteur de tout ce qui sort sur moi. Donc en résumé, si je ne prenais pas d’initiative, il n’aurait rien, et je ne parle pas des difficultés pour monter les budgets. On est loin des films de Big Up ! Mais il faut aussi comprendre que mes sponsors ont des préoccupations terre à terre et ne peuvent pas investir dans des films à tour de bras. Donc à moi de leur montrer que mes réalisations en valent la peine ! Donc, pour résumer la situation, on va dire que ça progresse petit à petit. Au lieu de me lamenter, j’essaie de trouver des solutions et de faire mes preuves, il y a du boulot mais je suis confiant pour réussir à faire
"Me centrer sur la bataille me permet d'oublier la pression..."
de belles choses à l’avenir en matière de médiatisation. D’ailleurs, on a un projet de film sur La Ramirole avec Julien Nadiras qui devrait être sympa.
GM : Quand tu bosses des voies sur plusieurs années, tu dois te mettre une sacrée pression au moment où le succès se rapproche ! C’est vraiment le cas ? Comment tu gères ça ?
SB : Cette année, paradoxalement, j’étais surexcité d’entrevoir la réussite mais en même temps je me disais « si tu rates c’est pas grave ». Et j’étais sincère avec moi-même. J’ai construit une stratégie qui me permet d’être gagnant à tous les coups. Je recherche la bataille de qualité et non la réussite, et celle-ci devient le bonus d’une bataille bien menée. J’ai l’impression en effet que me centrer sur la bataille me permet d’oublier la pression de la réussite où de l’échec. Je sais que ça va être dur, mais l’objectif n’est plus la réussite : ce que je cherche, c’est grimper sans erreur.
GM : Sur la fin de l’année, Schubert t’a un peu volé la vedette en réussissant Perfecto Mondo (9b+) alors que toi tu n’as grimpé « que » des 9b/+ (même s’il y a une forte présomption de 9b+ pour
Move). Ça ne t’a pas un peu énervé, et ça ne t’a pas donné envie d’aller essayer cette voie ?
SB : Non, je n’ai pas spécialement envie d’y aller tout de suite. J’ai en tête plusieurs projets autres que
PerfectoMondo qui me motivent plus. PerfectoMondo
a l’air de bien correspondre à un certain profil de grimpeurs (assez légers et à l’aise sur les petits trous, profil dont je ne fais pas vraiment partie), d’où ces multiples ascensions. Pour ma part, pourquoi ne pas aller voir les mouvements un jour si l’occasion se présente, mais je suis à l’heure actuelle un peu plus motivé pour me frotter à LaDuraDura… Et pour finir de répondre à la question, je n’ai bien sûr aucun problème avec l’ascension de Schubert, il est incroyablement fort et mérite les honneurs de cette fin d’année.
GM : Et tes décotes de Rodellar, on en parle ? Tu as été pas mal critiqué à cause de ça car tes décotes sont souvent plus vues comme un geste d’arrogance que d’honnêteté. Qu’est-ce tu répondrais à ça ?
SB : Il faut savoir que de décoter les voies ne m’a jamais servi à titre personnel. Ça sert à la communauté, mais absolument pas au perso. Il n’y a aucun avantage, on fait une voie moins dure sur le papier et on s’inflige une avalanche de commentaires négatifs. Mais pour ça j’ai une sacrée capacité à me foutre du regard des autres et ça m’aide à garder mon esprit clair.
Dans les questions de cotations il faut garder en tête que c’est un avis personnel. Il ne faut pas le prendre comme une vérité. C’est l’ensemble des avis qui permettent de donner une cote juste. Les avis subjectifs forment à un moment donné la cotation qui devient petit à petit plus objective. Cependant, pour que cela fonctionne, il faut que les grimpeurs donnent leur avis, et ce n’est pas si facile de faire un retour sur des performances qui nous ont demandé beaucoup d’investissement…
Lorsque je m’avance sur des cotations, je fournis à chaque fois des arguments, et je suis prêt à entendre les opinions contraires. C’est le débat qui fait avancer les choses. Pour en revenir aux voies de Rodellar, je ne crois pas, sans fausse modestie, être capable de friser l’enchaînement d’un 9b en deux sessions, d’autant que cela ne se produit même pas pour les 9a que j’essaie habituellement en France.
GM : Tu as bouclé en 2019 tous les projets que tu avais ouvert les années d’avant : tu repars à zéro pour en commencer de nouveaux ? Si oui lesquels ? La Dura Dura (9b+) ? Silence (9c) ?
Rohdes empire, la nouvelle ligne extrême que tu as équipée à la Ramirole ?
SB : Exactement ! Il faut maintenant que j’amorce de nouveaux projets qui me demanderont probablement plusieurs années de travail. Et effectivement, il y a quelques voies qui se dessinent comme de très gros chantiers potentiels. D’abord il y a Rohdesempire, un possible 9c qui n’a rien à voir avec la Rage en matière de difficulté. J’aimerais aussi voir les mouvements de La DuraDura qui pourrait me faire un joli objectif pour les prochains hivers. Et puis il y a aussi une variante des Yeuxplusgrosque
l’Antre (N.D.L.R. : un 9a+/b libéré par Seb l’année passée) à Russan. Cette voie ferait un gros 8c, un gros repos, et puis un gros 9b sur 20 m. Mais pareil, il faut que je pose un vrai devis pour savoir si je veux réellement me la mettre en projet. Silence, enfin, je n’ai pas spécialement l’intention de me la mettre en projet à court terme car je préférerais des trucs à côté de la maison, mais rien n’est exclu. Voilà pour les gros projets, sachant qu’il y a aussi pas mal de 9b que j’ai envie d’essayer.
“Décoter les voies ne m’a jamais servi à titre personnel”
GM : Il y a aussi ton tour de France des voies historiques, le Vintage Rock Tour, tu en es où de cette entreprise ?
Le Vintage Rock Tour est un projet qui me tient à coeur et qui avance plutôt pas mal ! C’est quelque chose de culturel et sportif visant à revisiter l’histoire de l’escalade en répétant les voies historiques et en rencontrant les acteurs de l’époque. On va essayer de faire une série de 5 ou 6 belles vidéos avec un opus mensuel. Buoux, c’est fait. Le Verdon, quasi fait. Ensuite il reste à faire l’extrême Sud-Est, le Saussois et les Eaux-Claires. Si on a le budget, on fera un épisode final à Céuse. L’idée, ce n’est pas seulement de grimper les voies historiques, c’est aussi de réunir les grimpeurs qui ont fait la légende de ces lignes. J’aimerais faire revivre ces époques, et les présenter en vidéo.