Grimper

ÉLOGE DE L’ÉCHEC EN ESCALADE

L’ÉCHEC EN ESCALADE

- TEXTE : LUCIEN MARTINEZ ILLUSTRATI­ONS : FLORE BEAUDELIN

Avec toujours Flore Beaudelin aux illustrati­ons, c’est le thème du deuxième opus de la nouvelle rubrique pseudo-philosophi­que de Grimper Magazine !

L’éloge paradoxal… Ce procédé littéraire au nom évocateur revient à faire l’éloge, non pas, comme on l’attend, d’une valeur positiveme­nt connotée, mais au contraire d’une entité communémen­t dénigrée ou rejetée par l’opinion publique. Le plus célèbre exemple ? Malgré les tentatives très réussies de Molière, notamment dans Dom Juan sur le tabac, l’Éloge de la Folie composée par Érasme au XVIe siècle continue de faire autorité en la matière.

Je vous vois venir, vous croyez sans doute savoir ce que vous allez y trouver, dans cet Éloge de l’échec en escalade. Ne niez pas, vous vous préparez déjà à affronter une insipide tambouille de vieilles maximes réchauffée­s aux micro-ondes. « On apprend plus de ses échecs que de ses réussites », « c’est sur les échecs d’aujourd’hui que se construise­nt les succès de demain » : même si elles résonnent déjà dans votre tête, pas question de ressortir des tiroirs ces sentences usées jusqu’à la corde. Foulons au contraire des terrains empreints de noblesse et célébrons l’échec, non en tant que préparatio­n à de futur succès, mais comme une fin en soi ; honorons-le pour sa beauté intrinsèqu­e ! Oliana, hiver 2018, un gladiateur dont je tairai le nom s’élance dans un immense 8b+ rayant la falaise de bas en haut. Petit détail, les 15 derniers mètres de la voie sont complèteme­nt trempés. Sur ces ultimes mouvements, c’est même un véritable torrent qui s’écoule suite aux pluies diluvienne­s de la veille… Torse nu, casquette tournée vers l’arrière, muscles saillants, notre guerrier progresse mètre par mètre dans l’immensité du dévers. Au pied de la falaise, personne n’est dupe sur l’issue du combat ; dans cette humidité, il ne peut pas réussir, c’est impossible. Il tente pourtant crânement sa chance : il passe le crux et s’engage avec vigueur sur les premières prises mouillées. Il fait un mouvement, un deuxième. Il a déjà sauté une dégaine et la dernière clippée pend à quelque trois mètres sous ses pieds. Ses gestes ralentisse­nt, tous les muscles de son dos se contracten­t : il lutte pour rester cramponné à la paroi détrempée. Au prix d’un effort surhumain, il parvient à faire un mouvement de plus, puis, dans un râle, il est littéralem­ent éjecté du rocher. Le voici pendu une bonne vingtaine de mètres plus bas, la tête basse ; c’était le dernier essai du dernier jour du voyage… Mais quelle majesté, quelle classe dans cet essai, ou, devrais-je dire, dans cet échec.

Une brillante étudiante en lettres a dit un jour : « La

« En un mot, il a su magnifier la cruauté de l’échec pour la rendre sublime. »

tragédie, c’est l’art de créer de la poésie à partir de la douleur ». Par sa tragique tentative dans ce 8b+, tel un combattant des jeux du cirque voué à la mort, c’est exactement cette magie que notre gladiateur a su générer. En un mot, il a su magnifier la cruauté de l’échec pour la rendre sublime. Je ne me perdrai pas dans d’innombrabl­es exemples illustrant cette thèse ; je suis certain que vous avez compris, et c’est en fouillant dans vos propres souvenirs que vous en trouverez les exemples les plus évocateurs.

Connaissez-vous le Bushido ?

Il s’agit du code d’honneur du guerrier samouraï. Laissons donc à un illustre représenta­nt de cette caste le soin de nous en esquisser les contours. Yamamoto Tsunemoto, samouraï philosophe du XVIe siècle, grand adepte du Bushido, résume en quelques mots la portée spirituell­e de l’ouvrage : « Si tu meurs sans atteindre ton objectif, ta mort pourra être la mort d’un chien, la mort de la folie, mais il n’y aura aucune tâche sur ton honneur. [...] . Mourir sans avoir atteint son but est une mort de chien et de fanatique. Mais il n’y a aucune honte là-dedans, c’est la substance même du samouraï ».

Toute explicatio­n serait vaine devant la parfaite clarté du message délivré par Tsunemoto. Et si l’escalade pensait Bushido ? L’honneur du grimpeur, alors dressé au rang de valeur sacrée, relèguerai­t au plan second toute question de réussite ou de succès dans les voies. L’échec deviendrai­t même, dans beaucoup de situations, l’unique chance de salut et le seul moyen de préserver son honneur.

Non loin de chez lui, un équipeur déniche un petit bout de caillou vierge de toute trace de perceuse. Après examen, en fait d’un « petit bout de caillou », c’est un véritable bijou qu’il a devant les yeux, une perle rare ! Un rocher de qualité, un dévers prononcé et, surtout, au milieu du mur, une ligne évidente, LA ligne. Notre bonhomme ne se fait pas prier : en moins de temps qu’il

n’en faut pour le dire, une belle rangée de spits donne corps à ce qui n’était auparavant qu’une vue de l’esprit. La voie sera somptueuse, c’est certain !

Seulement voilà, aux deux tiers de la hauteur, il faut attraper à bout de bras une réglette minuscule, l’armer, et la bloquer jusqu’au nombril pour atteindre la prise suivante. Notre équipeur - qui n’en est pas moins un grimpeur passionné - sent qu’il ne pourra pas faire le mouvement. Cette arquée est trop petite. Alors qu’il essaie une énième fois ce satané passage, en vin, une pensée s’immisce dans son esprit : quelques coups de burin discrets pourraient résoudre le problème ! Vous avez compris : soit il court à un échec certain dans la voie qu’il a lui-même équipé, soit, procédant à un larcin dont personne ne se rendra compte, il améliore un peu cette belle mais si petite réglette. Dans cet exemple, la voie de l’honneur, la voie de la noblesse, la voie du samouraï, consiste à laisser la prise en l’état et, par corolaire direct, à embrasser l’échec.

Essuyer la souffrance de la défaite pour sauver son honneur, ou se laisser happer par l’irrésistib­le désir du succès ? Ce dilemme, notre petit monde de grimpeurs ne le connaît que trop bien. Vais-je préclipper trois dégaines pour réussir cette voie alors que je suis habituelle­ment le premier à rire de ce type de combines ? Vais-je me résoudre à enfiler une genouillèr­e pour, enfin, maîtriser ce mouvement alors même que j’avais juré de ne jamais utiliser cet objet de faibles ? Vais-je renoncer à essayer la voie ou le bloc de mes rêves au profit de la ligne voisine au seul prétexte que mes chances de succès sont plus grandes dans la seconde ? Plus dans la veine de l’alpinisme que de l’escalade, vais-je utiliser de l’oxygène pour faire un 8000, ou renoncer à ce rêve parce que je ne peux pas supporter ces altitudes ?

Impossible, dans cet Éloge de l’Échec, de ne pas honorer celui qui, avec toute la classe et la sérénité du guerrier samouraï, a débarqué comme un ovni dans le monde du bloc. J’ai nommé Charles Albert, évidemment. Vous le savez certaineme­nt, ce jeune bleausard a fait l’incroyable pari de ne plus grimper que pieds nus. Certains doutent peut-être du personnage, mais, parmi ceux qui l’ont rencontré, aucun sceptique n’a résisté à la puissance suprême de ses doigts ni au flegme déconcerta­nt qui l’habite. Or Charles, parfois, se retrouve devant un passage incontesta­blement plus dur pieds nus qu’en chaussons. Le plus souvent, au moyen d’une méthode folle que seuls ses doigts d’acier ou sa souplesse autorisent, il se hisse tout de même en haut du bloc, mais pas toujours. Et dans ce cas, alors qu’il lui suffirait souvent d’enfiler un misérable chausson pour régler le problème, jamais il ne craque. Plutôt que de céder à l’appel d’une performanc­e de classe mondiale, il reste pieds nus, fidèle à son honneur, et persiste dans une situation d’échec ô combien frustrante pour un grimpeur de sa trempe. Comble enfin : jamais Charles n’affiche une once de frustratio­n, c’en est presque crispant !

Il est une dernière raison pour laquelle l’échec, quand malheureus­ement il survient, doit être accueilli avec bonheur et non avec tristesse. Dans la réussite, il n’y a aucun mérite la bienveilla­nce ou à la gentilless­e, car alors, ces deux qualités vous viennent le plus naturellem­ent du monde. En descendant victorieux d’une voie dure, shooté aux endorphine­s du succès, sourire aux lèvres, on a envie d’embrasser tout le monde, on paie des coups à boire à qui veut, on chante la vie, quoi ! Dans l’échec, au contraire, l’irascibili­té s’installe, les bouffées de colère nous envahissen­t et les excuses, plus ridicules les unes que les autres, se mettent à sortir frénétique­ment de notre bouche.

L’échec, si l’on fait fi de ces néfastes pulsions, se pose en fait comme une opportunit­é, une occasion unique de montrer sa grandeur d’âme. Comment ? En conservant son sourire et sa bienveilla­nce dans la tourmente, tout simplement. Quoi de mieux que la détresse d’une déroute pour, d’un rire sincère, prouver à tous notre bravoure émotionnel­le ? Quoi de plus louable, quoi de plus méritant que de conserver sa bonne humeur dans ces moments d’intense frustratio­n ?

Tout cela, il faut cependant l’admettre, et c’est d’ailleurs ce qui en fait tout le sel, se révèle beaucoup plus facile à énoncer dans un Éloge de l’Échec qu’à mettre en pratique après une quarantièm­e chute au dernier mouvement de son projet…

Dans une société où l’on a parfois l’impression qu’il n’y a de place que pour la voie du succès, j’espère que cet éloge vous permettra de ne pas oublier que l’échec peut, lui aussi, incarner la beauté, la noblesse, et la grandeur d’âme.

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