MANIFESTE POUR LA CRÉATION DU RÉEL ROC TOUR
AVEC UN ACCENT ET PAS DE K !
Une fois n’est pas coutume, cette Analyse de Performance, un peu hors sujet diront certains, s’intéressera plus aux grimpeurs qu’aux perfs elles-mêmes. Mais attaquons par quelques lignes de pur chauvinisme…
Croqués par l’impérialisme américain jusque dans les films de grimpe. Nous sommes le jeudi 17 janvier 2019, il est 22 heures et je sors du cinéma de Grenoble. Nous venons de déguster trois films de grimpe, aussi excellemment réalisés que purement américains, le premier montrant Nina Williams sur de terrifiants Highballs, le second retraçant le développement de l’escalade à Joe’s Valley et le troisième, le plus attendu, narrant la bataille pour le record de vitesse du Nose : Alex Honnold et Tommy Caldwell face aux déjantés Jim Reynolds et feu Brad Gobright. Malgré l’indéniable qualité de ces courts-métrages, malgré la fascination procurée par la mise en scène du danger, le malaise m’habite. Je pense à Oriane Bertone, qui vient d’expédier, par près de 40 °C, son 3e 8B bloc en quelques jours à Rocklands. Je pense, moi qui ai la prétention de savoir relativement bien ce que représente le 8B bloc, au niveau irréel de cette jeune Réunionnaise. Je pense à la dernière croix de Seb
Bouin, la première ascension d’une voie de rêve, un probable 9b, trônant sur une pépite de falaise albanaise. Je pense à l’année 2019 – douze voies dans le 9 dont trois 9b et un 9b+ - que vient de se frapper le meilleur falaisiste de l’hexagone. Je pense, au-delà des chiffres, aux combats titanesques qui le mènent à vaincre ces voies incroyables dans le sud de la France, des lignes si écrasantes, si dures, si éprouvantes physiquement que personne, même en cherchant dans les plus grands noms de notre sport, n’ose s’y frotter. Je pense à Charles Albert. Je pense à cet hurluberlu qui habite les trois quarts du temps dans une caverne à Fontainebleau, avec une petite lampe dynamo comme seul éclairage, pour vivre au plus près de ses projets. Je pense aux fantastiques aptitudes qui l’ont conduit, en ne grimpant que pieds nus, à tutoyer le 9e degré synonyme en bloc de top niveau mondial. Je pense que si on l’inventait, ce personnage, on n’y croirait même pas !
Alors je comprends que c’était eux, eux plutôt que les Américains, qui auraient dû animer cette soirée cinématographique. Oriane Bertone, Seb Bouin, Charles Albert et peut-être d’autres. Je suis convaincu que leur approche inédite de l’activité aurait crevé l’écran. Je crois que les sponsors de ces singuliers athlètes, pourquoi pas la FFME ou quelque producteur inspiré, auraient tout à gagner à tenter quelque chose avant que leur génie ne s’essouffle. Avec un investissement à la hauteur, il y a matière à faire quelque chose de culte. Pas du bricolage en un clip de 5 minutes filmé sur 2 jours, non, il faudrait des projets de plusieurs années aussi bien réalisés que ceux du Reel Rock ! Oriane pour le premier 8C bloc féminin ? Seb pour le 9c ? Charles tout simplement ? Ce sont des grands de l’escalade, n’attendons pas leur déclin pour le comprendre !
Les films sur Chris Sharma, et je sais que nous sommes beaucoup dans ce cas, ont laissé sur moi une telle trace, m’ont tellement inspiré, tellement fasciné, tellement aidé à construire mon univers, que je voudrais que l’histoire se répète, avec d’autres, pour apporter la même chose aux grimpeurs en devenir. Imaginez-la perte pour le patrimoine de l’escalade si le film sur Edlinger, La Vie au Bout des Doigts, n’avait pas vu le
« C’était eux, eux plutôt que les Américains, qui auraient dû animer cette soirée cinématographique »
jour ! Alors, pour ne pas noyer l’inspiration et le rêve dans des clips de 3 minutes, je propose la création du Réel Roc Tour. Nous voici avec une idée, et pas un sou pour la concrétiser ; ça nous fait une belle jambe !
Fallait-il lyncher Said Belaj ?
Fin novembre, le blogueur allemand Hanes Huch a fait trembler la toile en dévoilant publiquement ses doutes sur l’ascension d’Action Directe par Said Belaj. En un mot, il a accusé le grimpeur professionnel suédois d’avoir menti et de ne pas avoir réussi la voie. S’il est nécessaire de rappeler qu’aucune preuve ni aveu ne sont ressortis de l’affaire, tous ceux qui s’y sont un tant soit peu intéressés n’ont pu que partager les suspicions de Huch. Il faut dire que le fameux assureur fantôme, un certain « Mike », mystérieusement disparu, tout comme le caractère récurrent des circonstances troublantes pour d’autres ascensions extrêmes de Said Belaj - Papichulo (9a+), TTT (9a), Just Do It (8c+) -, n’ont pas joué en sa faveur. S’en est suivi un lynchage sur le
Net, justifié, et cela peut s’entendre, par les devoirs d’un grimpeur pro vis-à-vis de la sphère médiatique. « Un grimpeur pro doit pouvoir fournir la preuve de ses réalisations, cela fait partie du job », écrira par exemple l’américain Carlo Traversi pour engager la responsabilité du Suédois. La situation, généralisée, pourrait toutefois être vue sous un autre angle.
L’escalade est un nid à menteurs.
Le caractère « libre » de la performance leur permet une très bonne intégration sociale, chose plutôt rare en sport dans la mesure où la reconnaissance passe souvent par les seuls et implacables résultats en compétition. Et franchement, on en connaît tous quelques-uns, et on les aime bien, nos menteurs. On en rigole un peu, certes, mais on n’a pas nécessairement envie de les châtier en les humiliant publiquement. L’escalade n’a-t-elle pas la bonté de les accueillir quand beaucoup d’autres sphères les auraient déjà rejetés ? D’autant que, soyons honnêtes ils irritent peut-être un peu mais ne font pas beaucoup de mal ! Faut-il donc les considérer comme de petits escrocs et leur faire la chasse, ou bien les laisser tranquilles dans leur niche en se disant qu’ils ne causent pas grand tort ? Le débat est ouvert.
« Les grimpeurs se divisent en deux catégories »
« Le monde se divise en deux catégories », disait Clint à ce filou de Tuco dans le Bon La Brute et le Truand. Depuis cette culte réplique, diviser n’importe quoi en deux catégories est devenu un effet de style banal mais terriblement efficace. Invoquons donc les glorieuses paroles de Blondin, plongeons dans un tout autre univers cinématographique, et affirmons-le nous aussi : « les grimpeurs se divisent en deux catégories » ! Tous ont cependant en commun qu’ils grimpent, de la même manière que chevaliers Jedi et jeunes Padawan partagent la maîtrise du sabre laser et l’usage de la force. Mais un Padawan, si puissant, si habile soit-il au sabre laser, ne peut prétendre à devenir un Jedi sans avoir achevé le long cheminement spirituel de sa formation. Le Jedi sait pourquoi il est là. Il sait ce qu’il recherche. Il a défini et assumé ses objectifs. Il connaît les limites de sa puissance et en fait un usage profondément réfléchi. Bien loin du broyage d’arquées, de la coordination ou de la souplesse, ses qualités purement spirituelles permettent au chevalier Jedi, en plus de demeurer en paix avec lui-même, d’avoir les meilleures chances de s’acquitter de sa mission. Des noms, je sens, que dis-je, la Force m’insinue que vous voulez des noms ! En réussissant Off The Wagon en 7 petits essais, en regrimpant le bloc comme si de rien n’était juste pour la vidéo, Killian Chabrier a démontré une grande maîtrise de la Force. C’est un peu comme si, armé de son sabre laser, il avait vaincu le comte Doku en combat singulier. Mais un Jedi ne réussit pas son bloc le plus dur en 7 run ; le Padawan n’a pas encore achevé sa formation. Alors que Maître Yoda lui disait ne plus rien avoir à lui apprendre, Luke Skywalker demandait naïvement au dernier représentant de la caste : « Alors je suis un Jedi ? » « Paaas encooore, lui répondit ce dernier, tu dois (respiration) affronter (respiration) Vador ». Pour devenir un Jedi, pour pouvoir, tel Luke Skywalker affrontant son père, donner libre cours à sa puissance, Killian doit trouver et combattre SON Dark Vador. Off The Wagon Bas ? À l’inverse, à peine plus âgé avec ses 21 ans, en clippant la chaîne de Eagle-4 (P6), Hugo Parmentier vient lui de franchir l’épreuve ultime pour accéder au rang de chevalier Jedi. Parfaitement conscient de sa mission, en multipliant les trips pendant plusieurs mois sans fléchir malgré les difficultés, il a démontré la solidité mentale de celui qui, serein, implacable, imperturbable, fera ployer tous les obstacles qui se dresseront sur sa route…
Laura Rogora et la divergence des morphologies
Quelle razzia ! Je parle bien sûr de celle de Laura Rogora en Catalogne, et plus particulièrement à Margalef : un 9a, un 8c+/9a, deux 8c et un 8b+ à vue, le tout en environ deux semaines (voir p8)… Une efficacité inédite du côté féminin. Or il se trouve Laura Rogora possède une morphologie très particulière. Petite, fine de corps et de doigts, elle est une grimpeuse de poche. La jeune Italienne illustre en fait parfaitement l’une des spécificités de l’excellence en escalade. Dans beaucoup de sport, quand le niveau augmente, on observe une convergence des morphologies. En grimpe, cependant, les profils atypiques offrent à la fois de très grands avantages et de sévères inconvénients. Reprenons l’exemple de Laura. Sa faible allonge et son manque de puissance sont incontestablement des handicaps à imputer à son morphotype. En revanche, de petits doigts aident à tenir les petites prises, la légèreté aide pour dauber moins vite, et ne pas être grand aide pour le gainage. Un grimpeur de grande taille aura d’autres avantages, à commencer par son allonge, mais ne sera pas aidé en gainage, rési et tenue de petites prises. Ainsi, malgré une constante, celle de la faible masse graisseuse des meilleurs, on observe en escalade une divergence des morphologies au plus haut niveau, où un Kai Lightner, un Jimmy Web et une Matilda Soderlund se mêlent à Laura Rogora, Christophe Bichet ou encore Ramon Julian. Magique, non ? Un dernier petit mot. Une expérience, à ce sujet, pourrait se révéler très amusante : une grande compétition internationale mixte avec une ouverture spécialement conçue pour favoriser les qualités typiquement féminines, c’est-à-dire avec des prises très petites et un effort très continu. Seraient-elles en mesure de battre les hommes dans ces circonstances ?