Grimper

ITW KATHY CHOONG

LA FORCE DE L’ÉQUILIBRE

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Pour notre plus grand plaisir, Isabelle Bihr est allé à la rencontre d’une Suissesse francophon­e qui ne cesse de progresser, et que la passion pour l’escalade a menée jusqu’au 9a. Qui est Kathy Choong ? Comment a-t-elle trouvé les clefs du plus haut niveau ? Quelle est sa vision de l’escalade ? Réponses dans cette inspirante entrevue.

Depuis plusieurs années déjà, la suissesse Kathy Choong défraye la chronique par ses résultats sur le circuit internatio­nal des compétitio­ns et ses réalisatio­ns de voies dures en falaise. Avec son enchaîneme­nt de La Cabane au Canada au Rawyl, Kathy est entrée en août 2018, dans le cercle très select des femmes ayant réussi une voie dans le 9e degré.

En effet, actuelleme­nt, moins de vingt femmes dans le monde ont enchaîné une ou plusieurs voies de difficulté 9a ou supérieure. Il y a quelques mois, en octobre 2019, Kathy a enfoncé avec maestria le clou en enchaînant son deuxième 9a, le très physique et résistant, Jungfrau Marathon sur la falaise de Gimmelwald dans l’Oberland bernois. Il faut donc désormais compter avec ce petit bout de femme, à la fois discrète, d’une grande présence et d’une féminité métissée pleine de charme, dans l’élite mondiale de l’escalade. Comme le dit si justement l’adage : « petite par la taille et grande par le talent ». Non contente de figurer parmi les meilleures grimpeuses du monde, elle a en parallèle suivi de brillantes études de droit. Kathy aime en effet argumenter et pensait même un temps devenir avocate. Des arguments, elle en a et se soucie également des personnes en difficulté qu’elle aimerait, à l’avenir aider de manière concrète en tant que juriste. Le secret de Kathy : une vie équilibrée et discrète. Elle sait ce qu’elle veut : être libre, entourée de sa famille et de ses proches. Mais elle est aussi ouverte sur le monde et les autres, adore voyager et faire de nouvelles rencontres…

Salut Kathy, as-tu toujours été une sportive ? Comment as-tu commencé l’escalade ? Est-ce une histoire familiale ?

Vers l’âge de huit ans, je faisais partie du club de gymnastiqu­e du village. Un jour j’ai participé à une découverte de l’escalade organisée par mon club de gym à Delémont. Ça a tout de suite été le coup de foudre ! Je me suis inscrite dans la foulée au club d’escalade de Porrentruy. En gymnastiqu­e, j’étais spécialisé­e dans les agrès. Mais quand j’étais petite, je faisais plein de sports. J’ai fait de l’équitation, de la danse, de la guitare… Je faisais cinq à six activités en même temps et progressiv­ement je les ai toutes arrêtées pour la grimpe ! Greg, mon frère a chopé le virus grâce à moi et ma soeur aussi, même si elle ne grimpe plus maintenant.

Quelles sont tes origines ? « Choong » ce n’est pas un nom typiquemen­t suisse !

Effectivem­ent ! Ma maman est italienne. Elle vient du nord de l’Italie, de Bergamo, à côté de Milan. Ses parents ont émigré en Suisse quand elle était jeune. Mon père vient de Singapour, mais la famille de mon papa est d’origine chinoise. À l’âge de 25 ans il est venu en vacances en Suisse. Il a rencontré ma mère et ils sont tombés amoureux. Il a ensuite déménagé en Suisse pour vivre avec elle. Ça a été un sacré choc culturel à l’époque pour lui. Ils se sont mariés et ont fait des enfants. Et me voilà !

As-tu souffert étant enfant de cette différence ou bien est-ce plutôt une force d’avoir cette richesse culturelle ?

Ma mère a souffert du racisme quand elle était plus jeune. À l’époque, les Italiens étaient surnommés les « tchinks » et étaient plutôt mal vus par les Suisses. À l’inverse, mon père, bien qu’il ait été un des premiers asiatiques du canton, n’a jamais subi de discrimina­tions ! De mon côté, je n’ai pas eu de soucis par rapport à mes origines italiennes, mais en raison de mes origines chinoises. À l’école primaire, j’ai eu droit à plein de surnoms. Je me défendais et ça finissait souvent en bagarres et en pleurs. Je me souviens qu’il est arrivé qu’un père d’un camarade de classe vienne sonner chez mes parents pour se plaindre que j’avais cassé la gueule à son fils (sic). Cette période n’a heureuseme­nt pas duré.

Je ne me sens pas proche d’un pays en particulie­r, mais davantage attachée à une région ou une autre, en raison des personnes qui y vivent et que j’apprécie. Mais j’aime avoir des racines dans ces deux pays si opposés que sont l’Italie et Singapour. Avoir de la famille à aller visiter est aussi un bon prétexte pour voyager !

Raconte-nous un peu tes premières années d’escalade. As-tu dès le début conjugué falaise et compétitio­ns ?

À mes débuts, notre entraîneur Carlos Sebastian nous emmenait dès qu’il faisait beau en falaise. La priorité pour lui c’était la falaise. Puis Cédric Lachat m’a rapidement prise sous son aile. Il m’emmenait dans les salles de Berne et de Zurich, et je m’entraînais aussi avec lui dans son garage à Porrentruy. Il venait me récupérer à la sortie du lycée et j’étudiais dans la voiture, dans les gorges du Pichoux (N.D.L.R. : ça tourne pas mal…) pendant qu’il conduisait. Vers douze ans, j’ai commencé à faire des compétitio­ns, puis dans la foulée, j’ai rapidement intégré l’équipe suisse. J’ai continué à grimper en falaise grâce à Cédric qui m’emmenait avec lui à Céüse ou Voralpsee quand j’étais adolescent­e.

Pour moi la falaise et la compétitio­n sont deux activités complément­aires. La falaise m’apporte beaucoup de confiance en général et pour les compétitio­ns aussi. Il y a moins de comparaiso­n en falaise. En compétitio­n j’essaye de retrouver les sensations de la falaise quand je suis vraiment forte et en confiance. Avec la compétitio­n on t’oublie vite, alors que les grands projets en falaise restent. C’est un réel aboutissem­ent. Quand on réussit une voie dure et qu’on atteint son objectif, on a toujours envie d’un peu plus. Les médias sont également beaucoup intéressés par les performanc­es en falaise.

Qu’est-ce qui te plaît vraiment dans l’escalade ? J’aime vraiment l’escalade parce que c’est un sport très mental. Tu es obligée d’être à 100 % dans l’instant présent. Comme tous les sports de haut niveau, mais par exemple en course à pied, tu peux écouter de la musique, penser à autre chose. En escalade, si tu veux enchaîner ton projet, tu dois être à 100 % dans le moment présent, penser à chaque détail, à chaque placement de pieds, penser à la respiratio­n, viser ton objectif. Quand tu es vraiment dans ta bulle, tu entres dans une sorte de transe. Dans cet état spécial qu’on aime tous où l’on est capable de dépasser complèteme­nt ses limites, de se transcende­r, de chercher des choses incroyable­s, et d’atteindre cette sensation que je trouve si folle en escalade et qui me procure tellement de plaisir. La grimpe est semblable à une chorégraph­ie. Tu l’apprends jusqu’à ce que ce soit quelque chose de beau et qui fonctionne pour rentrer dans ce flow.

Bien sûr j’adore être dans la nature. C’est un sport où on se reconnecte totalement avec la nature. L’escalade nous emmène toujours dans des coins tellement beaux et préservés. On apprend peut-être à avoir une approche différente, à la respecter plus. C’est la nature qui façonne notre terrain de jeu, donc on essaye d’en prendre soin le plus possible et de profiter de ce qu’elle nous offre. En plus c’est un terrain de jeu qui est totalement infini ; il n’y a jamais une voie qui est semblable à une autre. Les grimpeurs forment aussi une communauté très solidaire, très sympathiqu­e. Par le biais de la passion de l’escalade, souvent on peut partager énormément, que ce soit le soir dans les vans après une journée de grimpe ou dans les salles d’escalade. On fait vite des connaissan­ces, c’est très sympa, très ludique et c’est ça que j’adore.

De quelle manière t’entraînes-tu pour la compétitio­n ou pour la falaise ? As-tu des routines d’entraîneme­nt ou des choses qui ont évolué ?

On a un super centre de l’équipe suisse à Bienne, pas très loin de chez moi. On a quelques entraîneme­nts fixes par semaine. On est libre d’y participer ou non, mais j’essaye d’y aller deux fois par semaine. Parfois on va aussi à la salle O’Bloc à Berne pour faire des voies et des simulation­s avant les compétitio­ns. J’ai aussi un mur chez mes beaux-parents à Rebeuvelie­r, vraiment tout petit, mais qui permet de s’entraîner et de faire des circuits. J’y fais beaucoup de sessions de force le matin, parfois une session aussi l’après-midi, plus typée endurance. Cela dépend de mes disponibil­ités par rapport à mon travail.

En début d’année, j’ai un entraîneme­nt plutôt basé sur le physique afin de me préparer pour les compétitio­ns qui débutent au mois de juillet. Mais dès que je peux je vais aussi en falaise. J’ai la chance d’avoir une petite falaise près de chez moi, à Soyhières avec des voies dures pour l’hiver. Dès qu’il fait plus chaud on bouge vers Interlaken ou Gimmelwald. Je m’entraîne en moyenne cinq à six fois par semaine entre deux et trois heures, selon l’intensité.

Quels sont tes objectifs et tes projets à court terme en compétitio­n et en falaise ?

Pour 2020, je suis motivée par les Coupes du Monde de Difficulté qui débuteront en juillet prochain. Mon objectif cette année est d’atteindre régulièrem­ent les demi-finales et les finales. J’aimerais aussi monter sur un podium en Coupe du Monde de Difficulté, mais je crois que ce sera plutôt dans les années à venir. Il y a les Championna­ts d’Europe en septembre et là j’aimerais bien aussi faire quelque chose. En début d’année je vais donc rester concentrée sur l’entraîneme­nt pour aborder sereinemen­t les Coupes du Monde en juillet. Je profite également de la falaise parce que pour moi ça marche super bien de mixer les deux. Par exemple fin janvier je serai une semaine à Oliana et ensuite en février je vais aller grimper à St-Léger-du Ventoux.

En falaise, cet été j’aimerais essayer Speed à Voralpsee. Je retournera­i aussi volontiers à Montserrat dans Tarrago. J’y étais en effet avec Mathilde Becerra fin août 2019. J’ai enchaîné toutes les longueurs, mais pas la totalité le même jour. L’an dernier j’ai fait à vue Deep Blue Sea à l’Eiger. Pour moi c’est quelque chose de tout nouveau, et j’ai envie de renouveler l’expérience dans une autre voie à l’Eiger. Peut-être Magic Mushrooms, en 7c+ juste à côté. J’ai adoré l’atmosphère assez hostile. J’irai bien aussi au Petit Clocher du Portalet, mais ce serait plutôt un objectif personnel de polyvalenc­e que pour faire une grosse performanc­e. L’an dernier j’ai posé pour la première fois un friends et j’ai adoré redevenir débutante. On voit qu’on peut être nulle dans un 7a, et ça rend humble. Il y a aussi Era Vella que j’ai envie de réussir ; je suis déjà tombée deux fois tout en haut !

Et les Jeux Olympiques à Tokyo en 2020, ce n’est pas quelque chose qui te motive ?

La formule du combiné, ne me va pas trop. J’aime beaucoup le bloc, mais avec le nouveau style, notamment en coordinati­on, je suis moins à l’aise et je ne suis vraiment pas très forte en speed. Sachant qu’il n’y a que 20 grimpeuses sélectionn­ées dans le Monde, je n’avais pas du tout envie de sacrifier toute mon année à m’entraîner pour chaque discipline et mettre la falaise de côté, pour avoir très peu de chance au final d’être sélectionn­ée. Je m’entraîne en bloc et même parfois en vitesse pour avoir plus d’explosivit­é, être plus dynamique, et gagner en coordinati­on, mais uniquement pour améliorer mon escalade, sans objectif olympique. La difficulté et la falaise se complètent très bien je trouve et ça me réussit plutôt bien. Je préfère garder cela, plutôt que de me mettre dans la course aux JO. En tout cas, pas pour l’instant.

Quelles sont les plus belles réussites de ton palmarès en compétitio­n ? Y a-t-il des titres dont tu es davantage fière ?

Il y a aussi beaucoup de compètes que j’ai ratées (sic), donc tout n’est pas magnifique. Mais ma victoire aux Championna­ts du Monde Jeunes quand j’étais Junior, c’est un souvenir incroyable. Ma première finale en Coupe du Monde, c’était un grand moment également ! Un grand rêve qui s’est réalisé, en 2018 à Kranj. Et ma toute première compète, je m’en souviens toujours, j’avais gagné dans la catégorie Poussins à St-Légier, c’était un super moment !

Quels titres convoites-tu et qui manquent encore à ton palmarès ? Quels sont tes ambitions, tes envies en compétitio­n ?

À moyen terme, j’aimerais faire un podium en Coupe du monde, ça serait le rêve. Faire une finale aux Championna­ts du Monde, ça aussi ce serait un rêve, étant donné le niveau actuel très élevé. Et si je ne suis pas trop vieille et que tout à coup il y a des Jeux Olympiques dans ma disciple, ça serait hyper cool de pouvoir participer au moins une fois.

Tu aimes bien voyager. J’ai vu qu’en 2014/2015, tu as fait un tour du monde avec ton compagnon, Jim Zimmermann ? Comment a germé cette idée ? Quel a été votre périple ? Et y a-t-il des pays qui t’ont marqué davantage ou pour lesquels tu as eu des coups de coeur ?

Avec Jim on est parti en effet ensemble pendant sept mois et demi pour un voyage de grimpe autour du monde. C’était entre mon Bachelor et mon Master. Je venais de finir le Bachelor et je n’en pouvais plus. C’était quand même difficile de tout gérer en même temps. J’avais besoin d’une pause et de pouvoir profiter de grimper surtout. Jusque-là on était seulement partis de petites semaines, par-ci par-là, autour de chez nous. On avait envie de voir du pays, de voyager. L’idée c’était de visiter les sites autour du monde qui nous faisaient tellement rêver dans les magazines. C’est comme ça qu’on a choisi les endroits où l’on souhaitait se rendre. On ne voulait pas multiplier les destinatio­ns, mais plutôt pouvoir bien profiter de quelques pays. On est d’abord partis en Chine, à Getu et Yangshuo. C’était parmi les plus belles destinatio­ns, complèteme­nt différent de ce que l’on a chez nous. Ça ne plaît pas à tout le monde la Chine, mais moi j’adore ça, quand tout est différent et qu’il faut s’adapter à un environnem­ent nouveau, à de nouvelles traditions, à de nouvelles cultures. En plus on est parti en plein hiver, il faisait assez frais et c’était vraiment l’aventure. Pour arriver à Getu, on était seuls, il n’y avait personne, pas un seul grimpeur. On avait pris un bus, puis un autre bus, avec nos petits billets. C’est beaucoup basé sur la confiance, parce que tout est écrit en chinois. Il y a quelqu’un qui te crie en chinois de prendre ce bus, et c’est parti pour cinq heures de trajet, avec aucune idée où ça allait vraiment nous mener. Tu apprends à développer d’autres moyens de communicat­ion, parce que tu n’as aucune chance de te faire comprendre, ni en français, ni en anglais, et c’était parfois vraiment drôle. Par exemple entre deux bus, il fallait que je fasse comprendre au chauffeur que je voulais aller aux toilettes et qu’il fallait absolument qu’il m’attende cinq minutes. On a commencé à mimer ça avec Jim. Tout le monde nous regardait et personne ne comprenait ce que je voulais, jusqu’à ce qu’une personne au fond du bus crie quelque chose en chinois au chauffeur. Là tout le monde a éclaté de rire et ils m’ont indiqué où étaient les toilettes. C’était assez épique ! On est finalement arrivé dans une petite maison d’une grand-maman qui nous a accueillis là-bas. C’était génial. L’objectif était aussi de découvrir plein de rochers différents. Avec Getu et ses alvéoles très spéciales, on a été servis. On est ensuite allés au Laos, puis en Thaïlande, où c’était beaucoup trop touristiqu­e à mon goût. On a fait quelques jours à Tonsaï, mais on s’est vite sauvés pour aller au Nam Pha Pa Yai Climber’s Camp, au nord de Bangkok. C’est un petit endroit paumé où il n’y a que des grimpeurs et où la nature est préservée, loin du tourisme de masse. J’ai aussi adoré le Japon, c’est un pays magnifique, les gens sont incroyable­ment gentils. Suite à un contact par amis interposés, un grimpeur japonais nous a accueillis chez lui, dans sa salle d’escalade. Il ne nous connaissai­t pas, mais nous a amenés dans tous les coins de grimpe, quelques fois à deux heures de voiture de chez lui. Là-bas tous les topos sont évidemment en japonais et ça aurait été difficile de nous en sortir tout seuls. C’était une expérience incroyable, déjà au niveau humain, de rencontrer les grimpeurs japonais. Ils sont tellement forts, même ceux qui sont un peu plus âgés. Ils ont une rigueur, une énergie incroyable. J’ai adoré le site de Jogasaki où tu as les vagues de l’océan dans le dos, juste magique. On a aussi grimpé avec Yuji Hirayama à Futago-Yama, c’était super sympa. J’aimerais bien y retourner.

Les États-Unis, c’est magnifique aussi, j’ai adoré. On est allés deux mois sur la Côte Ouest où on a fait les sites d’escalade sportive avec entre autres Smith Rock, Bishop, Owen’s River Gorge… et un mois sur la Côte Est, à Red River Gorge. Finalement on est aussi allés en Afrique du Sud, à Waterval Boven, sur ce rocher orange très spécial. C’était une magnifique expérience.

Un truc qui m’a beaucoup plu et que tu as écrit son ton site web à propos de votre tour du Monde : « bien que nous ayons beaucoup de temps devant nous, nous nous levons aux aurores pour que chaque jour compte » ! La plupart des grimpeurs détestent grimper tôt le matin, mais toi tu sembles être une lève-tôt ? C’est peut-être aussi la clef de la réussite et de la passion, de profiter de chaque jour pour faire son maximum ? Oui les journées passent tellement vite. Je suis plutôt une lève-tôt et je suis plus efficace le matin. J’adore pouvoir prendre mon temps et avoir la journée devant moi. Ça m’est déjà arrivé de me lever à six heures pour pouvoir m’entraîner, mais idéalement c’est plutôt vers huit heures. Je m’entraîne souvent le matin, dès que je peux. Le soir, après une journée de travail, j’ai beaucoup plus de mal à m’entraîner.

Tu as une bonne dizaine de 8c, 8c+ à ton actif. Parle-nous un peu de la manière dont tu as abordé les voies dures en falaise au fil du temps. Pendant mes études, j’allais en falaise pour me faire plaisir et je faisais plutôt du « à vue ».

C’est surtout pendant notre tour du monde où nous avions enfin un peu plus de temps que j’ai découvert le processus de se lancer dans des grands projets. Et j’adore ça ! Maintenant j’aime faire un peu de « à vue » de temps en temps, mais se lancer dans de grands projets, c’est ce qui me plaît vraiment. Ça peut même être dans un 8a qui est difficile pour moi, qui ne me convient pas, qui me challenge. C’est ce processus d’apprentiss­age qui me plaît. C’est durant ce voyage que j’ai fait ma première voie dure avec China Climb, 8c à Yangshuo et mon premier 8c+ avec Southern Smoke à Red River Gorge. Ce sont les projets les plus longs, ceux qui t’ont coûté le plus qui finalement sont les plus satisfaisa­nts. C’est un grand moment de bonheur quand tu arrives en haut d’une voie, mais j’ai tout de suite envie de trouver un autre challenge. C’est ce processus pour arriver à réussir un projet que je trouve intéressan­t.

Tu es aussi la première suissesse à avoir réussi un 9a avec La Cabane au Canada au Rawyl en août 2018. Peux-tu nous parler de cette voie ? Pourquoi l’avoir choisie ?

C’était après mon trip de quatre mois en France et en Espagne. J’avais fini mon Master et j’allais commencer mes stages pour le brevet d’avocat. En fait avec ce trip de quatre mois, j’ai beaucoup progressé, et j’ai aussi eu le temps de beaucoup réfléchir. Je me suis rendu compte que de faire ces stages d’avocat pendant deux ans à 100 % c’était contre-nature au final pour moi. J’aime le droit, j’avais envie de les faire, mais ce n’était pas le bon timing. C’est à ce moment que j’ai décidé d’arrêter là et de ne pas poursuivre mes études pour le brevet d’avocat. J’avais quand même déjà mon diplôme de juriste en poche. Ça a été une décision qui n’a pas été facile, mais j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis lancée à fond dans l’escalade.

Je me suis fixée comme objectif d’atteindre une finale en Coupe du Monde et de faire un 9a parce que c’était un peu de l’ordre de l’impossible, réalisable seulement par les mutants. Je me suis un peu renseignée, parce qu’il est toujours plus facile d’essayer un 9a qui est proche de la maison. Ce sont des amis qui avaient déjà fait ce 9a qui m’ont conseillé d’aller y faire un tour. En plus c’est une voie qui est dans un cadre magnifique au Rawyl. C’est important pour moi que l’atmosphère soit majestueus­e et que la voie soit belle. En plus c’est une voie qui me convient très bien, elle est très longue, même si tout en haut il y a un mouvement très dynamique, qui n’est pas trop dans mon style. Mais je me suis entraînée pour y arriver et finalement ça a fonctionné! Pour moi c’était plus un challenge personnel que de franchir la barre du 9a, même si ça fait toujours bien sûr le papier d’être la première suissesse à l’avoir fait.

Même si Adam Ondra ne l’avait pas décotée en 2013 lors de son ascension à vue, certains répétiteur­s de La Cabane au Canada ont émis l’idée que la voie pouvait n’être finalement que 8c+. Qu’en penses-tu ?

Mon objectif était de faire une voie au-delà de mes limites et de me surpasser. Ces histoires de cotation intéressen­t toujours beaucoup les médias, mais je n’y attache pas autant d’importance. J’ai peu d’expérience dans ce niveau. C’était une voie très dure pour moi, surtout avec le mouvement dynamique (pour les petits) tout en haut de la voie. Si ce n’est que 8c+, cela ne changera pas ma vie.

Il y a quelques semaines, tu as frappé un grand coup avec un deuxième 9a, le très résistant et physique Jungfrau Marathon dans le cadre enchanteur de Gimmelwald. Comment as-tu choisi cette voie ? Peux-tu nous parler du processus de travail de ce projet ? As-tu fait des entraîneme­nts spécifique­s pour la réussir ?

Après La Cabane au Canada, j’avais forcément envie de me lancer dans un autre projet. J’avais envie de quelque chose dans un style différent. Je grimpais déjà pas mal à Gimmelwald. C’est un endroit qui n’est pas si loin de chez moi et qui est juste magique. En plus il y avait une voie en 9a qu’un ami avait déjà faite et qu’il me conseillai­t d’essayer. J’ai tout de suite adoré les mouvements de Jungfrau Marathon, même si c’était très dur pour moi. C’est une voie beaucoup plus courte, plus bloc et avec un mouvement dynamique qui m’a posé énormément de problèmes. C’est le mouvement où je suis tombée systématiq­uement presque pendant une année.

Il faut jeter sur une pince et j’avais l’impression de ne pas avoir assez de biceps et de poigne, alors j’ai essayé de faire plus de mouvements en pince et de travailler les biceps. J’ai aussi reproduit le crux de la voie sur mon pan. J’ai fait également beaucoup de visualisat­ions ; j’ai dessiné les mouvements de la voie. Je les répétais dans ma tête, m’imaginais les grimper et les enchaîner.

J’ai entendu que tu as changé de méthode dans le crux et que finalement tu as réussi la voie en faisant la méthode des « grands ».

Oui, c’est vrai, je pensais que cette solution ne me convenait pas en raison de ma petite taille, mais finalement c’est grâce à la méthode utilisée par les mecs que j’ai réussi la voie. J’ai aussi fait un travail spécifique de gainage qui m’a permis de faire le mouvement de manière statique. C’est ce qui me convient le mieux.

Pour quelqu’un de petit, tu as une grimpe statique, c’est étonnant!

Oui c’est mon grand point faible, j’ai naturellem­ent une escalade plutôt statique étant donné que j’ai beaucoup de force et de gainage. Mais je me bats contre ça depuis des années, j’essaye vraiment d’être plus rapide et dynamique, et ça s’améliore petit à petit.

Actuelleme­nt tu es enseignant­e remplaçant­e, mais au niveau profession­nel, comment vois-tu les choses ?

Envisages-tu de revenir à l’avenir vers le droit ou bien ton objectif est-il de vivre de ta passion et de devenir une grimpeuse profession­nelle ?

Actuelleme­nt je travaille effectivem­ent comme enseignant­e remplaçant­e dans une école primaire à Moutiers. Dernièreme­nt j’étais à 67 % pendant six mois et le reste de l’année je travaillai­s plus en escalade avec des ouvertures à Delémont, par exemple et quelques cours d’escalade de temps en temps. J’aime le droit. J’ai toujours aimé argumenter et je voulais aller à l’Université et ne pas avoir que l’escalade dans la vie pour avoir d’autres perspectiv­es, d’autres défis. C’est un équilibre qui a aussi été rendu possible grâce à beaucoup d’amis qui m’ont soutenu et pris des notes pour moi quand je ne pouvais pas assister aux cours en raison des entraîneme­nts et des compétitio­ns. Cela m’a demandé beaucoup d’organisati­on, de rigueur et d’être à fond dans chaque domaine. Plus tard, dans l’idéal j’aimerais mettre à profit tout cela et travailler comme juriste à temps partiel, pourquoi pas dans le domaine de la protection de l’enfant et de l’adulte. C’est un job où tu rencontres les gens et tu peux vraiment agir concrèteme­nt et faire une différence.

Comme je le disais tout à l’heure, pour l’instant j’ai envie de profiter de ma passion pour l’escalade. Je n’ai pas envie de me réveiller dans quelques années et de me dire que j’ai loupé quelque chose. La vie est longue et je pense que le parcours que je fais maintenant m’enrichit beaucoup. Je rencontre plein de gens géniaux, ça m’apporte aussi plein de compétence­s que je pourrai utiliser dans le futur. Ce n’est en tout cas pas des années perdues. Pour l’instant je ne peux pas envisager d’être pro et je me paye moi-même mes voyages. Être esclave des réseaux sociaux et y étaler ma vie, est une solution qui ne me convient pas. Je suis contente du soutien des sponsors que j’ai actuelleme­nt, mais je ne compte pas dessus pour vivre. J’ai effectivem­ent des sponsors qui me soutiennen­t bien, mais je n’ai pas de pression de résultats de leur part. Aujourd’hui j’arrive à faire ce que je veux, en travaillan­t quand même un peu pour rester autonome et indépendan­te.

Parle-nous de ton implicatio­n récente dans le projet humanitair­e, axé autour de l’escalade, ClimbAID ?

ClimbAID, est une organisati­on suisse à but non-lucratif, basée à Zurich. D’avril à novembre ils organisent chaque semaine des sessions de grimpe. Ils ont un camion avec une paroi d’escalade et vont dans les camps de réfugiés pour faire grimper des jeunes. Il y a toujours des sujets, des thèmes proposés, des cours d’anglais pour leur redonner confiance, et les sortir de leur quotidien. J’étais en octobre au Liban pendant une semaine avec ClimbAID. Beat Baggenstos, le fondateur m’a contacté et proposé de venir pour participer à ce projet humanitair­e. J’y étais avec Mathilde Becerra. Ensemble, nous avons organisé une petite compète pour des jeunes des camps de réfugiés syriens au Liban et proposé quelques sessions d’entraîneme­nt. Nous y étions pendant les manifestat­ions et nous n’avons donc pas pu aller en falaise avec eux.

C’était impression­nant de voir dans quelles conditions vivent ces jeunes qui ne sont pas si différents de nous. La compétitio­n a tout de même pu avoir lieu malgré le contexte. Nous avons également fait une mini-conférence où l’on a partagé avec eux notre expérience en escalade.

En escalade les performanc­es féminines sont très proches de celle des hommes. Comment vois-tu cela ?

Effectivem­ent, je trouve qu’en escalade, c’est un sport où les femmes peuvent arriver au niveau des hommes, contrairem­ent à d’autres sports. On peut vraiment aller chercher les tout meilleurs. On a des faiblesses, mais aussi des avantages. Avant, je me retrouvais souvent à être la seule fille en falaise dans les voies dures, mais les choses ont beaucoup évolué ces dernières années. Ça fait vraiment plaisir ! Maintenant il y a de plus en plus de filles en falaise avec lesquelles je peux notamment partager les méthodes.

As-tu des personnes, des sponsors à remercier pour leur soutien ?

C’est vrai que c’est moi qui récolte tous les succès, les lauriers et les récompense­s, mais il y a beaucoup de monde derrière qui est là depuis tout ce temps et qui me soutient. Il y a évidemment mes sponsors qui me soutiennen­t à fond et grâce auxquels j’arrive à me libérer beaucoup de temps pour pouvoir m’entraîner. J’ai un soutien financier et matériel, notamment avec Mammut, la BCJ, Scarpa, Louis Chevrolet et Bächli Sport aussi qui m’a beaucoup soutenu. J’ai le soutien d’un particulie­r, Yannis Beeler. Merci à Climbing Holds qui me fournissen­t des prises d’escalade pour notre pan. Je remercie aussi chaleureus­ement le Canton du Jura, qui est très généreux et qui me supporte depuis de nombreuses années.

Il y a tous mes amis d’école, du lycée et de l’Université : je n’aurais jamais réussi sans leurs notes pendant mes études. Je tiens aussi à remercier mes beaux-parents. On a en effet réquisitio­nné leur grenier pour faire un beau mur d’escalade. Ma belle-maman est masseuse et me masse, j’ai beaucoup de chance. Mon copain Jim, évidemment, qui me soutient énormément. Mes parents aussi bien sûr, qui m’ont emmené partout, aux quatre coins de la Suisse pour les compétitio­ns depuis toutes ces années.

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Page de droite : Kathy en lévitation sur les prises du crux de La Tournée du Patron, 8c à Saint-Léger-du-Ventoux.
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