Grimper

PHILO DE COMPTOIR

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Dans la chronique « Philo de Comptoir » de ce numéro 203, parole à un ancien grimpeur de très haut niveau aujourd’hui reconverti dans les spectacles de danse escalade, j’ai nommé Antoine le Menestrel. Celui-ci nous a gratifié d’un petit texte, illustré par la dessinatri­ce Flore Beaudelin, sur sa vision très personnell­e d’une escalade libérée.

Quand vous lirez les lignes qui suivent, n’oubliez pas, avant de hurler à la bienpensan­ce, que leur auteur a grimpé du 8a+ en solo intégral - Revelation au Peak District en 1985. Preuve qu’avant de prôner l’escalade libérée, Antoine Le Menestrel a fait partie des très rares qui ont goûté à sa périlleuse antithèse.

J’ai 55 ans et mon désir infini d’escalade s’exprime dans mon corps dont les limites, elles, ne sont pas infinies. La bienveilla­nce ne suffit plus à mon corps, Je dois apprendre à être encore plus doux avec lui car c’est mon premier compagnon de vie, ma première planète. Si je force dans un mouvement, je peux me faire mal. Je grimpe à la recherche d’un « état de grâce », ce moment dans lequel je ne pense plus. Je suis dans un état d’avant l’existence de la pensée. Mon corps totalement engagé dans le geste devient libre sur la paroi. Je ne suis plus que mouvement.

Mais je vis dans la civilisati­on de la conquête dont la devise est « en haut c’est bien, plus haut c’est mieux », je reste encore pollué par des pensées de réussite, de cotation, de progressio­n, de grimper coûte que coûte en tête, de se dépasser et d’aller au-delà de soi, de vaincre ses peurs à chaque voie, d’être si polarisé sur un objectif que je ne vois plus mes compagnons de cordée. Je subis la solitude du conquérant. J’exagère mais je suis fatigué de cette éthique de l’Escalade Libre je veux me libérer de ces règles imaginaire­s dont j’ai été un missionnai­re.

Alors je pratique l’Escalade libérée :

C’est le plaisir qui est mon sommet.

Si j’ai trop peur je peux prendre la dégaine.

Si je sens un mouvement tendineux je peux mettre un pied sur un point d’assurage.

Si je ne me sens pas en forme je peux grimper en second. Si je suis en confiance je saute un point d’assurance. Je peux grimper en moulinette sur le troisième point parce que les gestes techniques de mousqueton­nage sont difficiles ou engagés.

Je peux revenir plus tard car les conditions météo, relationne­lle ou corporelle ne sont pas bonnes. Je peux mixer plusieurs voies et choisir ma voie.

Je ne suis pas obligé de progresser en faisant des voies plus difficiles, je peux progresser dans une voie facile en choisissan­t ma difficulté.

Je ne compare mon escalade ni à mes jeunes années ni à la dernière séance d’escalade, ce serait une source de souffrance.

J’aime toujours me donner entièremen­t dans une escalade mais je n’ai pas le droit de me faire mal. Je suis limité par mon corps. Souvent il me prévient, il y a des jours je ne sens pas bien mon corps. C’est surtout à ces moments que je ne dois pas forcer. Sinon je risque la blessure.

Voici quelques maximes qui me portent :

Je me libère du poids de l’esprit compétitif et je m’encorde avec le monde.

Lorsque je vis la journée d’escalade comme elle vient, Je n’ai pas d’objectif à n’importe quel prix. Je grimpe sans sommet. Mon sommet est à découvrir.

J’aime suivre l’appel d’une voie d’escalade. Je grimpe une voie, je ne grimpe pas une cotation.

Mon assureur me porte par sa concentrat­ion et m’encourage à être meilleur, c’est l’émulation.

Je grimpe avec de multiples compagnons sans discrimina­tion de sexe, d’âges, de niveaux.

Le partage est notre sommet.

Le sommet est une voie sans issue et la descente n’est pas indécente.

La liberté de l’escalade est dans ses possibilit­és de réinventio­ns.

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