LE TEMPS DES SOLOS
DEUX EXTRATERRESTRES À CÉÜSE
Autour de l’année 90, deux hommes, Jean-Christophe Lafaille et Bruno Ravanat, se sont aventurés à Céüse sur le terrain scabreux du solo intégral. L’un comme l’autre, à une époque où cela représentait un niveau déjà haut, sans protection, ils ont poussé le concept jusqu’au 7c+.
Jean-Christophe n’en était pas à son coup d’essai quand, en 1989, il s’est élancé sans corde dans “Le Privilège du Serpent”, 7c+ mythique de La Cascade. Il avait fait l’année précédente “Super Mickey” (7b) dans le même style puriste, la voisine de gauche était donc logiquement l’étape suivante. D’autant que 1989 fut l’année de son 8c – “Patience”, à La Rochedes-Arnauds. Vous ne rêvez pas, Lafaille l’himalayiste a réussi du 8c à un moment où le 8c+ n’existait pas encore ! D’ailleurs, si la curiosité vous pique au sujet de ce monument de la montagne, rendez-vous chez nos confrères de Vertical pour un magnifique sujet sur « Jean-Chri ». Mais revenons à nos solos. C’est donc au sommet de sa forme, accompagné du photographe Gérald Lucas, mais par une journée aux conditions médiocres, légèrement humides, sans grand monde à la falaise, qu’il a réalisé l’exploit. Ceux qui ont grimpé la voie, touché l’inversée du dernier crux (et chargé les pieds fuyants qui seuls permettent de la valoriser) savent que le mot exploit est ici tout sauf galvaudé. La performance entra ainsi rapidement, et à juste titre, dans la légende ; peu de temps après, l’une des photos servit même d’affiche officielle pour une Coupe du monde !
Si l’exploit de Jean-Christophe dans “Le privilège” est désormais gravé dans l’histoire de l’escalade, il n’en est pas de même pour les réalisations pourtant stupéfiantes de Bruno Ravanat, dont vous n’avez peut-être même jamais entendu le nom. Si vous traînez suffisamment vos basques au pied de Céüse, pourtant, un prénom arrivera inévitablement jusqu’à vos oreilles tant le lieu en est imprégné. Bruno, c’est le premier ascensionniste du “Cadre” (8c), en quelques petits essais. Précurseur de l’entraînement spécifique, grand amateur de grimpe statique, une pose de pied de magicien… Sa condition physique des années 90 fait encore autorité dans les discussions céüsardes.
Mais sa prouesse la plus incroyable fut sans doute la journée des 7 solos. La technique utilisée était simple : il gravissait la voie une première fois encordé, laissait une sangle dans le relais et, une fois redescendu, il enlevait son baudrier sans défaire son noeud, tirait la corde jusqu’à ce que le harnais vienne se coincer dans le relais, grimpait la voie en solo, se glissait dans la sangle pour pouvoir se libérer les mains, remettait son baudrier puis, ultime étape, se faisait redescendre en moulinette sur la terre ferme. Il ne vous aura pas échappé que cette méthode demande, pour chaque voie, de la gravir deux fois…
La journée mémorable des 7 solos commença donc à La Cascade, avec, en guise de mise en bras, quatre solos jusqu’au 7c, avant de se poursuivre à Berlin avec le très résistant 7b+ de “Blocage Violent”, le 7a+ de “Petite Illusion” et, en point d’orgue, LE 7c du secteur, “Berlin”. Difficile de concevoir la maîtrise et la forme physique nécessaires pour accomplir une telle journée sans se mettre dans le rouge. Car non, Bruno ne se mettait jamais dans le rouge, la démarche consistait plutôt, à l’inverse, à pousser le concept de contrôle le plus loin possible.
On raconte même qu’en grimpant “Berlin” en solo, Bruno, dans la plus grande décontraction du monde, s’est mis à donner les méthodes au grimpeur de la voie d’à côté en train de saucissonner sur la corde. Surréaliste. Tout cela, de même que toutes les impressionnantes ascensions alpines et solitaires réalisées en escalade mixte ou sur rocher, Bruno l’a fait avec la plus grande passion mais sans souci aucun de médiatisation. Vous aurez peut-être d’ailleurs le plaisir, comme c’est arrivé à certains d’entre nous, de partager des moments de grimpe simples et authentiques au pied de la falaise, sans le reconnaître ni savoir que vous avez affaire à l’un des grands artisans de la légende céüsienne, la classe !