LUCE, CE GRIMPER EST LE TIEN
L’emploi de la première personne du singulier n’est généralement pas bienvenu dans un édito, pas plus que d’ouvrir un numéro spécial consacré à la plus belle falaise du monde sur une note aussi triste, mais qu’importe, le coeur n’y est pas. Je me revois à Céüse, ce printemps. Une femme s’encorde devant “Mister Hyde”, un 8c+ fantastique du mur de Biographie, une voie truffée de mouvements dynamiques et peu adaptée au style féminin malgré plusieurs crux sur petites prises. Le froid, comme désireux d’instaurer un suspense d’ambiance, m’empêche de reconnaître cette grimpeuse emmitouflée dans sa doudoune. Dès qu’elle s’élance dans la voie, ma curiosité est cependant satisfaite : c’est Luce Douady. Je ne l’ai jamais rencontrée mais mes souvenirs des streamings de Coupe du monde ne me trahissent pas. Je me rappelle sa 5e place à Vail, il y a quelques mois, pour sa toute première participation en Coupe du monde, où sa fougue avait déjà crevé l’écran. « La jeune Luce Douady nous a laissé une excellente impression : très offensive dans son escalade, elle semble avoir toutes les qualités pour jouer les premiers rôles dans les années à venir », écrivais-je alors dans le résumé de la compétition sur le web de Grimper. À présent, je la vois s’attaquer au premier pas de bloc de “Mister Hyde”, lancer le mouvement, attraper in extremis le plat main gauche dans le déséquilibre le plus complet, et s’y arrêter comme par miracle. Quelque chose d’anormal vient de se produire, elle aurait dû tomber, la physique, ou plutôt ce que l’escalade m’a habitué à voir, m’indique qu’elle n’aurait pas dû passer… Mais elle est passée quand même. La suite de l’essai est mémorable. La bataille est telle qu’à chaque mouvement sa tête semble se désolidariser des épaules et son bassin paraît fusionner avec le mur pour lui permettre de rester cramponnée là où cela serait normalement impossible. Juste après sa chute si proche de la réussite, je m’entends dire à Nico Pelorson, qui regardait la scène avec la même admiration : « Après avoir vu ce que je viens de voir, je pense que Luce peut faire dans à peu près tous les styles des trucs plus durs que ce que je ne pourrai jamais faire ».
Suivent quelques jours d’euphorie où je raconte à qui veut l’entendre, à commencer par les photographes Sam Bié et Rémi Fabrègue, que Luce Douady va devenir dans très peu de temps et aux yeux de tous une des grimpeuses les plus inspirantes du monde. Ce que j’ai vu m’en donne la certitude. Je m’empresse de monter une corde statique dans la voie de droite, “Les Colonnettes”, pour que Sam puisse la prendre en photo pour ce magazine. Je lance même un projet d’interview-portrait de Luce pour l’un des prochains numéros. Puis soudain, au beau milieu de ce remueménage, glaciale, irréelle, vertigineuse, l’information tombe. Luce s’est tuée. Elle a glissé dans une partie exposée du sentier d’approche d’un secteur de Saint Pancrasse, en Isère.
Pas une page de cet opus sur Céüse n’a été faite sans une pensée pour celle qui nous a tant émerveillés lorsque nous avons commencé à travailler dessus, pas une seule. Passé l’effroi, nous tenterons, dans le prochain numéro, de lui rendre un hommage digne de la grimpeuse qu’elle était. Mais en attendant, Luce, ce Grimper est le tien.