Grimper

CÉÜSE, REINE DES FALAISES

INTRODUCTI­ON À LA REINE DES FALAISES

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Arnaud Petit, à travers le prisme de ses souvenirs, nous amène à la rencontre de Céüse.

Arnaud Petit n’est pas celui qui a le plus équipé à Céüse, pourtant il en est peut-être le personnage le plus emblématiq­ue. Son histoire personnell­e l’a en effet placé à la croisée des chemins : entre les pionniers, les locaux, les équipeurs, les stars de renommée mondiale et le commun des grimpeurs qui fréquenten­t la falaise, c’est lui qu’on retrouve, faisant un peu la synthèse de tout ce petit monde. Nous lui avons donc demandé, en guise d’introducti­on à ce numéro spécial, de nous raconter son aventure céüsienne, exercice auquel il a bien voulu se prêter.

Céüse est pour moi la reine des falaises. J’aime cette couronne de calcaire suspendue au sommet d’une colline. La prairie vient buter contre une paroi d’où jaillissen­t des coulées de prises : comme invitation à l’escalade, on ne peut imaginer plus beau. Là-haut, je respire. J’aime cette vue à la fois reposante et vivifiante. Cette position dominante sur le monde qui nous donne le sentiment d’en faire partie.

C’est ici que j’ai le plus grimpé. Adolescent, j’y ai découvert les voies en 7, avant de me frotter à ses voies les plus dures dix ans après. Dernièreme­nt, pendant treize ans, j’ai habité à son pied et maintenant, à presque 50 ans, j’y reviens avec un grand bonheur, plein d’admiration pour les jeunes qui passent leurs journées dans le dévers de “Biographie”.

Souvenirs

J’ai 13 ans. Nous séjournons et grimpons en famille dans les blocs. Hier, avec mon père, nous sommes montés pour la première fois à la falaise pour tenter de grimper “Natilik”. Au pied, j’ai prétexté que je n’étais pas certain que ce soit là, alors que le toit caractéris­tique du haut ne faisait aucun doute. Trop impression­nant pour moi cette première longueur sans matériel en place. Nous avons longé la falaise et sommes tombés sur les voies d’Edlinger - les seules de la falaise. Le premier point à 4 m, les autres éloignés de la même distance. C’est de la science-fiction pour moi. Je suis incapable de décoller les pieds du sol… Aujourd’hui nous descendons au village en voiture et après l’épingle à gauche, je reconnais Patrick Edlinger lui-même en train de marcher avec sa copine. Nous nous arrêtons et leur proposons de les avancer. Une minute après, je suis assis sur les meubles en bois à l’arrière du Land Rover, face à Dieu lui-même. Pas beaucoup de mots, je remarque ses doigts énormes, il nous explique qu’il descend voir des amis, que sa voiture est en haut de la falaise. Ce sont les années 80, on fait du 4x4, mais il y a beaucoup de simplicité et d’humilité.

J’ai 23 ans. Les forts grimpeurs gapençais ont oeuvré pour compléter les secteurs de Berlin et de La Cascade. Bruno Ravanat enchaîne les premiers 8c et la scène européenne découvre petit à petit une collection de 7c et de 8a tous plus beaux les uns que les autres.

Dans le grand dévers central, je plante deux spits deux m è t res à g a u c h e d e l ’a t t a q u e o r i g i n e l l e d e Jean-Christophe Lafaille. Il y a des prises, cela passe. La voie s’appelle “Biographie” et je commence à travailler les mouvements. L’escalade est chirurgica­le, il faut être extrêmemen­t concentré pour garder le contact avec le rocher. Mon frère et Fabien Mazuer essaient un peu avant de jeter l’éponge – trop de bidoigts, pas assez de pinces, ça y est, on est entré dans l’escalade moderne. Je suis seul à essayer “Biographie” pendant deux ans, c’est assez incroyable. Je fais le bas en juin 1996, je sens bien que c’est dur, mais je parle d’abord d’un 8c ayant bien conscience que ce n’est pas une grande réalisatio­n par rapport à l’ensemble de la voie. Quelques jours plus tard, je rencontre Chris Sharma aux X Games aux USA. Il a 16 ans et les magazines américains parlent déjà de lui comme d’une future star. Naturellem­ent je lui raconte cette formidable ligne bleutée qu’il pourra peut-être gravir jusqu’au sommet. Pour moi, la beauté et la pureté ne peuvent pas être source de compétitio­n. Chris passera quatre étés à Céüse pour réussir la première ascension de “Biographie”.

J’ai 33 ans. On est en 2004 et la falaise est vraiment devenue populaire. On y rencontre toutes les nationalit­és mais c’est un local, Sylvain Millet, qui répète le premier “Biographie”. Quelle leçon de persévéran­ce !

Huit ans et 130 essais, je suis vraiment heureux pour lui. Et tellement admiratif. Il s’est donné les moyens comme personne ; pour moi qui me démotive facilement après une poignée de tentatives dans une voie, c’est un modèle. Quelques années plus tard alors que, la peau broutée, j’hésite à faire un essai dans la longueur clé de “Tough Enough” à Madagascar, Sylvain me demande quel pourcentag­e de chances je pense avoir. Je lui réponds : « Dix » - en pensant trente dans ma tête. « Dix ! Mais c’est énorme ! » s’exclame-t-il. Un modèle je vous le dis ! Made in Céüse.

Ce n’est pas un hasard, cette falaise est une école d’abnégation. La marche d’approche et l’altitude sont usantes et les cotations sont aussi serrées que les points d’assurage ne le sont pas : seuls les plus passionnés et les plus courageux ne s’en lassent pas.

J’ai la quarantain­e, avec Stéphanie, nous venons d’y construire notre maison et j’y monte quelle que soit la saison pour grimper ou ouvrir des longueurs. J’ai conscience de mon privilège. Hors saison, la falaise est déserte, les chamois ont remplacé les grimpeurs à son pied, les craves à bec rouge et les faucons tournoient dans le ciel. Des instants de paix.

En 2011, pour varier, j’invente mon propre jeu, je grimpe “Black Bean” au centre du mur de Biographie en me protégeant avec des coinceurs. Un frisson délicieux et une petite aventure intérieure.

Je prends aussi plaisir à gravir des à vue que j’avais mis de côté plus jeune. Je ne regrette pas de m’être gardé “Face de Rat”, pour moi la plus belle de la falaise dans ce niveau. Je me mets aussi quelques chantiers, le style old-school de la falaise me convient bien. “Le Corail de vie” ou “Mr Hyde”, toutes deux 8c+ et réalisées assez rapidement, me donnent l’illusion que “Biographie” n’est peut-être pas impossible. Mais très vite la confrontat­ion avec le réel me rappelle à l’ordre.

C’est bien un cran trop dur pour un fainéant de l’après-travail comme moi.

Je n’en conçois aucune frustratio­n. C’est le jeu de l’escalade, tout simplement.

Je vibre avec ceux qui virevolten­t sur les prises fuyantes de ce dévers implacable et cela me motive pour grimper mieux, encore et encore, à mon propre niveau, même si désormais je suis davantage attiré par le partage que par la performanc­e. À travers des stages, j’ai plaisir à transmettr­e mon expérience et mon amour de la falaise. Il y a deux ans, nous avons déménagé plus au sud mais j’y reviens toujours, immanquabl­ement, pour grimper bien sûr, mais aussi pour m’y balader. Je vous invite d’ailleurs à parcourir son extraordin­aire plateau sommital balayé par les vents où fleurissen­t l’oeillet, la gentiane et la joubarbe. Le panorama sur les Alpes du Sud est fantastiqu­e de là-haut. Céüse est une boussole dans la vie d’un grimpeur. On ne la quitte jamais tout à fait.

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PAR ARNAUD PETIT ©Sam Bié « Reine des falaises », un surnom qui ne sort pas de nulle part…
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 ?? ©Thomas Vialletet. ©Stéphanie Bodet ?? Ci-dessus : Arnaud Petit gravit les 60 m de “Black Bean” (8b) en escalade Trad (c’est-àdire en plaçant lui-même ses protection­s), avant de gagner le plaisir de sortir directemen­t sur le plateau.
Page de droite, Arnaud en solo intégral dans un beau 7a+ de Biographie.
©Thomas Vialletet. ©Stéphanie Bodet Ci-dessus : Arnaud Petit gravit les 60 m de “Black Bean” (8b) en escalade Trad (c’est-àdire en plaçant lui-même ses protection­s), avant de gagner le plaisir de sortir directemen­t sur le plateau. Page de droite, Arnaud en solo intégral dans un beau 7a+ de Biographie.
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