La jeunesse de notre papa
C’était celle d’un autre temps. En effet, les codes stricts étaient alors bien ancrés : enfreindre les règles n’était pas envisageable. Dès son plus jeune âge, Marcel n’a jamais joué, il a dû sans cesse travailler : chercher du bois, le scier, faucher, ramasser des pierres, dégager des ronces, s’occuper du bétail, cueillir des petits fruits, jardiner, déblayer la neige, tout en essayant de suivre le rythme de son père François. Ce dernier oeuvrait inlassablement, du matin au soir, tous les jours, sauf les dimanches matin réservés à la messe. À la maison, aux Cases, en bas du flanc nord de la Combe de Jaman, sur la ligne de train du MOB (Montreux Oberland Bernois) proche d’Allières et de Montbovon, la famille de François, originaire de Charmey en Gruyère parlait patois. C’est à l’école, manquée pour plus de la moitié des présences obligatoires, que Marcel apprend le français. Le 1er février 1942, une avalanche emporte la maison. Marcel et son père sauvent de justesse le frère cadet Roland mais Berthe, la maman, et Yolande, la soeur, sont retrouvées mortes. Malgré ce terrible coup du sort, la passion pour la montagne va dominer toute l’existence de Marcel. Il a gardé la rudesse de cette époque qui a aussi marqué notre enfance, heureusement tempérée par l’amour de maman.
Encordés
En 1964, à une époque où il était impensable d’aller en montagne avec des enfants et encore moins de les y emmener régulièrement, notre père nous initie au terrain alpin qui nécessite l’encordement. Durant ces années, les rares écoles d’escalade( aux voies limitées et peu équipées, sont ignorées par les alpinistes qui ne songent qu’à aller en montagne pour atteindre un sommet. À la suite de notre père, nous commençons par les ascensions classiques et faciles qu’il connaît : l’Arête des Verraux, les Gais Alpins, la Pierre qu’Abotse, le Roc Champion à la Petite Dent de Morcles, l’Arête de l’Argentine, l’Arête Vierge, la Normale du Miroir (Alpes vaudoises) les arêtes des Aiguilles de Baulmes dans le Jura, l’Arête des Gastlosen (Préalpes fribourgeoises) ou l’Aiguille de l’M, la traversée de Midi-Plan, le Requin (Chamonix), notamment.
L’escalade casse-cou
L’escalade se pratique selon la règle suivante : toujours avoir trois points d’appui solides avant de bouger un bras ou une jambe, afin d’évoluer avec la plus grande sûreté tout en testant la solidité du rocher. Le premier de cordée doit être certain de ne pas tomber car toute chute entraîne un accident, souvent grave, parfois mortel. En effet, le matériel et les techniques offrent une sécurité relative. L’encordement, sans baudrier, se fait avec la corde attachée autour de la taille. Les pitons, à la solidité douteuse, sont rares dans les itinéraires. Le second de cordée tient simplement la corde d’une ou deux mains ou, mieux, il la passe derrière son épaule, tandis qu’il est simplement calé sur un replat, souvent sans autoassurage car de nombreux relais ne sont pas équipés. On place des cordelettes ou une boucle de la corde autour de blocs propices pour s’assurer bien que l’équipement n’est pas prévu pour retenir des chutes mais pour que le premier de cordée aide les suivants. Dans de telles conditions, une simple erreur peut entraîner la chute de la cordée. L’alpinisme fait la une des médias qui parlent de ce sport comme d’un jeu dangereux ou d’un sport de casse-cou. Même faciles, nos courses, qui étaient de sacrées aventures derrière notre papa, comportent souvent des passages délicats ou exposés, ce qui impressionne les deux enfants que nous sommes. Fatigue, frayeurs et pleurs font partie de ces journées marquantes en montagne. Heureusement, pendant la semaine à la maison, maman nous fait oublier les moments pénibles.
Tôt, notre père nous fait prendre conscience de la valeur des choses. Son salaire d’ouvrier suffit juste aux besoins de la famille et un travail accessoire lui permet de subvenir aux déplacements et aux loisirs. Afin de participer à cet effort, nous consacrons, pendant des années, tous nos mercredis après-midi au ramassage de papier, ferraille et chiffons que nous livrons avec une charrette à une entreprise de récupération. Selon papa, il faut économiser le moindre petit sou pour réaliser un maximum de choses. Ainsi, la même paire de chaussures, achetée trop grande pour durer longtemps, est utilisée pour la marche, le ski, la grimpe et aussi pour fixer les crampons lors des courses de glace. Marcel nous fait prendre conscience de l’importance du matériel comme étant une partie de notre corps. L’endommager est strictement interdit ! La corde est sacrée, il ne faut jamais marcher dessus et il précise : « C’est comme si j’écrasais vos doigts sous mes crampons. » Très tôt, il nous pousse à faire des appuis faciaux ainsi que divers exercices dont ceux de souplesse et d’équilibre. Certains soirs, nous partons courir un moment, cette activité est tellement peu courante à l’époque que des policiers, étonnés, nous arrêtent parfois pour des contrôles. Aux yeux des enfants, leur père est souvent une sorte de superman qui sait et fait tout. Le nôtre porte toujours un sac énorme, fait la trace dans la neige profonde, grimpe en tête, nous sort des pires situations, même du gros mauvais temps. De plus, il nous a inscrits dès que possible à l’Organisation de jeunesse du Club alpin suisse (CAS) pour participer à des week-ends et des semaines inoubliables dans les Calanques au sud de la France, au Trient (en Valais), à la Furka et au Susten, dans les Alpes bernoises et uranaises. En 1969, une opération au dos met notre père à l’arrêt pendant quelques mois, ce qui va nous laisser du temps pour découvrir d’autres aspects de la montagne.