L’ARGENTINE
Depuis longtemps, le Miroir de l’Argentine fascine. Grimpeurs ou observateurs ne s’en lassent pas. Son flanc nord-ouest, haut de 550 mètres, présente une vaste paroi calcaire avec le fameux Grand Miroir, haut lieu de l’escalade en Romandie, berceau de nos premières longues ascensions et de nombreuses nouvelles voies.
Comme déjà dit, notre père nous emmène dès 1968 à la
gravie en 2 h 45. Toujours rapidement car, selon lui, le temps est précieux, il nous fait découvrir les classiques d’alors : la le et le
Il nous initie aux enchaînements, à savoir deux voies dans la journée. Il nous apprend aussi à persévérer jusqu’au sommet, même quand les conditions sont mauvaises. Puis, sans lui, nous poursuivons l’exploration des lieux. Elle deviendra systématique. C’est à l’Argentine que nous réalisons que le rocher varie de très bon dans les classiques à très mauvais, voire pire et franchement dangereux ailleurs. C’est également là que nous apprenons à mieux lire ce rocher, c’est-à-dire à discerner sa structure, son relief et ses couleurs, sous divers angles, éclairages et périodes, afin de déceler dans un espace vierge la possibilité d’un nouvel itinéraire ou de déterminer dans le détail d’une fissure ou d’un trou quel piton placer rapidement et solidement. En ouvrant de nouvelles voies de 500 mètres dans le massif( nous découvrons la rudesse des bivouacs en paroi, prévus ou pas, avec leur ambiance sévère étant donné notre équipement limité. Malgré ces moments pénibles et frisquets, Yves est toujours le premier réveillé pour préparer le déjeuner et prêt à partir( Nous constatons surtout que nous sommes bien là-haut même si les sacs sont lourds, que le mauvais temps nous surprend, que l’itinéraire envisagé est trop dur ou casse-cou, que c’est parfois très éprouvant de continuer ou encore pire… quand il faut renoncer. En effet, la réussite de l’ascension prévue, qu’elle soit nouvelle ou pas, nous procure des sensations de plaisir de plus en plus importantes, surtout lorsqu’il faut braver l’inconnu, là où personne n’a été. Nous apprécions surtout de grimper en libre car on est plus rapide. Mais lorsqu’il faut planter des pitons, nous n’hésitons pas à le faire car notre but, c’est d’arriver absolument au sommet. À cette époque, les grimpeurs sont peu nombreux, les contacts limités et la communication rare. Certes, on échange parfois quelques mots sur l’ambiance, les beautés, le rocher, les pitons en place et ceux qu’il faut emporter, tandis que les cotations, bloquées au 6+ pour le libre et A3 ou A4 pour l’artif, sont sujettes aux interprétations les plus diverses, tout comme les techniques d’escalade. Nous réalisons également que nos prédécesseurs, avec leur équipement restreint, étaient d’une audace inouïe, ce qui force l’admiration et le respect et
nous pousse à mieux connaître l’histoire de cette activité. C’est un privilège de rencontrer des anciens de la région tels qu’Armand Moreillon, Adrien Veillon, Martin Muller, Georges de Rham, Loulou Boulaz, Carlo Jaquet, Claude Gollut, Léon Weissbaum, Pierre-André Froidevaux, sources d’informations aussi passionnantes que précieuses.
Délivrance
Le Sommet Central, point culminant du massif – 2 422 mètres – est isolé au milieu de l’arête de l’Argentine. Son flanc nord-ouest présente la paroi la plus austère et la plus haute des lieux, 550 mètres. Sa partie supérieure possède le plus extraordinaire pilier de toute l’Argentine, il est vertical sur presque deux cents mètres. Le 13 juillet 1977, avec Yves, nous longeons la base du Miroir sur la droite et traversons des gradins raides jusqu’au pied du grand dièdre par lequel démarre notre ambitieux projet. Plus haut, nous évitons une large fissure verticale et rectiligne par la gauche et poursuivons par d’autres faiblesses qui nous conduisent à une zone moins raide. De la Grande Vire, à mi-hauteur de la paroi, nous observons au-dessus de nous le formidable pilier. Il est très impressionnant et nécessitera probablement plus de matériel que prévu, dont des gollots (il nous en faudra six). De retour le 14 septembre, nous remontons cette fois la belle et large fissure. À la mi-journée, nous sommes à nouveau sur la Grande Vire. La partie supérieure est toujours aussi impressionnante. Nos sacs sont pleins de matériel, y compris des crochets, des copper-heads, des gollots et un tamponnoir. Mais le doute nous saisit et nous ne terminons pas le projet. Nous nous rabattons sur la légendaire qui démarre juste à droite par des vires ascendantes semblant défier la gravité. Dans un premier surplomb, en 5c tout de même, nous découvrons un clou de charpentier. Pour laisser de tels vestiges, les anciens avaient de l’humour et un sacré culot. Plus haut, sans que les difficultés ne diminuent, nous suivons des rampes douteuses qui exigent toute notre attention. Transpirants, nous ne remarquons plus la fraîcheur habituelle du flanc nord. L’arrivée à un relais est déconcertante. Un gros bloc bouge et c’est le seul endroit pour s’assurer. Nous essayons de planter des pitons, ce qui se révèle impossible dans cette zone soit compacte, soit pourrie. Préoccupés, nous nous contentons du bloc branlant. Un peu plus haut, une vire horizontale trop étroite entre deux pans de rocher lisse et vertical exige une reptation aléatoire sans assurage, à laquelle s’ajoute une frayeur lorsque le sac à dos glisse latéralement, retenu par une bretelle et créant un angoissant déséquilibre. Finalement, on arrive sur des gradins moussus. La suite ? Elle semble encore plus compliquée et inquiétante. Plus question de style pour affronter le dièdre terminal. Yves plante des pitons en choisissant les meilleurs en acier dur( et il se tracte pour franchir des dévers délicats. L’arrivée dans une niche salie par les choucas, bordée de grands murs verticaux et dominée par des surplombs, dégage une ambiance encore plus déroutante. Par où continuer ? Nous désobstruons à coups de marteau quelques pierres d’un trou dans le plafond qui donne accès à une grotte. De là, encore des surplombs. Voici qu’une étroiture conduit de l’autre côté de la montagne, juste sous le sommet. Nous sommes soulagés et vivants. Extraordinaires frères Muller ! Nous restons confondus devant l’incroyable audace d’Alexandre et de Martin, qui réussirent un itinéraire si engagé, cela déjà en 1934 ! Avec la au Rätikon, en 1933, ce sont les deux ascensions les plus difficiles de Suisse. En Romandie, il faudra attendre les années 1960 pour les égaler(
Trois ans après, le 8 septembre 1980, nous sommes à nouveau sur la Grande Vire afin de finir Cette fois, le pilier vertigineux nous semble moins impressionnant. Deux dièdres éloignés marquent le départ puis nous louvoyons en escalade libre et en artif. Comme d’habitude, nous n’avons rien emporté à manger et à boire. Les heures tournent et finalement l’après-midi tire sa révérence. Bien que le sommet soit à portée de main, plus nous montons plus il semble s’éloigner. La visibilité baisse, la fatigue et la lenteur augmentent. Dans la pénombre, Yves effectue une longueur délicate en traversée à gauche. Désormais, nous ne voyons plus rien, la nuit est totale. Sur les conseils de mon frère, je progresse avec beaucoup de précautions, terrorisé par le risque d’une chute. L’arrivée au relais est un immense soulagement, suivi d’une grande lassitude. On va mourir de faim, de soif et de froid, suspendus toute la nuit. À ma grande surprise, Yves démarre : « Assure ! » Soudain un cri, il est au sommet, c’est 23 h( Épuisés et déshydratés, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Un long et délicat retour nous attend encore, d’abord par l’arête puis par des gazons raides. Toujours sans lampe, nous rejoignons Solalex complètement crevés. Il est 2 h 30 !